Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13 novembre 2016

Oh, Mademoiselle !

Avec Mademoiselle, Park Chan-Wook (le réalisateur de Stoker) nous entraîne joyeusement dans son sillage jusqu'à un point où, toute l'histoire semblant être remise en cause, on reprend depuis le début d'un autre point de vue, jusqu'à revenir au même point de butée, dépassé dans une troisième partie échevelée… Le storytelling est parfait, parfaitement jouissif.

Certes, on peut s'étonner de la naïveté excellemment feinte de la domestique entrée au service de Mademoiselle pour récupérer une partie de sa fortune dans un coup monté, et je me suis demandée pourquoi diable la corde pendue à l'arbre alors qu'elles fuyaient, mais il n'en reste pas moins que le premier renversement m'a prise par surprise. Et j'ai douté à nouveau ensuite, quoique dans une moindre mesure. Je n'en dirai pas plus au risque de vous gâcher le plaisir - réel, car tout est délicieux dans ce film virtuose : les plans (façon gothic novel très colorés), les actrices (Kim Min-Hee & Kim Tae-Ri) et les scènes de sexe (fort ludiques). Je me suis régalée*. 

* Heureusement, parce que la salle du Majestic est de loin la plus pourrie où j'ai jamais mis les pieds, toute de guingois, avec des sièges de biais par rapport à l'écran, qui obligent à choisir entre sacrifier sa nuque ou son dos…

 

Londres, début novembre

Logo doré de la République française sur le carnet que je tends au douanier britannique, béret fuchsia.

- You look very French.
- …
- (smile)
- Oh, because of the hat!

Son collègue britannique et leurs homologues français tirent la tronche. On imagine policier comme un métier de terrain, arme au poing, et on se retrouve enfermé dans une cage en verre à longueur de journée, à faire coulisser des passeports dans la fente d'une machine  à peu près le même mouvement que pour obtenir un billet avec la carte UGC. Je suis, quoi ? la trois cents-cinquante-deuxième personne de la journée, à même pas 10h ? On n'arrive pas à imaginer la répétition. Bonjour, merci, bonjour, merci, Ctrl C, Ctrl V, Ctrl V, Ctrl, contrôle, contrôler, ne plus dire bonjour ni merci, devenir un automate qui prend, glisse, tend, et augmenter la pénibilité en cherchant à l'oublier. Ou s'amuser des bérets fuchsia et faire sourire ceux qui les portent, pour sourire par réverbération.

À peine installée dans l'Eurostar, je reçois un DM de @parisbroadway me souhaitant bon voyage. Mais… ? À Saint-Pancras, brève rencontre sur le quai, je comprends mieux ma distraction parisienne : lunettes et veste zippée constituent presque un déguisement pour un éternel costumé !

Ballet, expositions et librairies sont au programme, mais en arrivant, j'avoue avoir surtout envie de faire du shopping. Ce que je n'avais pas anticipé, c'est que pour ma princesse préférée, faire du shopping est une activité à part entière, comme faire du sport ou faire du sexe (expression de JoPrincesse, que je trouve toujours aussi incongrue : baiser peut certes être sportif, mais je ne me vois pas faire du sexe  tout juste l'amour, comme mise en branle d'une fabrique d'endorphines).

Alors que je pensais compulser les cintres de LK Bennett, en rangeant de-ci de-là une étiquette trop optimistement sortie, je me retrouve à prendre la pause dans une robe moulante argentée avec un décolleté résille en V, devant le smartphone de la princesse en robe lamée dorée. Le pire, c'est que cela nous va bien. Moins qu'aux deux gamines qui font deux tête de moins et deux bonnets de plus que nous, mais suffisamment pour flatter mon goût pour la fringue-de-pétasse-matez-moi-ce-petit-cul (que j'entretiens et tempère en passant de temps à autres chez Morgan). Devant la profusion de velours, de paillettes et de lamé, pas certaine de bien comprendre les règles d'un jeu auquel je n'ai jamais vraiment joué en étant adolescente, ni de savoir exactement quand le sexy bascule dans le vulgaire (même si la composition sur l'étiquette est un bon indice), je repars prudemment avec une robe-salopette violette. New Look… aux z'oubliettes !

Le meilleur du shopping, en fait, c'est de se laisser porter dans une Oxford street pleine de bonnets en grignotant des Ben's cookies aux saveurs de Noël, et de bifurquer, raisin-cannelle, gingembre confit, dans une rue désencombrée.

