29 novembre 2016
Toc, toc
Lou Sarabadzic a commencé à exister un jour dans le journal de Guillaume Vissac. Une phrase, un extrait, je ne sais plus, m'a fait dire : ah tiens. En lien, son blog, où elle écrit des choses très simples et très fortes en lien avec son père. J'ai retwitté presque tous les posts. La groupie s'est fait remarquer et je me suis enferrée dans le vouvoiement - parce que je ne sais pas vous, mais moi je dis vous à un auteur. J'étais entre-temps tombée sur un article présentant le thème de son roman.
Mon ah a changé de tonalité. Parce que voyez-vous, cela fait plusieurs mois que j'ai un mal fou à quitter mon studio sans tout recompter. Je pourrais dire "vérifier", mais ce ne serait pas juste. Ça l'a été au tout début, après avoir découvert que Palpatine avait laissé un mince filet couler toute la journée dans la baignoire. Maintenant, je ne vérifie plus tellement. D'abord parce qu'à vérifier si le robinet est bien fermé ou la plaque de cuisson bien éteinte, je risque de le rouvrir, de la rallumer. C'est le drame du scientifique, le drame kantien du noumène qu'on ne connaîtra jamais, notre présence risquant d'affecter l'expérience qu'il faut pourtant être là pour constater. Vérifier n'assure d'aucune vérité. Du coup, je ne vérifie plus : je compte. Je compte les vérifications. Comme il y en a plusieurs, ça se recompte. Ça se psalmodie. La vérification rationnelle s'est muée en incantation conjuratoire.
L’électroménager se compte par trois (micro-ondes, four, plaque de cuisson), l'appartement par quatre (magie de la névrose, le studio se trouve pourvu de quatre pièces : pièce à vivre-dormir, cuisine, salle de bain, entrée - sauf le soir, quand je vais me coucher, ça se compte par trois parce que je suis dans la quatrième pièce) et le compteur d'eau par cinq (alors qu'il est tout seul, oui). Mais en fait, tout se compte par huit, parce que chaque ensemble de vérification doit être répétée huit fois très vite, avec césure à l'hémistiche et l'intonation qui redescend (important l'intonation : si elle ne redescend pas à la bonne occurrence, il faut repartir pour un tour).
(Ça doit, il faut. L'impératif hypothétique a disparu dans la forme impersonnelle.)
Huit fois très vite, parce que je suis limite en retard pour aller bosser (décaler régulièrement le réveil dans le sens des aiguilles de la montre n'aide pas), parce que j'ai très envie d'aller dormir, et parce qu'avec un peu de chance, surtout, je prendrai l'irrationalité de vitesse ; le doute, l'angoisse n'aura pas le temps de faire sa réapparition, j'aurai déjà fermé la porte. Une fois la porte fermée (et secouée pour être sûre qu'elle est bien fermée), le doute est enfermé, je n'y pense plus, pas une seule fois, pas même une micro-seconde, au cours de la journée. C'est très circonscrit. C'est reposant. Sauf quand il faut partir en voyage et vérifier pour plusieurs jours à la fois, sans savoir si à mon retour, je trouverai une fuite d'eau, des mites dans mon placard, ou le robinet d'arrivée d'eau coincée (mais la dernière fois, en rentrant de Londres, il ne s'était rien passé ; c'est encourageant).
Après une mini-crise d'angoisse pré-départ, je me suis dit que voir un psy ne serait peut-être pas une mauvaise idée. J'ai lu un peu sur les différentes thérapies ; j'ai googlé quelques médecins ad hoc au pifomètre ; j'en ai trouvé un près du bureau (pas chiant) qui tient un blog (volonté d'expliquer*) et a travaillé avec des danseuses (il y a des traits de caractère récurrents) ; je n'y suis pas allée. Pas légitime et puis tiens, ça va déjà mieux. C'est vrai, ça varie selon le moral. Je réussis à endiguer le truc. D'ailleurs, j'ai factorisé la vérification des robinets en écoutant l'arrivée d'eau. Cela évitera des bousiller les joints en les serrant trop fort. Le seul hic, c'est qu'autant vérifier qu'une chose est (ceci, cela ou juste là), c'est facile ; autant vérifier qu'une chose n'est pas ou n'est plus, ça l'est moins. Le petit bruit que j'entends, là, qui vient de chez les voisins, ce ne serait pas un robinet mal fermé chez moi ? S'il le faut vraiment**, j'ouvre le rabat : les chiffres ne bougent pas ; les chiffres ne mentent pas. Même si. Ils ne veulent rien dire. Un deux trois quatre, un deux trois quatre / un deux trois quatre, un deux trois quatre. Dans son roman, Lou Sarabadzic les écrit en toutes lettres, les chiffres : parce qu'ils se disent ; il faut le temps de les prononcer, pas comme des chiffres arabes qu'on lit en diagonale.
