30 janvier 2017
Un château en Hongrie
Soirée hongroise sans Klari avec l'Ensemble intercontemporain et l'orchestre du conservatoire de Paris
Lorsque la San Francisco Polyphony commence, on a l'impression d'entendre les instruments s'accorder dans la fosse avant un opéra - l'harmonie du chaos, que Ligeti compare à "différents objets jetés n'importe comment dans un tiroir ayant lui-même une forme précisément définie : le chaos règne à l'intérieur du tiroir, mais celui-ci est bien proportionné". Cela bruisse et tinte et s'écharpe, comme les breloque du mobile qui avait été installé l'été dernier (ou celui d'avant) dans le jardin des Tuileries (poule ou œuf : d'un coup, je vois tous les micros qui pendent à de longs fils immobiles au-dessus de la scène). Les ambiances sonores se succèdent par métamorphose : l'une est si aiguë que je dois me boucher les oreilles, mais plus tard les notes prennent la forme de bulles qui font éclater une conversation sous scaphandriers, et j'adore, j'ai une case de Tintin ; l'instant d'après, c'est une rumeur de marché ou de place publique dans une langue étrangère, et je vois bruire une foule de chapeaux chinois esquissés par Sempé. (Palpatine, lui, me soupçonne d'avoir été trop biberonnée à Fantasia.)
[Stèle] de Kurtág débute par "d'audacieux sol en octaves" (dixit le programme) ; j'imagine que c'est la vague d'O qui commence comme chantée par un chœur et finit en sirène de fin du monde. Passé cela, je ne me souviens que de la main de la harpiste : suspendue doigts écartés contre les cordes, elle projette sur le cadre de l'instrument une ombre de film d'horreur.
Je dois faire le deuil, je crois, de mon premier Château de Barbe-Bleu de Bartók. Sans doute ne me retrouverai-je plus terrorisée-tétanisée-émerveillée, suspendue aux lèvres de Judith pour savoir ce qu'il y a là (ce qui se cache, ce qui se défend, ce qui se joue, ce qui se perd). Mais chaque représentation me fait découvrir un peu plus un peu mieux cet édifice trop sombre que la surprise rendait trop éclatant. À présent que j'en connais les pièces, il peut être re-visité. Samedi soir, le tour du propriétaire était assuré par John Relyea, un Barbe-Bleu si redoutable(ment terrifiant et séduisant) que j'en ai oublié de frémir pour sa Judith Michelle DeYoung : je n'ai vu que son château,
sa défiance initiale, crainte agressive, peur de se livrer,
sa fierté, aussi immense que ses domaines (comme la musique parcourt à ce moment-là !),
sa soif de puissance
et d'amour, sa reconnaissance envers Judith qui prend sur elle de faire la lumière sur, de ne pas être effrayée par,
et sa tristesse lorsqu'il sait déjà qu'elle ne sera pas capable d'entendre la réponse aux questions qu'elle lui a posées, auxquelles il a tenté par tous les moyens de ne pas répondre, pour l'épargner, mais c'est trop tard : elle a fait entrer tant de lumière qu'elle a mis au jour la nuit qui va l'enfermer. (Cette fois-ci, dans mes délires de mise en scène, j'imagine qu'un immense miroir* vient surplomber la scène pour transformer en astres ces épouses passées, qui auraient commencé à tourner sur elles-mêmes au moment où Barbe-Bleue les aurait nommées, et ne se seraient plus arrêtées ensuite, derviches tourneurs destin de Judith. Lumière noire, tissus phosphorescents.)
La beauté naît de la tristesse de Barbe-Bleue, une telle tristesse qu'il a lui, plutôt que ses anciennes épouses, rempli le lac de larmes où les bouts blancs des maillets viennent frissonner, l'un à côté de l'autre, l'un après l'autre, s'éloignant à chaque rebond-réplique de moindre amplitude (le mouvement du percussionniste dessine une vaguelette). Il y avait de quoi frissonner.
* Le même miroir qu'à la fin de Proust ou les intermittences du cœur.
20:31 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : musique, concert, philharmonie, ligeti, kurtag, bartok, le château de barbe-bleue
DOA
Motion Picture est une pièce chorégraphiée par Lucy Guerin sur un film noir de Rudolph Maté, D.O.A (Dead On Arrival). Il ne s'agit pas d'une adaptation ; le film est utilisé comme une "partition" sonore et lumineuse. D'après le programme, seuls les danseurs doivent voir le film projeté sur des écrans disposés dans la salle, parmi les spectateurs qui ne feraient que l'apercevoir à travers ses reflets. En pratique, depuis le balcon du théâtre des Abbesses, légèrement de côté, on voyait parfaitement l'écran - et il aurait été dommage de s'en priver, car ce sont les allers et retours entre la scène et l'écran qui font tout le sel de Motion Picture.