Le meilleur du shopping, on y revient toujours, c'est de tirer à soi les couvertures hyper lookées chez Foyles. Arrivée devant le rayon danse comme devant une vitrine de jouet, je tire à un à un les dos prometteurs, retourne, feuillette, et les réinsère de travers pour leur faire récupérer par un effet de mini-levier leur place sur l'étagère. Une Bible du jeune danseur… une histoire queer du ballet (!)… la biographie de Misty Copland et Dancers among us en couverture souple, qui me font oublier le peu de place sur mes étagères. Après quelques années à m'enthousiasmer sur Twitter et Instagram, je devais bien cet achat à Jordan Matter. (Dans les autres rayons, une couverture élégamment pailletée-pointillée pour un essai sérieux et une Roaring mouse pour une histoire de Disney déconseillée aux enfants.)(Et tous ces livres de data visualization… je pourrai emporter le rayon en entier.)

Les courbatures du froid, de la danse et du pilates se mélangent dans une même fatigue musculaire. Ce sont les premières journées de vrai froid. J'hésite, au dernier entracte d'Anastasia, entre somnoler sur place et me dégourdir les jambes pour me réveiller. Ensuite, il faut encore rentrer, et c'est la tisane près de l'Holy Bible de rigueur et trop d'amusement pour écouter la fatigue. Le lendemain, dans un rayon de soleil inespéré en ce week-end déclaré de pluie, j'agite les oreilles de mon bonnet nounours sans vraiment réussir à me réchauffer. On traverse Regent's Park, lac, canards, gamins et saule pleureur avec leur ombre, pris dans la beauté de la lumière d'hiver, cette lumière qui, dès le matin, ressemble à la lumière d'été en fin de journée, le sens de ce qui ne durera pas, qui est presque trop beau, trop éphémère pour être vrai et en profiter sans nostalgie anticipée. (Quand on ressort du brunch en sous-sol, il fait gris ; du métro pour aller à la British Library, je sors le parapluie.)

Bien énoncé, sans trop de généricité ni d'origines mystifiantes dans les ingrédients, un menu peut me faire rêver, comme petite les catalogues de jouet. 

Prononcez cela doucement en détachant le goût de chaque syllabe : 
gaufre
de patate douce,
rondelles de banane plantain,
peanut butter léger léger aérien,
sirop de yacon ombrant les creux,
saupoudré de noix de coco tant qu'on y est.

En bouche, les saveurs se fondent les unes dans les autres, se rehaussent et s'oublient dans une simple sensation de bien-être. Rien à voir avec la gaufre de à la châtaigne de la veille, dont les accompagnements restaient cloisonnés en bouche comme dans leur coin du damier.

Il faudra que je revienne au Pachamama pour goûter la gaufre de quinoa-chocolat-péruvien-glace-au-quinoa-grillé. Et tirer les vers du nez au cuistot concernant le yoghurt fumé qui enveloppait les aubergines grillées, saupoudrées de noix de pécan (et de chili non annoncé, comme la veille dans une ratatouille trop relevée).

Au-delà des bonnes choses dans le gosier et de la chaleur qui désengourdit, être posé, c'est donner une occasion à la conversation de s'épanouir, doucement. On n'a pas arrêté de causer du week-end, mais, comme souvent, la parole s'est dénouée à la fin. Au Fortnum & Mason de St Pancras, les valises taille cabine entre les tables, l'eau demandée à part pour ne pas finir une fois de plus avec un thé trop infusé, on verse et la parole pours, reprend et dévide, brûlant, ce qui avait achoppé quelques jours plus tôt, lorsque l'on n'était pas en phase, pas en face. On reprend comme on plonge à nouveau la petite passoire de thé déjà infusée, et ça reprend, plus doux, plus doucement, jusqu'à satiété de la curiosité et de la vessie. La fatigue de soi, de l'autre, de la violence qu'il faut se faire pour ne pas risquer de blesser, ni se vexer, la fatigue est noyée dans le thé. Retour à la normale : on se retrouve à parler avec verve de verges au milieu de la porcelaine. Le St Pancras blend n'est pas mauvais, mais ne vaut pas un bon Earl ou Countess Grey ; j'essayerai de ne pas l'oublier.

12 novembre 2016

La cartographie aux frontières du réel

Si vous aussi, vous avez rêvé sur les atlas, demandé une mappemonde au père Noël et décalqué la dentelle des côtes africaines, alors l'exposition de la British Library Maps and the 20th Century: Drawing the Line devrait vous plaire (pourvu que vous ne fassiez pas l'erreur de laisser manteau et bonnet au vestiaire - c'est climatisé à mort).