J'endigue, c'est vrai, je vais bien. Les mécanismes psychologiques sont longs à décrire, mais les comptes matinaux ne prennent que quelques minutes. Cela semble une éternité pour Palpatine qui attend à l'ascenseur en levant les yeux au ciel, mais ce n'est rien comparé à l'ampleur que cela a pris pour Lou-narratrice. J'ai lu, effarée, en comprenant sans comprendre les vérifications incessantes en journée, les aliments qu'il faut manger cru dès fois que la maison prendrait feu en tentant de les cuire, le feu qui pourrait partir dans la poubelle, les images de bébé mort-né sous le bureau, responsabilité avortée, et la crise de panique rouge rouge rouge qui serait de la folie si l'on y était extérieur. Mais on n'y est pas extérieur. Par ses litanies, Lou Sarabadzic nous incorpore dans sa psyché, délicatement, comme des blancs en neige. Les répétitions rassurent : peu à peu, on se repère et même, on entrevoit, on saisit une logique, la logique de l'irrationnel. Celle où les répétitions qui rassurent augmentent l'angoisse qu'elles créent. Où les hypothèses catastrophiques ont des coefficients de probabilités improbables. Lou fait ça très bien, dans une langue claire, très claire, limpide même, même au sein de la confusion la plus totale. Elle expose (comme elle s'expose, elle) la logique de cette irrationalité, qui n'est pas de la folie mais une rationalité dévoyée, hégémonique, qui immisce ses articulations logiques là où il ne devrait rien y avoir, pas de si donc il faut je dois.
Alors, non, le comptage des lumières éteintes et des robinets fermés n'est pas rationnel, merci, je suis au courant. Mais en fait, si, il est rationnel, beaucoup trop rationnel ; c'est même de là qu'il tire son irrationalité : de vouloir que tout soit rationnel. Parce que le rationnel est contrôlable. Folie que de vouloir tout contrôler. Là, oui. Folie.
L'histoire de Lou m'a fait l'effet d'une douche froide. Je vérifie en dilettante, depuis. C'est la partie immergée de l'iceberg, j'en suis consciente. Manifeste, facile à identifier… ce n'est pas le problème. Le problème, c'est psychokhâgneuse, que je croyais morte et enterrée parce qu'elle n'avait plus l'occasion de peaufiner son perfectionnisme négatif dans le travail. Que dalle. Elle a profité d'un oubli de Palpatine pour se trouver un nouveau terrain de jeu. Vérifier que tout est bien éteint et fermé, c'est cool, ça. Plus rien à peaufiner, plus d'à côté avantageux, c'est gratuit - de l'angoisse esthétique, messieurs dames.
Dans son roman, Lou Sarabadzic commence par la fin, par le soulagement d'être guérie. Enfin le début de la fin, parce que la fin a lieu à Douze et l'on commence à Dix. Les chapitres sont numérotés (forcément, il faut compter) et dédoublés (forcément, il faut recompter) : Cinq, two, deux, five. Il ne faut pas trop chercher. C'est organisé pour nous perdre juste ce qu'il faut, pour faire naître le sens là où on commence à le perdre. Ça alterne : le quotidien, le passé, les crises légères se racontent en parallèle de LA crise et du processus de guérison. Manière de montrer la rationalité opérant au sein même de l'irrationalité, et partant, la continuité du sujet : certes, Lou guérie n'est plus la Lou paniquée, mais elle reste Lou ; l'autre n'est pas disparue, elle a appris à vivre avec.
