Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29 janvier 2017

Problèmes de degrés

Parfois, mon détecteur à second degré se brouille.

La première fois que je suis tombée sur un texte de Montesquieu, au début du collège, j'ai senti qu'il y avait une arnaque, mais je n'arrivais pas à décider si c'était du lard ou du cochon. L'ironie, je la connaissais persifleuse, pas pince-sans-rire. On m'a donné les outils pour en comprendre le fonctionnement, et roule ma poule, face A lard, face B cochon, je te retourne n'importe quel texte comme un gant. Les occasions de revenir à un telle perplexité ont été rares (peut-être les premières minutes de découverte du Gorafi, qui n'avait pas alors la notoriété d'un mème), mais il y en a encore, comme me l'a prouvé ce vendredi d'il y a deux semaines, vendredi j'ai-des-problèmes-de-degrés. 


Se noyer dans le partenaire dialectique du pébroc

Aborder l’œuvre de Magritte par le biais de la philosophie est plus que pertinent, et l'expo du centre Pompidou en elle-même est plutôt bien goupillée (je n'avais jamais fait le lien entre le motif récurrent du rideau et l'histoire de Zeuxis relatée par Pline l'Ancien, par exemple), mais les textes explicatifs, mes amis, les textes… Je n'ai pas réussi à décider si leur galimatia philosophico-pédant était ou non à prendre au premier degré. Palpatine me soutient que oui. Ayant encore foi dans l'humanité, j'ose espérer que le commissaire de l'exposition ne s'est pas noyé dans "le partenaire dialectique du pébroc" (sic). Causer "gallinacé" à propos d'un tableau qui reprend la thématique de la poule ou l’œuf est bien une marque d'humour, non ?

Magritte, Les Vacances de Hegel 

Au moment de trancher, le doute revient : les lettres de Magritte sont bien sérieuses (plus simples et efficaces que le cartel sur le pébroc et le verre d'eau, soit dit en passant). Et si le commissaire s'était laissé contaminer par l'esprit de sérieux avec lequel les surréalistes ont pris le rêve ? Breton n'a pas l'air de rigoler quand il exclut Magritte de son club surréaliste…

Dernière pièce à charge : la police totalement illisible choisie pour les introductions sur les murs. Bonne poire, j'essaye de la justifier par la seule justification que je puisse imaginer, i.e. l'auto-dérision par auto-sabotage. Difficilement déchiffrable, le texte devient image et se fait alors le pendant des images qui se donnent à lire comme un texte énigmatique. La trahison du texte après celle des images en quelque sorte, pour mieux nous renvoyer aux tableaux. Et moi, comme une andouille, je me fais avoir à chaque fois, je lis les cartels en police 10 tôtâlement adaptés à l'affluence (heureusement, les tableaux de Magritte se méditent plus qu'ils ne se contemplent : on emporte les images avec soi ; pas besoin de rester planté devant la toile pendant des heures).


Carlos William Carlos

Rebelotte le soir au ciné, avec Paterson, de Jim Jarmusch.
Lundi. On suit lentement la journée du personnage éponyme (Adam Driver), conducteur de bus dans la petite ville de Paterson, où vécut le poète Wiliam Carlos Williams. Paterson écrit lui aussi des poèmes (à propos d'amour et de boîtes d'allumettes) le matin dans son bus, à midi aussi un peu à côté de sa lunch box, mais pas le soir, parce qu'il retrouve sa femme qui repeint la maison en noir et blanc, cupcakes compris, et va ensuite promener Marvin jusqu'au bistrot où il boit une bière au comptoir.
Mardi. Quelques lignes en plus, le garage de bus, les passagers, la pause déjeuner, sa femme, une nouvelle lubie en noir et blanc, Marvin, une bière. Rien ne se noue, sinon le spectateur.
Mercredi. Une page peut-être, le garage de bus, d'autres passagers, le blanc près de la cascade pour la pause déjeuner, sa femme, du noir et blanc, Marvin, une bière. Combien de degrés ?