Mapping a New World

La première salle est joyeusement fourre-tout. On rappelle la diversité de la production cartographique : les "vraies" cartes pour s'orienter, les cartes des pays imaginaires (le monde de Winnie l'Ourson <3, les Sims…) ou encore les cartes postales illustratives ou humoristiques (particulièrement aimé celle des années 1960 qui montre le monde communiste et, aux côté des pays rouges, un point américain légendé en énorme : "University of Berkeley").

L'évolution des techniques est surprenante, depuis les cartes manuelles jusqu'aux images satellites (d'où il faut retirer les images), en passant par les cartes aux légendes et contours imprimés mais peintes à la main pour un rendu artistique que n'étaient alors pas encore capables de produire les logiciels de PAO. Le support joue également beaucoup : avec l'arrivée du plastique, notamment, on produit des cartes thermoformées en 3D… qui auraient bien servies aux stratèges de la première guerre mondiale, réduits à découper plusieurs cartes identiques pour les coller sur des bouts de bois, de manière à recréer le relief des champs de bataille (où l'on utilise parfois des cartes imprimées sur du tissu, plus résistant que le papier).


Mapping War

La danger de cette exposition est de se perdre dans les cartes, d'étudier chacune plutôt que de saisir au vol ce pour quoi elle a été sélectionnée et présentée à côté de tels autres. La deuxième salle correspondant globalement programme de khâgne maintes et maintes fois repris, les cartes avaient juste ce qu'il faut d'inconnu et de familier pour que la remise en contexte soit à la fois nécessaire et aisée : je m'y suis bien trop attardée. Aux côtés des cartes caricatures dont certaines sont devenues des poncifs des manuels d'histoire, on découvre des documents militaires longtemps confidentiels, comme la carte de Normandie où des annotations ont été ajoutées manuellement six jours avant le débarquement : arc-de-cercle orange précis, légendé "unkwnow obstacle" ; je m'étonne de la précision et du flou qui coexistent… Lorsqu'une action militaire change le cours de l'histoire, on oublie qu'elle s'est préparée à coups de "il faudra passer derrière ce rocher". Les cartes, aussi symboliques soient-elles, rappellent cet ancrage concret. Mais, parce que symboliques, elles peuvent aussi l'orienter, comme cette carte présentée sous un angle inédit pour mettre en valeur le relief du sud de l'Europe et montrer qu'une invasion par là était peu probable (tandis que via les plaines du Nord…). Cet angle, pour inédit qu'il soit, produit cependant un effet moindre que ce qui restera pour moi l'expérience originelle du décentrement cartographique, lorsque, au Canada, j'ai découvert des cartes qui plaçaient l'Amérique ou le Chine au milieu (curieusement, rien de cela à la British Library)(ni de cartes non Mercator, alors qu'il y en a dans la collection permanente exposée au rez-de-chaussée - antérieures au XXe siècle, il est vrai).


Mapping Peace?

Point d'interrogation : le commissaire d'exposition n'est pas dupe de ce pendant optimiste à la salle précédente. C'est encore la guerre, avec des escape maps (des cartes de survie pour les habitants d'une ville assiégée, qui indiquent les tunnels pour se déplacer sans risquer les tirs des chars… et les jardins municipaux reconvertis en potager), une carte Utopia bien peu crédible (il n'y a rien de plus difficile que d'inventer le hasard et, à ce titre, le tracé côtier est au cartographe ce que le random est à l'informaticien) et des cartes redessinées pour exalter le nouvel ordre du monde… découpage du gâteau qui risque d'être à l'origine de nouveaux conflits, comme le montre diplomatiquement une carte d'un siècle passé, utilisée comme preuve pour une revendication sur le mode "ok, la carte est pourrie et pas à l'échelle, mais le fleuve est là en bleu, donc c'était à nous avant". Dans cette salle, ma pièce favorite est certainement la planche de timbres lituaniens imprimée après la défaite nazie au dos d'une carte militaire allemande : pénurie de papier…

 

J'en suis là de l'exposition, quand le haut-parleur annonce que la British Library ferme bientôt et qu'on est prié de se manier le cul (en understatement dans le texte). Oups. Je finis l'exposition au pas de course ; heureusement, les deux dernières salles sont plus petites.


Mapping the Market

La thématique économique de l'avant-dernière salle nous vaut quelques cartes socio-économiques comme on en croise désormais beaucoup en ce temps de data mining et de réseaux sociaux, et d'autres qui se rapprochent davantage du plan, telle la cartes de l'usine Ford, yet another Disneyland. La demande de documents à l'ancienne, aboutissant à l'impression de cartes sur papier vieilli, m'a fait sourire : c'est l'équivalent pour adulte de la carte au trésor enfantine, teinte avec des sachets de thé usagés et les bords brûlés avec un briquet sous surveillance parentale.