Continuité. La khâgne a été un catalyseur, mais psychokhâgneuse existait avant la khâgne, avant l'hypokhâgne. A six-sept ans, il fallait que les deux pattes de mon nounours soient exactement à la même hauteur pour que je puisse m'endormir sans que l'univers soit réduit en cendre par le soleil-supernova - à la même hauteur, la main à niveau à bulles. Une fois, j'ai piqué une crise de nerfs parce que je me suis aperçue, une fois le collier de perles fini, qu'il manquait une perle bleue au milieu - quatre bleues, une jeune, une bleue, une jaune, quatre bleues (tu m'étonnes que j'ai explosé le test d'entrée au master informatique, les perles perfectionnistes, ça te rend capable de compléter n'importe quelle suite logique). Trois bleues, c'était intolérable. J'ai piqué une crise, je me suis fait engueulée et le lendemain matin, ma super-maman avait refait entièrement le collier. Avec trois perles bleues sur tout le collier. Je l'ai remerciée avec un gros bisous, j'ai attrapé le fil, enlevé toutes les perles et recommencé le collier avec quatre perles bleues. Il devait falloir beaucoup de self-control à ma mère pour ne pas me mettre des claques. Ce caractère de cochon m'avait abonnée aux 20/20, c'était déjà ça.
Les litanies ont toujours été là (demi-pointes, pointes, collants, justaucorps). La pensée magique aussi : "Si je réussis deux tours, je serai prise à l'audition". Deux tours parfaits, moral boosté ; deux tours ratés : on efface, ça ne compte pas, je ne suis pas superstitieuse, moi. Cela ne coûte pas grand-chose de recommencer - un magazine froissé de temps en temps, parce que la tête qui tourne, à force. Encore aujourd'hui, j'attrape régulièrement un "bien, les tours" au cours de danse ; c'est déjà ça.
(Je me souviens de ma surprise en découvrant la pensée magique dans un film de Lelouche puis dans l'adaptation d'Un long dimanche de fiançailles : si j'arrive au phare avant que…, alors… Je n'étais donc pas la seule à pratiquer cette superstition à laquelle on ne croit pas, qui n'en est pas moins honteuse pour cela.)
Le perfectionnisme a toujours été là. C'est un trait de caractère. Que j'aime bien, c'est ça le pire. Et qui s'accuse avec l'âge. Ah non pardon, c'était ça le pire. Faudrait pas que ça empire. Alors j'essaye de faire plutôt que de faire bien, parce qu'à vouloir faire bien, je veux faire mieux et ne fais plus rien. Better done than better. Chez nous, on dit : mieux vaut la laisser morveuse que de lui arracher le nez. Je vais le répéter à psychokhâgneuse : t'entends ça, morveuse ? Jusqu'à ce que morve s'ensuive.
Bien sûr qu'on a peur de mourir quand on n'a pas encore vécu.
J'ai retourné la phrase dans tous les sens, persuadée qu'elle n'était pas dans le bon, qu'elle inversait causalité et conséquence. Mais non, c'est bien ça. Soulignant à quel point il est absurde de ne pas vivre (pleinement) parce qu'on a peur de mourir et que donc (causalité erronée) il ne faut pas se louper, il faut que cela soit parfait *du premier coup*.
Ma bonne et unique résolution de la nouvelle année sera : s'entraîner à rater.
Comme il y a Noël avant, vous pouvez offrir, vous offrir ou vous faire offrir le roman de Lou : La Vie verticale, chez publie.net, moins de 6€ en version ePub.
* Je déteste quand quelqu'un fait à mon adresse usage d'un savoir que je n'ai pas et qu'il ne fait pas l'effort d'expliquer. Oui, vous, les médecins imaginaires…
** Parfois, je suis faible : au lieu de prendre sur moi pour ne pas vérifier, je débranche la prise. Là, voilà, c'est éteint.
23:08 Publié dans La souris-verte orange, Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la vie verticale, lou sarabadzic, toc
27 novembre 2016
Les Animaux fantastiques
What, what, what, un film prenant pour prétexte Les Animaux fantastiques de J.K. Rowling ? Pourquoi ne pas avoir écrit un nouveau roman ? Pourquoi avoir traversé l'Atlantique pour planter le décor à New York ?