Il m'a bien fallu jusqu'au jeudi pour admettre que, non, vraiment, l'ironie n'était pas le propos - une projection de moi seule, paniquée que l'on puisse se satisfaire d'une telle vie, pourtant (parce que ?) pas si éloignée dans le fond de la mienne, celle de la plupart des gens : un boulot, une marotte ou passion que l'on glisse dans les interstices laissés par ledit boulot, de l'affection amicale ou amoureuse, un ciné de temps en temps. Il m'a fallu du temps pour accepter la bienveillance, certes souriante, du réalisateur. Pour me dire que la poésie de Paterson n'est ni géniale ni risible, pas même un but en soi, juste une belle manière de traverser la vie. Au final, c'est Alice qui résume le mieux l'enjeu de ce film "entièrement dédié à la poésie et au quotidien" : "Comment habiter poétiquement le monde, ou plus optimiste encore, comment serait-il possible de ne pas habiter poétiquement le monde ?" Comment ne pas éprouver le besoin de transcender quoi que ce soit, bonne question, je n'en sais rien. Il faudrait déjà que je sache lire de la poésie, sans grandiloquence (toujours cette peur de l'insignifiant, qui nous pousse à en faire des tonnes)(alors que Jim Jarmusch, lui, se contente d'échos et ça suffit à nous faire sourire). 

Rime interne : mon professeur d'anglais de khâgne m'a offert un recueil de William Carlos Williams que j'aime beaucoup sans jamais l'avoir vraiment lu (manque de vocabulaire, excès anti-lyrique kundérien). Un Penguin argenté, avec une reproduction de Brueghel sur la couverture et une non-histoire de brouette rouge à l'intérieur.

18 décembre 2016

Second Story Sunlight

Second story sunlight

J'aurais pu rester un temps infini devant Second Story Sunlight, à baigner dans sa lumière…

Solitude, mystère, nostalgie. Et un bingo Hopper pour l'exposition présentée à Rome, un ! J'aurais mauvais jeu de critiquer une exposition fort bien ficelée, avec un audioguide bien calibré et une scénographie agréable de savoir se faire oublier, mais c'est plus fort que moi : la solitude est une telle tarte à la crème hopperienne que j'ai envie de dessiner des petits bâtons à chaque occurrence de l'audioguide ou des cartels. On prend parfois un peu de distance avec les cadrages cinématographiques, mais la tentation est trop forte de chercher à savoir ce qu'il y a derrière et on revient buter dessus : la solitude, le mystère des silhouettes isolées. Il ne vient manifestement pas à l'idée de grand monde que le mystère ne tient pas ce qu'il y a derrière (derrière les angles morts, derrière les corps barrés de peinture) mais devant (devant nous) : ce qui est, et qui n'est rien d'autre.

Plus ça va, plus je suis persuadée que la peinture de Hopper est contingence pure. On n'y voit même pas quelqu'un : une silhouette ; même pas une silhouette : un bâtiment ; même pas un bâtiment : un pan de mur ; même pas un pan de mur : un pan de mur éclairé.

"an attempt to paint sunlight as white with almost no yellow pigment in the white."

Pas le soleil, juste la lumière. Juste ce qui rend visible ce qui est, et ce miracle : qu'il y ait quelque chose. Et nous, qui tentons de nous y insérer, de nous y mouvoir (trouver sa place). D'où les cadrages, la mise en scène : on tourne autour et on est déjà dedans.

 

OK, la photo souvenir a un petit côté Disneyland, mais c'est ludique et intelligemment fait. Cœur surtout sur la personne qui a eu l'idée de disposer trois tables lumineuses à la sortie, sur lesquelles décalquer une œuvre ; j'ai rapporté chez moi une maison mal crayonnée, mais qui m'a beaucoup amusée. Non, vraiment, sans la climatisation, cela aurait été parfait. Cette exposition valait bien un rhume, sans doute.

*

Maybe I am not very human - what I wanted to do was to paint sunlight on the side of a house.

Ce qui est. La lumière. C'est énorme et c'est tout con. Toute la beauté du truc. Toute la difficulté aussi, parce qu'on a du mal à s'y arrêter. La contingence appelle la genèse ; on a envie de faire parler ce matériau brut, de l'animer, le prolonger (d'où le fort appel narratif de cette peinture). On a beaucoup de mal à se retenir d'y projeter des pensées et des sentiments qui n'y sont pas - pas sous un prisme psychologisant, en tous cas, pas comme ça, même s'ils infusent toute la peinture, la font manifestation d'une intériorité. De voir cette exposition avec Palpatine, je me suis dit que les tableaux de Hopper sont probablement la meilleure illustration-transcription de ce en quoi son profil INTP* peut être difficile à saisir : aussi lisse et intense qu'un mur ensoleillé. Maybe not very human.

* Profil MBTI, nouvelle marotte de Palpatine. J'y reviendrai.

12 novembre 2016

La cartographie aux frontières du réel

Si vous aussi, vous avez rêvé sur les atlas, demandé une mappemonde au père Noël et décalqué la dentelle des côtes africaines, alors l'exposition de la British Library Maps and the 20th Century: Drawing the Line devrait vous plaire (pourvu que vous ne fassiez pas l'erreur de laisser manteau et bonnet au vestiaire - c'est climatisé à mort).