Mapping Movement

Cartographier le mouvement plutôt qu'un état de fait, voilà qui devenait très intéressant, à flirter avec les limites de la carte et le potentiel des animations… Hélas, je passe rapidement sur le mouvement des plaques techntoniques, des hommes et des oiseaux (pensée pour @lissytsa qui serait certainement restée un moment devant le parcours des migrations en fonction des espèces). Dernier arrêt devant 16 ans de tracés GPS d'un artiste numérique : la vie privée est préservée par l'absence d'arrière-plan contextuel précis (fond noir ; la légende indique seulement qu'il s'agit du grand Londres), qui n'empêche pas de voir émerger des patterns du quotidien. Je ferais volontiers de même s'il ne fallait pour cela céder ses données à Google. Depuis que Palpatine a découvert que Big Brother mappait ses trajets à son insu, je n'active plus la géolocalisation de mon téléphone que lorsque je suis perdue…

Le manque de temps m'empêche de repartir avec un méta-atlas, un pouf-globe-terrestre ("le monde, je m'assois dessus") ou une mappemonde-Lune (la mappemonde redevenue l'objet poétique qu'elle a toujours été, débarrassée des prétentions de savoir qui ont conduit maintes exemplaires terrestres à la brocante ou à la poubelle). Mais I'll be back, perhaps : l'exposition a lieu jusqu'au premier mars.

10 novembre 2016

Anastasia

Impossible de me souvenir si j'ai d'abord rencontré Anastasia via le dessin animé ou bien via l'énigme présentée dans le journal d'enfant auquel était abonnée ma cousine, qui concluait que le vrai mystère n'était pas de savoir si Anna Anderson, soit-disant Anastasia, était bien la fille du tsar (les analyses ADN ont prouvé que non) mais comment elle a pu en savoir autant sur elle. C'est en tous cas sans être dupe du conte de fées, dont je savais bien qu'il finissait en réalité mal, que j'ai crushé sur le dessin animé. La faute à la meilleure chauve-souris lâchement badass de tous les temps et à la poésie des ruines, lorsque des images de bal surgissent par bouffées dans le palais abandonné et disparaissent aussitôt, comme des images holographiques - la comparaison étant probablement soufflée par le souvenir du médaillon récupéré dans une boîte de Chocapic, qui abritait un hologramme de la princesse et que j'ai conservé bien après que la charnière ait rendu l'âme. Précieux bout de plastique que celui dans lequel on a investi du rêve. Non mais Anastasia, quoi. Rien que le nom : Anna et Anaïs, mes prénoms-héroïnes préférés, pouvaient aller se rhabiller ; Anastasia, c'était deux fois plus de A, donc deux fois plus de classe (première lettre de l'alphabet, c'était un peu comme première de la classe, un peu comme moi, quoi)(j'avais l'onomastique narcissique, oui).

Tout ça pour vous dire que, deux décennies plus tard, je réserve un week-end à Londres pour voir un ballet sans même penser à vérifier ce qu'il en est. Il a son nom pour sésame. (Et MacMillan pour chorégraphe.)

Une semaine avant de partir, je fais une tête de smiley chiffonné en découvrant les critiques très… critiques. Même sans cliquer sur les liens, titres et chapô ne laissent pas beaucoup d'espoir. Dépitée. Tant pis, on verra bien. Le jour J, JoPrincesse et moi arrivons sans beaucoup d'attentes.

Premier entracte : nous sommes dubitatives… sur les critiques. Ce n'est pas mal du tout, non ? OK, la scène sur le yacht du tsar est aussi dramatiquement centrale que la partie de campagne de La Dame aux camélias (les robes blanches et le chapeau de l'héroïne m'y font penser), mais c'est joliment chorégraphié, plein d'épaulements qui font virevolter Anastasia et ses sœurs comme autant de jeunes filles en fleur. À peine cet éden aristocratique prend-t-il ombrage de la présence des militaires et de la chute du petit frère, indices discret des temps à venir. On se paye même le luxe d'un petit sourire avec des plongeurs en maillots de bain rayés, et l'héroïne qui, dépitée de ne pas avoir pu dire au revoir à son père, se renfrogne d'un geste enfantin, mains sous les aisselles, coudes tombant… à la seconde occurrence, à la fin du deuxième acte, je jurerais un clin d’œil aux Deux Pigeons !