Ce prequel-spin-off-on-n'en-sait-encore-rien permet de prendre le relai d'Harry Potter avec des héros qui ont globalement l'âge auquel on avait abandonné Harry, Ron et Hermione (de jeunes adultes, à l'image du public qui a grandi avec la série), tout en effectuant un salutaire saut dans le passé, à rebours de notre époque technophile (parce qu'il faut bien avouer que le hibou reste moins efficace que le téléphone portable… dont on ne trouve trace ni dans les livres ni dans les films, quand on y pense). Les années 1930, elles, fournissent la pointe d'archaïsme nécessaire pour que le monde des sorciers reste magique : l'esthétique rétro fonctionne à merveille, les manteaux des enquêteurs old-school se confondant avec les capes des sorciers.
Et voilà notre réponse. Si la romancière s'en est cette fois-ci tenue au scénario, c'est pour la simple et bonne raison que ses références sont tirées du cinéma. Les Animaux fantastiques fonctionnent autant en référence à l'univers d'Harry Potter qu'à celui des vieux policiers (côté moldu de la force) et des super-héros de nos jours (magie, magie). Le voyage jusqu'à New-York était donc obligé : au cinéma, la fin du monde commence toujours à New-York - qui a, il faut bien l'avouer, la destruction cinégénique. Et la reconstruction peut-être davantage, car les sorciers retapent la ville en "rembobinant" les dégâts. Les emprunts ont souvent l'aspect de grosses ficelles (la pluie d'antidote sur la ville comme dans Batman), mais versent d'autant plus délicieusement dans la parodie (fou rire avec le ralenti sur le vol du cafard, comme une balle de revolver dans un film d'action - "the bug in the teapot, the bug in th teapot").
L'esthétique et le traitement archétypal des personnages m'ont parfois fait penser à The Grand Budapest Hotel, où les sombres magouilles sont contrebalancées par des scènes joliment-tendres-à-outrance. Dans Les Animaux fantastiques : la scène finale de la boulangerie et, plus tôt, la préparation d'un repas où l'on croirait voir Merlin l'enchanteur cuisiner un cake d'amour. Le découpage en trilogie permet en effet de s'octroyer des pauses dans la narration, et le film ne s'en prive pas. L'exemple le plus flagrant en est la visite de la valise-zoo, où l'on découvre les bestioles énumérées dans le guide prétexte du film. Autant les chimères me plaisent assez, autant je trouve assez moches celles qui semblent moins résulter d'une combinatoire que d'une paresseuse greffe de matière graisseuse prélevée sur Jabba the Hut (le rhinocéros avec du bide libidineux sur le nez, sérieux…).
Malgré ces petits plaisirs coupables, le film reste (très) intelligent, dans ce que l'on devine être son architecture comme dans de petits détails. Parmi ces derniers, l'opposition entre Britanniques et Américains est rendue de manière particulièrement savoureuse, entre particularités lexicale (muggle versus no-maj, no-magic, quoi) et rivalité universitaire (Hogwarts-Oxford versus l'Ivy league sorcière)(sans compter le réflexe teapot de Newt, digne de la tasse d'Arthur dans The Hitchhiker's Guide to the Galaxy). Le secteur bancaire en prend également pour son grade : "il faut protéger la banque", dit le banquier qui refuse d'accorder un prêt, alors que la caméra adopte un angle qui fait admirer le confort luxueux du bureau… (Palpatine, qui galère à financer le développement de se start-up, est resté imperturbable.)
Dans un registre moins anecdotique, le film nous livre une nouvelle métaphore psychologique très réussie : après les death eaters qui manifestaient les origines de la dépression, on découvre l'Obscurus, une force destructrice qui se développe à partir du refoulement de leurs pouvoirs chez les sorciers brimés. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le retour du refoulé fait des dégâts ; ça défoule comme une baston de Bruce Willis. Les dégâts sont peut-être moins considérables, cependant, que ceux qu'occasionnerait la politique du pire prônée par un certain Gellert Grindelwald, excédé de devoir vivre caché des moldus, lesquels sont mûrs pour repartir dans une période de chasse au sorcières. Ce contexte politique de maccarthysme latent devrait, à n'en pas douter, constituer le plat de résistance des épisodes à venir…
Last but not least : une galerie de personnages à peine croqués qu'ils sont déjà hyper attachants. Inutile de vous dire que je suis déjà amoureuse de Newt-Eddy Redmayne, qui a l'amour des bêtes de Hagrid mais la tête de Hugh Grant jeune (en vaguement roux, dix points supplémentaires pour Gryffondor). J'aime aussi beaucoup la bouille de Tina-Katherine Waterston, pas jolie au sens fade d'Hollywood, mais des idiosyncrasies expressives (qui me font très fort penser à mon amie V.). Plus inattendu est le personnage du No-Maj Jacob (Dan Fogler), que l'on l'on aurait spontanément traité de gros plein de soupe et qui se révèle un adorable boulanger. Réussir la transmutation du mépris et de la moquerie en tendresse… la magie n'est pas toujours là où on le croit.
