01 mars 2015
(avec humor)
Perchée en arrière-scène à la hauteur de l'orgue, je me sens à peu près aussi à l'aise avec la musique que monsieur Jourdain avec la prose. J'ai beau essayer, j'ai beau me pencher, comme mes compagnons de rangée, les coudes sur la balustrade, la suite de Strauss reste hors de ma portée. On dirait que l'orchestre de chambre m'oblige à la garder : j'assiste au Bourgeois gentilhomme comme une commère depuis le balcon de la maison voisine. Le maître de cérémonie vient sur le pas de la porte jeter de la poudre aux yeux, avec un empressement qui le soulève sur demi-pointes, comme un vélo qui, en freinant, soulève sa roue arrière. Bah ! Arrosés de paillettes comme des pigeons de miettes, les violons reprennent de plus belle et, par les fenêtres, je devine l'agitation des laquais, couturiers et maîtres à danse, la valse viennoise ridicule des préparatifs pour une réception à laquelle je ne suis de toutes façons pas conviée. Vos beaux cieux d'amour mourir ne me font pas, belle Philharmonie.
La Symphonie n° 4 de Mahler devait être la suite de la 3e mais elle est devenue une symphonie à part entière, dont les titres programmatiques ont été effacés, sauf le dernier, parce que c'est quand même la suite de la Symphonie n° 3 ; le compositeur n'abandonne pas son style et ses innovations mais il n'en veut pas d'inutiles et les coule dans une forme plus classique que la critique pourra accepter ; le deuxième mouvement est émaillé de pointes d'humor toutes germaniques qui n'ont donc rien de comique ; le troisième mouvement se compose d'une mélodie « divinement joyeuse et profondément triste […] de sorte que vous ne ferez que rire et que pleurer1 » ; le quatrième mouvement décrit les saints des cieux sur un mode qui serait burlesque s'il n'était si respectueux, cultivant dans le potager céleste des voix angéliques là où un Rabelais aurait promptement torché une chanson à boire ; et quelque part dans tout cela, il fallait entendre l'ouverture des portes du paradis (loupé – la vie éternelle, c'est mal barré pour la mécréante que je suis) et admirer « le bleu uniforme du ciel » qui continue de briller alors que l'atmosphère s'assombrit. Bref, du pur Mahler ; une chatte n'y retrouverait pas ses petits ; ça rendrait fou Parménide.
Du coup, la notion de l'humor, présentée par le conférencier avant le concert, me paraît hyper adaptée à cette formidable bizarrerie. Jean Paul (non, pas Sartre, il avait la nausée) le décrit comme un « sublime inversé » : c'est le sentiment provoqué par la grandeur du sublime, mais à partir de petites choses, nous explique le conférencier. En fait, c'est un peu plus compliqué que ça ; je l'ai compris en lisant ça :
Humor is not sublime poetry, where the finite world loses its limits as the mind occupies itself with ideas that contain a higher purposiveness, but an “inverted sublime” (umgekehrte Erhabene), where the contrast between the finite and the infinite creates an infinity without purposiveness, “a negative infinity”, whose content consists only in the separation or contrast between the two.
Peter Banki, citant Jean Paul
L'individu romantique, fini par son corps, embrasse l'infini par l'esprit, il s'y confond et s'enivre du vertige des montagnes en prenant un air sombre et inspiré. L'humor apparaît lorsque la confrontation avec l'infini renvoie l'individu à sa propre finitude : au lieu de lui inspirer une puissance d'expansion mentale grisante, la grandeur du sublime le terrasse. Finie la communion avec la nature ; l'individu s'est fait casser :
However, unlike romantic poetry, humor implies a breach in the subject, where the finite world of the subject’s endeavors is measured against the infinite of the subject’s idea of reason. This causes laughter, a laughter mixed with pain.