Mapping a New World

La première salle est joyeusement fourre-tout. On rappelle la diversité de la production cartographique : les "vraies" cartes pour s'orienter, les cartes des pays imaginaires (le monde de Winnie l'Ourson <3, les Sims…) ou encore les cartes postales illustratives ou humoristiques (particulièrement aimé celle des années 1960 qui montre le monde communiste et, aux côté des pays rouges, un point américain légendé en énorme : "University of Berkeley").

L'évolution des techniques est surprenante, depuis les cartes manuelles jusqu'aux images satellites (d'où il faut retirer les images), en passant par les cartes aux légendes et contours imprimés mais peintes à la main pour un rendu artistique que n'étaient alors pas encore capables de produire les logiciels de PAO. Le support joue également beaucoup : avec l'arrivée du plastique, notamment, on produit des cartes thermoformées en 3D… qui auraient bien servies aux stratèges de la première guerre mondiale, réduits à découper plusieurs cartes identiques pour les coller sur des bouts de bois, de manière à recréer le relief des champs de bataille (où l'on utilise parfois des cartes imprimées sur du tissu, plus résistant que le papier).


Mapping War

La danger de cette exposition est de se perdre dans les cartes, d'étudier chacune plutôt que de saisir au vol ce pour quoi elle a été sélectionnée et présentée à côté de tels autres. La deuxième salle correspondant globalement programme de khâgne maintes et maintes fois repris, les cartes avaient juste ce qu'il faut d'inconnu et de familier pour que la remise en contexte soit à la fois nécessaire et aisée : je m'y suis bien trop attardée. Aux côtés des cartes caricatures dont certaines sont devenues des poncifs des manuels d'histoire, on découvre des documents militaires longtemps confidentiels, comme la carte de Normandie où des annotations ont été ajoutées manuellement six jours avant le débarquement : arc-de-cercle orange précis, légendé "unkwnow obstacle" ; je m'étonne de la précision et du flou qui coexistent… Lorsqu'une action militaire change le cours de l'histoire, on oublie qu'elle s'est préparée à coups de "il faudra passer derrière ce rocher". Les cartes, aussi symboliques soient-elles, rappellent cet ancrage concret. Mais, parce que symboliques, elles peuvent aussi l'orienter, comme cette carte présentée sous un angle inédit pour mettre en valeur le relief du sud de l'Europe et montrer qu'une invasion par là était peu probable (tandis que via les plaines du Nord…). Cet angle, pour inédit qu'il soit, produit cependant un effet moindre que ce qui restera pour moi l'expérience originelle du décentrement cartographique, lorsque, au Canada, j'ai découvert des cartes qui plaçaient l'Amérique ou le Chine au milieu (curieusement, rien de cela à la British Library)(ni de cartes non Mercator, alors qu'il y en a dans la collection permanente exposée au rez-de-chaussée - antérieures au XXe siècle, il est vrai).


Mapping Peace?

Point d'interrogation : le commissaire d'exposition n'est pas dupe de ce pendant optimiste à la salle précédente. C'est encore la guerre, avec des escape maps (des cartes de survie pour les habitants d'une ville assiégée, qui indiquent les tunnels pour se déplacer sans risquer les tirs des chars… et les jardins municipaux reconvertis en potager), une carte Utopia bien peu crédible (il n'y a rien de plus difficile que d'inventer le hasard et, à ce titre, le tracé côtier est au cartographe ce que le random est à l'informaticien) et des cartes redessinées pour exalter le nouvel ordre du monde… découpage du gâteau qui risque d'être à l'origine de nouveaux conflits, comme le montre diplomatiquement une carte d'un siècle passé, utilisée comme preuve pour une revendication sur le mode "ok, la carte est pourrie et pas à l'échelle, mais le fleuve est là en bleu, donc c'était à nous avant". Dans cette salle, ma pièce favorite est certainement la planche de timbres lituaniens imprimée après la défaite nazie au dos d'une carte militaire allemande : pénurie de papier…

 

J'en suis là de l'exposition, quand le haut-parleur annonce que la British Library ferme bientôt et qu'on est prié de se manier le cul (en understatement dans le texte). Oups. Je finis l'exposition au pas de course ; heureusement, les deux dernières salles sont plus petites.