16:54 | Lien permanent | Commentaires (0)
Le pas de côté de Polina
"J'ai vite compris qu'il ne fallait pas m'attacher au beau mais au mouvement" raconte Bastien Vivès à propos de sa bande dessinée Polina. L'adaptation au cinéma par Valérie Müller et Angelin Preljocaj suit ce précepte, évitant ainsi les principaux écueils des films-de-danse.
X Le scénario, téléphoné, prétexte aux scènes dansées
Le scénario de Polina est tellement peu prétexte à des scènes dansées que le parcours artistique qu'il retrace ne devait même pas, initialement, être dansé. "Au départ, explique Bastien Vivès dans Illimité, je voulais faire le récit d'apprentissage d'un dessinateur mais dessiner des gens qui dessinent, ça ne marche pas. La danse se prête mieux au dessin."
Dans Polina, aucune scène de danse n'est gratuite* et c'est en cela que le film est fidèle à la bande dessinée, malgré des modifications substantielles. On remarque assez vite l'ajout du background familial qui, malgré son côté spectaculaire (les activités du père ne sont pas franchement légales), modifie assez peu les choses** : la rigueur de la société fait écho à celle de la discipline classique. La modification de la temporalité, pourtant moins visible, a peut-être davantage d'impact : dans la bande dessinée, Polina est étoile lorsqu'elle décide de tout quitter ; dans le film, elle vient d'être acceptée au Bolchoï (c'est moins long et pourtant, il y a déjà une concaténation-confusion entre l'école de sa jeunesse, l'école du Bolchoï et le Bolchoï). Ce n'est plus une artiste au fait de sa gloire qui part, mais un jeune espoir qui se détourne de ce à quoi elle a à peine goûté : le goût du risque tend à prendre le pas sur le désir - non pas celui, amoureux, qui ferait de Polina une tête tournée tête brûlée (elle partira avec ou sans lui), mais l'insatisfaction existentielle. Le désir : regret d'une étoile perdue…
Dans le film, tout a du sens, même et surtout son absence. Lorsque Polina se plaint à Bojinsky, le professeur redouté de son enfance, d'avoir l'impression d'enchaîner des gestes et de ne pas danser, celui-ci se montre satisfait : c'est la marque des grands que de ne jamais l'être. Sur le moment, on croit qu'il s'agit d'une banale remarque sur le perfectionnisme du danseur - elle évacue le problème, qui se repose plus tard, avec plus d'acuité, lors d'une audition où Poline montre qu'elle sait danser à grand renfort d'extensions de jambe. "Des bras et des jambes, j'en vois toute la journée", lui assène le chorégraphe, qui aimerait autant qu'elle ne danse pas. Désorientée mais pleine de ressource, Polina s'étend à terre, extatique. "Non, ce n'est pas non plus ça." Mais c'est quoi, ça, à la fin, qu'on lui demande et qu'elle cherche en passant d'un professeur puis d'un chorégraphe à un autre ? C'est toute la différence qu'il y a entre vivre et exister. Du sens. Qu'on ne peut pas trouver, parce qu'il faut le construire. Seul moyen de transmuter la gesticulation en geste.
Cette quête de Polina fait écho à l'un de mes questionnements en tant que spectatrice. Parfois, j'oublie pourquoi j'aime tant la danse et me retrouve soudain perplexe, plus perdue qu'un néophyte : pourquoi diable les danseurs font-ils ces pas, là, sur scène ? ces pas-là et pas d'autres ? sais-je encore pourquoi je les regarde si je gratte les couches sédimentées de causalité, l'achat du billet, le nom du chorégraphe, ma pratique d'amatrice ? Coupure de balletomanie. J'ai perdu le sens sous l'habitude. Il suffit généralement d'un ballet, mais d'un ballet que l'on peut attendre longtemps, pour que les questions soient balayées d'un revers de main, sous l'évidence des corps.