Second entracte : OK, le remake du pas de deux du cygne noir arrive comme un cheveu sur la soupe divertissement en plein bal, mais osef : on est soufflé par le décor. Love sur Bob Crowley. Déjà, au premier acte, aux jumelles, j'avoue avoir laissé un temps les danseurs hors-champ pour observer la mer, délicatement pailletée, miroiter sous l'effet de la soufflerie. Au deuxième acte, non seulement les deux lustres suspendus sont de toute beauté, mais leur accrochage oblique est de toute intelligence : on voit la salle de bal en pleine guerre, le faste dans la tourmente. Le souffle gagne rétrospectivement jusqu'à la belle cheminée dorée de paquebot du premier acte, penchée dans la même diagonale. Par cet écho ultérieur, le décorateur mime avec un acte d'avance le fonctionnement narratif du ballet et offre un écho visuel à l'attitude totalement décalée du faux cygne noir, affaissé sur son partenaire.

Sortie du théâtre : OK, c'est au troisième acte que le bas blesse. Ou plus exactement dans l'articulation des deux premiers actes au dernier. Les tableaux des deux premiers actes laissent la danse s'épanouir en reléguant le drame en marge : on annonce au tsar l'entrée en guerre à la fin du premier acte, et il ne faut que quelques minutes à la fin du deuxième pour que les révolutionnaires envahissent le palais et massacrent la famille royale (les corps qui partent dans les coups de feu sont magnifiques… des gerbes… la chute comme jaillissement ; je me surprends à trouver le mouvement non seulement beau mais juste, alors que je ne l'ai (heureusement) jamais vu que joué, au cinéma). Le troisième acte, en revanche, n'est plus un tableau, mais une scène, où le drame, faisant soudain valoir ses droits, réduit à la danse à portion congrue. Nous sommes à l'asile. La scène, comme la psyché traumatisée d'Anastasia (ou affabulatrice d'Anna Anderson), est traversée d'apparitions-souvenirs, les soldats, les sœurs, le promis, le petit frère qui chute qui meurt, la douleur, la folie… C'est dramatiquement fort… et chorégraphiquement faible par rapport aux deux actes précédents, plus richement travaillés ; le dernier acte repose essentiellement sur des déplacements à la Matthew Bourne, le lit d'hôpital sur roulettes rappelant d'ailleurs la fin de son Swan Lake (même si chronologiquement, c'est l'inverse, évidemment). Quand on a en mémoire la Giselle de Mats Ek ou la Camille Claudel du Rodin de Boris Eifman, on se dit qu'il y a des scènes d'asile autrement plus intenses que ce transfuge de Manon (même perruque courte, mêmes tensions et relâchements que dans la scène du bagne). C'est suffisamment intense, cependant, pour rendre falot les deux premiers actes, que l'on avait pourtant fort appréciés tant que leur nature divertissante n'avait pas été pointée du doigt. En ajoutant les deux premiers tableaux au troisième acte, initialement donné seul, MacMillan se tire une balle dans le pied : les deux parties se disqualifient l'une l'autre, les qualités de l'une faisant ressortir les défauts de l'autre.

MacMillan respecte la chronologie des faits, historique, mais pas la logique de la légende, laquelle part d'Anna et non d'Anastasia. De ce point de vue, le dessin animé est plus réussi, qui a su prendre ses distances avec l'histoire pour mieux orchestrer le récit. Interro de Genette : Fox Animation 1 / MacMillan 0. Cela dit, le dessin animé tombe dans le conte de fée (d'Anna à Anastasia), là où MacMillan a l'honnêteté du drame (d'Anastasia à Anna). Du coup, je ne suis pas certaine que le réflexe, somme toute bateau, de souhaiter une inversion en plaçant le troisième acte au début et en faisant des deux suivants des émanations du premier, se révélerait une bonne idée (en l'état, les rêves n'auraient pas tenu la longueur). On pourrait en revanche imaginer de placer le troisième acte au milieu des deux, en insérant quelques glitches hallucinatoires (ce qu'est déjà, d'une certaine manière, la chute du petit frère), pour créer un continuum entre une réalité déjà hantée par les souvenirs de celle qui se la remémorera, et les hallucinations provoquées par le traumatisme des faits vécus.

On refait le ballet, indéniablement bancal, comme on referait le monde - avec le même plaisir : dans ses faiblesses même, Anastasia est un ballet attachant. Du coup, même si le storytelling est raté, la soirée, portée par Lauren Cuthbertson, a été fort réussie.