Dans un premier temps, les danseurs miment les gestes et paroles des personnages, le regard comme rivé à l'écran (au fond du parterre, j'imagine). Tantôt un danseur incarne un personnage, tantôt celui-ci se trouve dédoublé voire triplé par les six danseurs. Le procédé est facile, mais il induit instantanément une distanciation, bientôt travaillée par d'autres effets, comme les tabourets abruptement replacés et l'orientation des danseurs modifiée à chaque changement de plan (et dans une discussion où c'est presque à chaque réplique, l'analyse filmique en devient joyeusement comique). Hormis une pause de danse pure lorsque les personnages se retrouvent dans un night-club où ça swingue, cela dure ainsi un certain temps. Juste quand on commence à se dire que c'est amusant mais un peu limité, les variations chorégraphiques se font plus poussées*, et la danse s'écarte peu à peu de la trame filmique jusqu'à s'en abstraire… au moment où l'on commence à être bien pris par l'intrigue. Du coup, on regarde un peu plus l'écran et un peu moins la scène, de moins en moins même… jusqu'à s'apercevoir qu'on ne capte plus grand-chose** et que, quitte à flotter, autant flotter avec les corps bien vivants qui sont devant nous, avec nous. On se laisse quand même prendre une dernière fois par le film lors d'une course poursuite… où la bande-son est soudain coupée et le bruit des balles remplacé par des sifflements-onomatopées : dernier effet de distanciation comique pour la route, le film est dans / est mis en boîte.
On arrival, la pièce de Lucy Guerin est inégale, mais intelligente… jusque dans ses moments les plus faibles, qui correspondent in fine aux passages du film où notre attention devient flottante / où notre attention n'a pas encore été captée (le mimétisme du début est d'autant plus bienvenu que l'intrigue tarde à se nouer). À la fin de la soirée, le dispositif est épuisé, mais j'ai beaucoup aimé l'expérience, aussi étonnante qu'amusante.
(J'ai beaucoup aimé les danseurs, aussi. Jessie Oshodi, qui m'a rappelé la bonne humeur d'@AndieCrispy. Alisdair Macindoe, qui m'a rappelé l'unique danseur que nous avions dans notre petit groupe d'amies danseuses. Et Lauren Langlois, qui ne m'a rappelé personne, mais dont j'aimerais tout particulièrement me rappeler, tant la sensibilité qu'elle laisse affleurer la rend puissante et attachante.)
* Par exemple, un danseur prend la pose d'un personnage et les cinq autres viennent la répliquer en canon tandis que le premier s'est déjà éloigné pour pérenniser le mouvement par une nouvelle pose. C'est la cheniiiiille qui redémarre.
** Je ne suis pas certaine qu'il faille déplorer l'absence de sous-titres : même avec le synopsis, je suis incapable de piger le mécanisme conduisant au meurtre !
15:39 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, lucy guerin, motion picture, doa, tdv, abbesses
29 janvier 2017
Problèmes de degrés
Parfois, mon détecteur à second degré se brouille.
La première fois que je suis tombée sur un texte de Montesquieu, au début du collège, j'ai senti qu'il y avait une arnaque, mais je n'arrivais pas à décider si c'était du lard ou du cochon. L'ironie, je la connaissais persifleuse, pas pince-sans-rire. On m'a donné les outils pour en comprendre le fonctionnement, et roule ma poule, face A lard, face B cochon, je te retourne n'importe quel texte comme un gant. Les occasions de revenir à un telle perplexité ont été rares (peut-être les premières minutes de découverte du Gorafi, qui n'avait pas alors la notoriété d'un mème), mais il y en a encore, comme me l'a prouvé ce vendredi d'il y a deux semaines, vendredi j'ai-des-problèmes-de-degrés.
Se noyer dans le partenaire dialectique du pébroc
Aborder l’œuvre de Magritte par le biais de la philosophie est plus que pertinent, et l'expo du centre Pompidou en elle-même est plutôt bien goupillée (je n'avais jamais fait le lien entre le motif récurrent du rideau et l'histoire de Zeuxis relatée par Pline l'Ancien, par exemple), mais les textes explicatifs, mes amis, les textes… Je n'ai pas réussi à décider si leur galimatia philosophico-pédant était ou non à prendre au premier degré. Palpatine me soutient que oui. Ayant encore foi dans l'humanité, j'ose espérer que le commissaire de l'exposition ne s'est pas noyé dans "le partenaire dialectique du pébroc" (sic). Causer "gallinacé" à propos d'un tableau qui reprend la thématique de la poule ou l’œuf est bien une marque d'humour, non ?