X Les acteurs, mauvais danseurs, ou vice-versa
Casting au top, avec un chiasme parfait : les acteurs ont été sérieusement formés à la danse (contemporaine), et les danseurs (classiques) se révèlent bons acteurs. Parmi les premiers, on trouve Niels Schneider, crédible en danseur contemporain issu du classique (ruse de réalisation : on le découvre dans les vestiaires du Bolchoï) et Juliette Binoche, que je regrette de ne pas avoir vue sur scène avec Akram Khan tant elle est convaincante en chorégraphe-maîtresse de ballet.
En sens inverse, Jérémie Bélingard, que l'on n'avait pas vu autant danser depuis un moment, découvre à l'écran un charisme que je ne lui ai jamais connu sur scène (je comprends enfin qu'on puisse crusher sur lui), et Anastasia Shevtsova, jeune recrue du Mariinsky, a un cou-de-pied à se damner et un jeu qui sonne juste (même si elle est loin de dégager la même sensualité que le danseur étoile).
Last but not least : Veronika Zhovnytska, qui joue Polina jeune, a la discrète beauté lunaire des introverties au caractère bien trempé. Lorsque l'on passe à la Polina jeune adulte, je mets du temps à m'acclimater : la détermination de la gamine s'est diluée dans les yeux globuleux d'Anastasia Shevtsova ; sans lumière lunaire, sa Polina paraît essentiellement butée. Visage fermé, impénétrable. Russe jusqu'au bout des pointes. (D'une manière générale, les apprenties danseuses russes ne respirent pas la joie de vivre dans les documentaires…)
X Les scènes de danse filmées de manière plate, la caméra remplaçant le spectateur ou le miroir
Même si Angelin Preljocaj profite du film pour caser un extrait d'un de ses ballets, c'est bien avec la caméra qu'il y est chorégraphe. Sans partition pré-existante qu'il craindrait de perdre, le couple de réalisateurs s'autorise à trancher les corps, dans le vif, par un recours fréquent au gros plan. Et pas sur les pieds (ou si, une seule fois, pour montrer la labeur, le parquet brut et les pointes abimées, loin du glamour fétichiste). Les plans rapprochés montrent bien que le sujet n'est pas la danse, mais les danseurs, les personnalités qui se construisent dans le mouvement. Les gros plans et les angles décalés permettent en outre de masquer d'éventuelles faiblesses techniques lorsque c'est nécessaire. Le concours d'entrée de Polina à l'école du Bolchoï est ainsi filmé depuis les cintres : on masque ainsi une variation de la claque qui ne claque pas franchement… tout en montrant que le concours est joué d'avance pour super-Polina.
Toujours en mouvement, parfois à l'épaule, la caméra participe de la danse ; elle la crée bien plus qu'elle ne la filme.
En studio, troisième danseur invisible.
Dans la salle, lorsque Polina découvre Blanche-Neige : le pas de deux auquel elle assiste devient pour ainsi dire un pas de trois, ses yeux brillants mêlés au désir des corps qui les ont écarquillés. Le procédé est classique (on trouve une scène similaire dans Nijinsky, que je découvrais la veille…), mais efficace lorsque les champs-contrechamps sont bien montés.
En extérieur, aussi, surtout, avec deux très belles scènes : Polina enfant, sur le retour de l'école, dans la neige, et Polina adulte, sur le quai d'un port industriel. Deux travelings comme une traversée des âges.
X Le ton tutu la praline
Pas de cliché rose, de mièvrerie tutu la praline : lorsque Bojinsky réclame davantage de grâce de son élève, il le fait en gueulant.
Pas de cliché noir, non plus (le pendant du rose) : l'anorexie est un non-sujet (pas de scène de repas, une danseuse au visage rond, mince sans être maigre) et la souffrance physique, sans être niée, est évacuée (un unique ongle cassé, prétexte pour le partenaire à changer de sujet - pas le sujet en lui-même, donc).