Voilà pourquoi l'humor ne fait pas rire. Non seulement c'est le pendant du romantisme (et autant je peux être grave fleur bleue, autant je ne suis pas romantique dans l'acception germanique du terme), mais c'est son pendant négatif, qui ne le raille pas joyeusement mais exprime la souffrance de ne pas pouvoir l'embrasser. Le rire, dans ce cas, est la secousse qui vient briser les aspirations du sujet ; c'est le rire de celui qui se voit pleurer, un rire grinçant, grimaçant. Dans la symphonie de Mahler : le ricanement d'un violon accordé un ton trop haut. Qui se marre de ce que Kafka ne m'ait jamais fait rire. Que l'humour tchèque m'ait si longtemps échappé et m'échappe encore. Rira bien qui grimacera le dernier : je crois avoir enfin compris pourquoi je ne comprenais rien à l'humour à l'est du Rhin. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !
Mit Palpatine
1 Mahler himself, cité dans le programme.
12:09 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, mahler, strauss, philharmonie
21 février 2015
Stabat mater, gaudebat sorex
Les ors du théâtre des Champs Élysées après les bruns de la Philharmonie, la douceur indécente du pull de Palpatine, la chaleur des voix humaines... Ce Stabat Mater de Dvořák a pris des airs de Suave mari magno, la non-traduction du latin aidant à mettre à distance les souffrances chantées. De là où j'étais, tout n'était que douce beauté ; je n'ai même pas pensé à aller à la pêche aux métaphores et, de fait, n'en ai pas rapporté. De ce concert, je me contenterai (avec contentement) de dire que j'y assisté. Amen.
Pardon : AaaaAAAaAaaaAaaaamen.
23:06 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, tce, stabat mater, dvořák
Up and Down
Des hauts et des bas, il y en a, dans cette adaptation par Boris Eifman de Tender is the night. N'ayant pas lu le roman de Francis Scott Fitzgerald, il m'est aisé d'en donner un résumé simpliste d'après la trame du ballet : un psychiatre épouse une riche patiente en plein transfert et sombre peu à peu dans la folie tandis qu'elle redevient autonome et profite d'une fortune au contact de laquelle son mari s'est perdu. Des fous (comme médecin) chez les fous (comme patient) : retour à la case départ – en passant par les années folles, car il est dit du roman qu'il « mêle avec génie le clinquant à l'intime ». Le ballet de Boris Eifman fait exactement le contraire : il les dissocie au point d'évoquer la schizophrénie de son héroïne. D'un côté, les up : la société des années folles, les airs jazzy, les scènes de groupes endiablées ; de l'autre, les down : le couple et ses fantômes (père incestueux, double schizophrénique), un lyrisme romantique, des pas de deux déchirants. Face au ballet très décousu qui en résulte, je prends vite mon parti : brûler la soirée par les deux bouts et profiter éhontément de ces corps qui embrassent aussi bien le show off façon Matthew Bourne que l'expressionnisme à la Mats Ek – il n'y a vraiment que les danseurs de Boris Eifman, probablement parmi les meilleurs danseurs classiques qui soient, pour donner corps à cet improbable mélange de comédie musicale et de contemporain.
Je ne suis pas bon public : je suis amoureuse. Je me fiche des faiblesses de la chorégraphie, je m'en fiche, je m'en contrefiche, si vous saviez – je les vois, j'ai cette lucidité, mais je suis aveugle à mon exigence, mon intransigeance habituelle : je suis amoureuse et j'aime les ballets de Boris Eifman avec leurs défauts, à en devenir de mauvaise foi ; j'aime ses interprètes de folie, leurs corps élastiques et puissants, qui n'embrassent rien qu'avec la fougue de l'âme slave, fervente, rageuse, comme si leur vie, leur santé mentale, en dépendait – et ils sont fous, assurément, fous à délier, à délirer, à admirer, éperdument. Lyubov Andreyava... *soupir*
Le divertissement ne me contente pas, mais je fais avec, j'essaye de ne pas me faire détourner de ce bouillonnement un peu brouillon, bouillonnement de qui désire toujours plus de sensations, de mouvement, de vie et qui le désire avec violence. C'est le galbe d'un mollet, Lyubov Andreyava, d'une jambe le long de laquelle on remonte avec angoisse, Lyubov Andreyava, le cou-de-pied qui fait tourner la tête, un dos reptilien, des épaules superbes... c'est un regard fiévreux, surtout, brillant, presque malade.