Mapping the Market

La thématique économique de l'avant-dernière salle nous vaut quelques cartes socio-économiques comme on en croise désormais beaucoup en ce temps de data mining et de réseaux sociaux, et d'autres qui se rapprochent davantage du plan, telle la cartes de l'usine Ford, yet another Disneyland. La demande de documents à l'ancienne, aboutissant à l'impression de cartes sur papier vieilli, m'a fait sourire : c'est l'équivalent pour adulte de la carte au trésor enfantine, teinte avec des sachets de thé usagés et les bords brûlés avec un briquet sous surveillance parentale.


Mapping Movement

Cartographier le mouvement plutôt qu'un état de fait, voilà qui devenait très intéressant, à flirter avec les limites de la carte et le potentiel des animations… Hélas, je passe rapidement sur le mouvement des plaques techntoniques, des hommes et des oiseaux (pensée pour @lissytsa qui serait certainement restée un moment devant le parcours des migrations en fonction des espèces). Dernier arrêt devant 16 ans de tracés GPS d'un artiste numérique : la vie privée est préservée par l'absence d'arrière-plan contextuel précis (fond noir ; la légende indique seulement qu'il s'agit du grand Londres), qui n'empêche pas de voir émerger des patterns du quotidien. Je ferais volontiers de même s'il ne fallait pour cela céder ses données à Google. Depuis que Palpatine a découvert que Big Brother mappait ses trajets à son insu, je n'active plus la géolocalisation de mon téléphone que lorsque je suis perdue…

Le manque de temps m'empêche de repartir avec un méta-atlas, un pouf-globe-terrestre ("le monde, je m'assois dessus") ou une mappemonde-Lune (la mappemonde redevenue l'objet poétique qu'elle a toujours été, débarrassée des prétentions de savoir qui ont conduit maintes exemplaires terrestres à la brocante ou à la poubelle). Mais I'll be back, perhaps : l'exposition a lieu jusqu'au premier mars.

26 septembre 2016

Peindre chinois

Il y a quelques mois, je vous tannais sur Twitter pour aller voir l'exposition de peinture chinoise présentée au Palais Brongniart. Je m'y suis rendue par curiosité un midi, sur ma pause déjeuner, et j'y suis retournée le lendemain, fascinée par la diversité des styles et le dialogue ouvert avec la tradition occidentale. Il ne s'agissait pas, en effet, de peinture traditionnelle, mais de peinture à l'huile, et l'exposition était une formidable manière de revisiter avec un regard neuf, puisque décalé, notre histoire récente en la matière, tout en favorisant, par une grammaire étrangement commune, l'entrée dans un monde qui en devenait un peu moins étranger. 

Vu de l'étranger

Certains tableaux se laissent appréhender par un équivalent européen : c'est à la manière des impressionnistes, de Matisse (JIN Tian), de Balthus (LIN Yongkang), de Mucha (JIN Shangyi), ou encore de la peinture sombre et ultra-léchée des siècles passés (GUO Runwen). Un amateur plus éclairé pourrait certainement en trouver bien d'autres. Cela m'a frappée dans le tableau de CAO Xinlin où l'on retrouve les vapeurs impressionnistes des locomotives du XIXe siècle… échappées d'une marmite de Soupe d'agneau sur un marché chinois. Ou encore dans une nature morte de WANG Yutian, où plutôt que des pommes et une carafe, nous avons… Litchis et éventail.

 

Soupe d'agneau, CAO Xinlin

Fillette et marionnette, GUO Runwen
Le tissu et les reflets sur la chaise font penser à un style ancien, cependant que la gamine s'ennuie de manière très moderne… (petite fille poupée elle-même la marionnette de ses parents ?)

 

Siqin en costume, JIN Shangyi, 2014
Ne dirait-on pas un Mucha chinois ?

 

Lieu de naissance, GUO Runwen, 2004

L'herbe me fait irrésistiblement penser au Monde de Christina, d'Andrew Wyeth (qui lui-même me fait penser à ces vers de Keats cités par Yves Bonnefoy "when sick for home, / She stood in tears amid the alien corn"). Et quel titre magnifique que ce Lieu de naissance sans amant ni enfant…

 

Le soleil me suit où que j'aille, WANG Yidong, 2006

Ce petit chaperon rouge des neiges m'a paru aussi lumineux que les rares portraits de Gerhard Richter. J'aime beaucoup son titre, qui suggère une aptitude naturelle au bonheur, comme si celui-ci suivait la beauté à la trace. 