Magritte, Les Vacances de Hegel
Au moment de trancher, le doute revient : les lettres de Magritte sont bien sérieuses (plus simples et efficaces que le cartel sur le pébroc et le verre d'eau, soit dit en passant). Et si le commissaire s'était laissé contaminer par l'esprit de sérieux avec lequel les surréalistes ont pris le rêve ? Breton n'a pas l'air de rigoler quand il exclut Magritte de son club surréaliste…
Dernière pièce à charge : la police totalement illisible choisie pour les introductions sur les murs. Bonne poire, j'essaye de la justifier par la seule justification que je puisse imaginer, i.e. l'auto-dérision par auto-sabotage. Difficilement déchiffrable, le texte devient image et se fait alors le pendant des images qui se donnent à lire comme un texte énigmatique. La trahison du texte après celle des images en quelque sorte, pour mieux nous renvoyer aux tableaux. Et moi, comme une andouille, je me fais avoir à chaque fois, je lis les cartels en police 10 tôtâlement adaptés à l'affluence (heureusement, les tableaux de Magritte se méditent plus qu'ils ne se contemplent : on emporte les images avec soi ; pas besoin de rester planté devant la toile pendant des heures).
Carlos William Carlos
Rebelotte le soir au ciné, avec Paterson, de Jim Jarmusch.
Lundi. On suit lentement la journée du personnage éponyme (Adam Driver), conducteur de bus dans la petite ville de Paterson, où vécut le poète Wiliam Carlos Williams. Paterson écrit lui aussi des poèmes (à propos d'amour et de boîtes d'allumettes) le matin dans son bus, à midi aussi un peu à côté de sa lunch box, mais pas le soir, parce qu'il retrouve sa femme qui repeint la maison en noir et blanc, cupcakes compris, et va ensuite promener Marvin jusqu'au bistrot où il boit une bière au comptoir.
Mardi. Quelques lignes en plus, le garage de bus, les passagers, la pause déjeuner, sa femme, une nouvelle lubie en noir et blanc, Marvin, une bière. Rien ne se noue, sinon le spectateur.
Mercredi. Une page peut-être, le garage de bus, d'autres passagers, le blanc près de la cascade pour la pause déjeuner, sa femme, du noir et blanc, Marvin, une bière. Combien de degrés ?
Il m'a bien fallu jusqu'au jeudi pour admettre que, non, vraiment, l'ironie n'était pas le propos - une projection de moi seule, paniquée que l'on puisse se satisfaire d'une telle vie, pourtant (parce que ?) pas si éloignée dans le fond de la mienne, celle de la plupart des gens : un boulot, une marotte ou passion que l'on glisse dans les interstices laissés par ledit boulot, de l'affection amicale ou amoureuse, un ciné de temps en temps. Il m'a fallu du temps pour accepter la bienveillance, certes souriante, du réalisateur. Pour me dire que la poésie de Paterson n'est ni géniale ni risible, pas même un but en soi, juste une belle manière de traverser la vie. Au final, c'est Alice qui résume le mieux l'enjeu de ce film "entièrement dédié à la poésie et au quotidien" : "Comment habiter poétiquement le monde, ou plus optimiste encore, comment serait-il possible de ne pas habiter poétiquement le monde ?" Comment ne pas éprouver le besoin de transcender quoi que ce soit, bonne question, je n'en sais rien. Il faudrait déjà que je sache lire de la poésie, sans grandiloquence (toujours cette peur de l'insignifiant, qui nous pousse à en faire des tonnes)(alors que Jim Jarmusch, lui, se contente d'échos et ça suffit à nous faire sourire).
Rime interne : mon professeur d'anglais de khâgne m'a offert un recueil de William Carlos Williams que j'aime beaucoup sans jamais l'avoir vraiment lu (manque de vocabulaire, excès anti-lyrique kundérien). Un Penguin argenté, avec une reproduction de Brueghel sur la couverture et une non-histoire de brouette rouge à l'intérieur.
13:43 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : exposition, peinture, magritte, centre pompidou, film, cinéma, jim jarmusch, adam driver, paterson
28 janvier 2017
Monologue pour Tamestit et l'orchestre de chambre de Paris
Mozart encadre le concert : cela ne fait jamais de mal.
Telemann avant l'entracte : les reprises lancinantes du baroque ont un effet apaisant dont je ne me lasse pas, sans que je parvienne toujours à y être très attentive.
Schnittke au milieu : instantanément, l'oreille se dresse. L'écoute se tend ; la présence aux choses devient plus aiguë. Monologue pour alto et orchestre à cordes. J'ai l'impression de me retrouver dans un décor asymétrique hérité de l'abstraction russe ; à chaque face de polyèdre que la musique nous fait dégringoler, on se fait avaler par une arête béante, qui nous recrache dans un autre espace géométrique, blanc un peu, pas éclatant, noir, rouge, surtout, dégradé bordeaux granuleux, espace saturé de faces noirâtres et triangulaires. Le polyèdre se renverse facilement, ça glisse, ça surprend ; c'est sombre et très amusant.
Une polka en bis, qui se danse avec faux pas. Schnittke : j'apprends à le prononcer ; vous me le programmez. Deal ?
Mit Palpatine
13:14 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : concert, musique, schnittke, tamestit, orchestre de chambre de paris, tce