Le bon sentiment est tué dans l’œuf pour la simple et bonne raison qu'il n'y a pas de couronnement. Pas de danseuse étoile. Pas même de danseuse au Bolchoï-la-plus-grande-compagnie-de-Russie (Mariinskyphiles évincés). Le bon sentiment est obligé de dégager lorsque Polina fait un pas de côté, lorsqu'elle part pour tenter de se construire dans une autre discipline et d'autres cadres, moins prestigieux.
Qu'elle le fasse plus tôt dans le film que dans la BD souligne la force de son choix ; dans la bande dessinée, on pouvait avoir l'impression qu'elle se sabordait. Ma lecture s'était accompagnée d'incompréhension (pour quoi fait-elle ça ?) et d'amertume (mais pourquoi ?). Quand quelqu'un a ce que vous désirez et à quoi jamais vous ne pourrez parvenir, vous ne comprenez pas comment il peut s'en détourner. Alors que cela devrait entraîner un soulagement (ce désir n'était pas tout), cela vous met en colère : ce caprice d'enfant gâté vous empêche soudain de vivre par procuration. Parce qu'elle ne se manifestait pas sous la forme de la jalousie, j'ai mis du temps à identifier cette réaction chez moi : je savais entretenir une certaine nostalgie ; je ne pensais pas qu'elle pouvait se traduire par du ressentiment. Je m'en suis aperçue un jour que je regardais avec Palpatine un documentaire sur des apprentis danseurs de comédie musicale ; on faisait un peu autre chose en même temps, je crois, enfin on était assez détaché du truc pour le commenter à voix haute et je me suis aperçue de la dureté de mes remarques, pire que celles de certains de leurs professeur, lorsque Palpatine s'est exclamé "mais ce sont des gamins !" - des êtres en pleine (dé)formation. Prise de conscience lente : en vouloir à ceux qui n'ont que faire d'avoir réussi là où vous avez échoué, c'est comme de dire à quelqu'un de dépressif "tu as tout pour être heureux". Cela se comprend mieux dans le film, ou avec le temps, allez savoir.
Là, on est surtout admiratif du courage de Polina, et désolé qu'elle soit paumée, à toujours essayer de comprendre ce qu'on attend d'elle, alors que le véritable enjeu est de découvrir ce qu'elle attend d'elle et de la vie. Son parcours montre la difficulté à se couler dans les pas des autres tout en trouvant un sens à ce que l'on fait. La tentation est grande de toujours chercher à plaire aux autres, sans se demander qui l'on veut être (alors qu'on ne leur plaît souvent que lorsqu'on a cessé de vouloir leur plaire). Polina se sauve de ce cercle qui se mord la queue en deux temps : d'abord en abandonnant le classique et le Bolchoï, puis en suivant le conseil implicite de la chorégraphe contemporaine qui lui reproche d'être trop centrée sur elle-même, sur son travail, quand ce qui fait un artiste, c'est son regard sur le monde.
En cessant de vivre pour danser, Polina finit par retrouver un sens au mouvement. Il jaillit à nouveau de lui-même, en séance d'improvisation, comme, petite, sur le chemin de la maison. La scène finale, très belle, fait ce pont entre l'adulte et l'enfant, par-delà l'errance. C'est pour ainsi dire la seule scène de danse filmée de manière frontale, suggérant le cadre d'une représentation en l'absence de tout contexte. Pas de coulisses, pas de théâtre, pas de spectateurs : l'intimité se partage sans s'exhiber. Le contexte se comprend et s'oublie ; d'une glissade, on passe de l'anecdotique (de la représentation) au symbolique (du souvenir), du décor à la forêt qui l'a inspiré. Le cerf qui s'était agenouillé devant Polina lorsqu'elle avait accompagné son père à la chasse, enfant, revient comme un patronus de ce père décédé et déçu de l'avoir tant rêvée danseuse étoile. Polina s'est retrouvée et s'est du même coup trouvée. Le cliché consisterait à dire qu'elle danse avec son âme, mais c'est plus simple et plus complexe que cela : elle a retrouvé ce qui l'animait enfant.
* "des scènes dansées qui prennent littéralement en charge le récit" J'imagine que c'est pour cela que Le Monde fait le parallèle avec les films de comédie musicale (!).
** Peut-être parce que le père reprend ce qui, dans la BD, était du ressort de Bojinski (moins présent dans le film, du coup) : Bojinski, explique Bastien Vivès, "est représentatif de mon père qui, lui aussi, dit de grandes phrases emportées qui te restent. Techniquement il ne m'a rien appris, pire, il m'a bloqué, je suis incapable de peindre, mais il m'a donné le feu."