 

Vue sur l'étranger

Ce n'est pas tant par des thématiques qui lui seraient propres que nous sommes introduits à un monde étranger, que par une sensibilité différente, qui se manifeste tout particulièrement dans le titre des œuvres - très poétiques, ainsi que le soulignent plusieurs visiteurs dans le livre d'or. Cela me frappe dès la première salle avec un grand portrait d'une femme à cheval (qui ne me plaît pas plus que cela, d'ailleurs) : le titre, Haut plateau enneigé, se garde de toute référence à ce que nous désignerions spontanément comme son sujet principal, le réintégrant dans un tout qui prime sur l'individu. La tableau de ZHAN Jianjun est à ce titre exemplaire, mais pas unique. Il y a aussi La mer, allongée, de ZHANG Zuying, un portrait hypallage qui met du temps à se lever, les plis du vêtement blanc faisant plus de vagues que la mer littérale, derrière elle (le tableau se lève pour ne plus jamais se recoucher, comme le tableau Désir de Magritte, où l'on ne peut plus ne pas lire le mot, une fois qu'il a surgi d'entre les étoiles). On comprend rapidement que, pour les peintres chinois, le paysage n'est pas un décor, c'est l'environnement dans lequel s'inscrit l'homme (non le sujet) et par lequel il prend sens. En fût-il absent. 

Deux de mes tableaux préférés sont ainsi dénués de représentation humaine, sans que j'ai spontanément envie de les qualifier de paysage. Le Pont aux dix-sept arches se découvre dans un tournant de l'exposition. La reproduction ne donne rien. Il faut l'imaginer éclairé par le haut, la lumière extérieure rehaussant-reproduisant celle du tableau, paisiblement illuminé de l'intérieur par une chatoyance de nuances fondues les unes aux autres, qui vous dilatent la poitrine comme de joie, alors que vous ne parvenez pas à embrasser du regard la totalité de ce pont, qui n'est pas vraiment le sujet de ce tableau, pas centré, pas raccordé aux rives qu'il relie, mais que l'on parcourt inlassablement sans venir de nulle part ni aller nulle part : magnifique illustration-sensation de la Voie. 

 

 

Pont aux dix-sept arches, CHEN Wenji, 2003

 

L'autre tableau qui m'a soufflée est lui aussi bien mal servi par sa reproduction. Il faut imaginer cette fois-ci un triptyque immense, trois panneaux chacun plus grand que vous, où le regard suit des lignes de vie, de branches, de ronces, de déchirures, s'y perd, égaré par des bourrasques de taches, fleurs de cerisiers dans la tourmente - une tempête de neige pointilliste qui décoiffe et laisse quelque peu hagard. Incertitude, l’œuvre porte bien son nom.

 

Incertitude, HONG Li, 2014

 

Quelques autres œuvres qui m'ont étonnée d'une manière ou d'une autre, en vrac (l'expo elle-même faisait très vrac, avec quelques toiles sublimes… et quelques croûtes) :

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Vague sentiment de malaise suscité par cet effondrement de la peinture à l'intérieur de ce qu'elle représente, comme des souvenirs envahissant un présent abandonné.

 

Intérieur Lit, YIN Qi, 2004

En vrai, le relief de la peinture est beaucoup plus visible ; avec ses sillons de vinyle, la couverture fait des remous et le tout tangue.

 

La femme sur le canapé, PANG Maokun, 2009

J'aime beaucoup le contraste entre le haut du corps relâché, coudes écartés, manteau, étole étalés, et les jambes croisées sous la corolle de la jupe - qui ne s'offre ni ne se refuse. 

Je n'ai pas retrouvé, du même artiste, Saison des fleurs, où la chevelure d'une jeune fille lui encadre le visage selon la même géométrie que les lys disposés dans un vase devant elle.

  

Voies antiques à l'épreuve du temps, ZHANG Zuying, 1996

Dans la même salle, était également exposé Vacillement, de LIU Renjie, peut-être la toile que je suis le plus marri de ne pas avoir retrouvée (avec La mer, allongée). C'était une route au crépuscule, un tournant dans la nuit violette, avec sa rambarde de sécurité, juste inclinée ce qu'il faut pour provoquer un vacillement, justement, devant les deux yeux jaunes d'une voiture disparue autour de ses phares. J'ai pensé à JoPrincesse, qui ne supporte pas les photos cadrées de travers, et je me suis dit que ce devait être exactement ce qu'elle ressentait, vacillement né de l'infime.

Pour encore plus de reproductions, n'hésitez pas à jeter un œil au catalogue de l'exposition (qui n'est pas exhaustif, mais avait le mérite d'être distribué gratuitement aux visiteurs, imprimé sur du beau papier).