Ce sont de grands malades, oui (l'asile pour la deuxième fois, après Rodin et Camille Claudel), magnifiques. Les femmes surtout, Lyubov Andreyava surtout – à ne plus savoir si l'on voudrait être comme elle ou auprès d'elle (désir d'imitation ? désir ?). Pour une fois, les danseuses sont femmes, des femmes au comble de l'élégance (ah ! Maria Abrashova !) – même lorsqu'elles nous font rire, comme dans cette scène de cinéma muet, surjouée puis projetée en accéléré par une star Cléopâtre et son gladiateur de César (ou était-ce Marc Antoine ?). On se croirait un instant dans la Cendrillon de Noureev, à la différence près que, mais oui, c'est drôle.
Les robes, aussi, y sont pour beaucoup – si belles qu'on n'ose même plus parler de costumes ; je commanderais bien une demie-douzaine de modèles. Il y a le glamour ultime de la longue robe rouge fendue, mais peut-être encore plus la simplicité de cette robe à dos de goutte d'eau, qui dégage les épaules, prêtes à être attrapées, à donner force et puissance aux bras qui assurent la tension avec l'autre, sans cesse attiré, repoussé. Difficile de parler de portés tant toute la surface du corps est sujette à devenir zone de contact, d'appui ou d'élan (cette image persistante du pied flex qui se repousse de la cuisse, pliée, du partenaire...). Les corps entremêlés... C'est moins organique dans Up and Down que dans Rodin, mais cela joue toujours sur le registre du plaisir. Plaisir de voir, de se gaver, de se gorger, de ces corps pleins de vie. Au diable les aléas de la chorégraphie.
12:22 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, tce, boris eifman, up and down
15 février 2015
Grande messe un peu morte
Au premier balcon de la Philharmonie, je retrouve l'esprit des images de synthèse diffusées pour communiquer sur le lieu, sans l'impression de gigantisme qu'elles donnaient (si ça se trouve, c'est comme Bastille, qui paraît immense vue de la scène et d'une taille plus raisonnable depuis la salle). Avec le plafond du second balcon au-dessus de nous et les volumes vides qui contournent le renfoncement du balcon blanc sur le côté, on se croirait à l'intérieur d'une contrebasse. Du coup, je comprends mieux le choix des couleurs, que je persiste à trouver un peu tristounettes : les bois des instruments ont quelque chose de plus chaleureux ; il n'y a qu'à voir celui de certains violoncelles, qui tire sur le rouge.
Le jaune tristounet déteint un peu sur la Grande Messe des morts de Berlioz, alors même qu'un choeur immense emplit l'arrière-scène et que l'Orchestre du Capitole Toulouse est dirigé par un Tugan Sokhiev qui dépote. Contrairement aux solistes de la veille, le choeur s'entend, mais il ne touche pas ; on ne sent pas le grain des voix, ce grain qui d'habitude suffit seul à me mettre en transe. Plus réjouissant sont les cuivres disposés aux quatre coins de la salle (de chaque côté de l'arrière-scène et du premier balcon, où je me trouve heureusement), qui croisent le son comme on croiserait le sabre laser. J'hallucine des diagonales de Willis dans le volume vide au-dessus de l'orchestre.
Parmi les plus beaux moments, il y a cette espèce d'effroi blanc, moment où l'horreur se dit dans un murmure du stupéfaction. Passé l'effet saisissant, je remarque que c'est une construction récurrente : comme pour un sauvetage en mer, les femmes d'abord, les hommes ensuite – de la stupeur au tremblement. Sauf qu'on ne tremble pas. Ou, si vous préférez, selon l'expression palpatinienne consacrée, le frissonomètre ne décolle pas. Tout se passe comme si, pour clarifier le son, on l'avait épuré de tout ce qui le rendait vibrant. Aussi étincelante soit-elle, à l'image de ses cuivres formidables, la messe est aussi morte que ceux qu'elle célèbre.
23:09 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, berlioz, philharmonie