Ok, on s'en fout et cette chroniquette n'est plus -ette, mais :
- J'ai couiné quand Jérémie Bélingard a proposé d'imiter l'animal de son choix.
- Avez-vous vu Pablo Legasa, crédité au générique ?
- Le couloir de l'école de Bojinsky, ce ne serait pas celui de Vaganova ?
11:45 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, ballet, cinéma, film, polina, angelin preljocaj, valérie müller, bastien vivès
20 novembre 2016
Dernières nouvelles du cosmos
The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde
Soyons honnêtes : si Melendili et Kalliparéos ne m'avaient pas vendu Dernières nouvelles du cosmos, je ne serais jamais allée voir le documentaire de Julie Bertuccelli sur une poétesse autiste. Le premier quart d'heure, je me demande si j'ai bien fait de suivre leur conseil, mal à l'aise devant ce corps que la caméra filme de près : un corps manifestement encombrant pour sa propriétaire, maladroit, mal contrôlé, qui bave parfois et ne parle jamais, émettant seulement des hoquets de rire ou d'angoisse - un corps d'idiot du village.
Et la pensée fut, fuse sous la forme de lettres découpées en carrés et plastifiées, qu'Hélène pioche dans un casier et étale sur une feuille de papier blanche, comme un enfant ferait des gommettes. Les premières fois, douteux, on a l'impression d'assister à un exercice de cirque pour bête de foire prodige. Mais les questions se succèdent, et les réponses, quoique décalées, restent pertinentes. Les lettres sont mal alignées, hampe par-dessus tête, et les formulations non conventionnelles, mais le sens est là, indéniable. Émerveillement : l'idiot du village est en réalité un génie, qui a appris à lire seule et compose naturellement de la poésie, sans aucune faute d'orthographe. Cela a quelque chose de surnaturel.
Alors que l'on suit en parallèle la mise en scène d'un texte dHélène aka Babouillec (poésie et handicap, forcément, Avignon likes that), l'exercice de composition se répète encore et encore devant la caméra, sans rien apporter de neuf. Le documentaire en devient lassant. Mais c'est précisément là sa force : sans que l'on s'en rende compte, un renversement s'est opéré ; ce n'est plus le surgissement de la pensée qui intrigue (l'intelligence d'Hélène est manifeste), mais le corps qui tout à la fois l'empêche et la reconfigure*. Autrement dit : ce qu'on pensait avec naïveté (et un brin de condescendance, il faut bien le dire) un problème d'intelligence est un problème de communication, d'articulation d'un mot à l'autre et d'un corps à l'autre. Ce n'est plus la jeune poétesse autiste qui est en défaut, mais nous, désespérément normaux, qui ne parvenons pas à nous hisser à, à nous immiscer dans son système de pensée, sa perception du monde. Dans l'une des dernières scènes du documentaire, un mathématicien vient ainsi la consulter comme on consulte la Pythie, en espérant entrevoir quelque chose que nous ne sommes pas encore parvenus à concevoir - entrevue qui donne au documentaire son très joli titre. Poétique : que l'on devine sans comprendre. (Tout autre, métaphoriquement.)
* La mère d'Hélène, devenue une encyclopédie sur l'autisme, explique que l'articulation du langage et de la main vont de paire. Pour appréhender le monde à travers les mots, il faut avoir une capacité de préhension, pouvoir refermer le pouce et l'index pour saisir (le geste par lequel un plongeur signifierait que tout est OK)(j'avoue avoir pensé : voilà enfin qui justifiait de donner "la main" comme sujet de philo à Normale Sup').
Je crois que la patience de cette mère, son amour pour sa fille, est une des choses qui m'a le plus émue dans ce documentaire (d'où le père est totalement absent). Après des années sans progrès, elle a retiré sa fille de l'institut spécialisé où elle était placée, s'est ingénié à trouver des moyens d'entrer en contact avec elle (par le langage, mais aussi par le toucher, car la jeune femme refusait tout contact) et continue ses efforts pour donner un jour, elle l'espère, la parole à sa fille.
13:29 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : documentaire, cinéma, dernières nouvelles du cosmos, julie bertuccelli