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13 mai 2017

Golaud m'a tuer

Cette année, j'ai convaincu Palpatine de ne pas jouer les ratasses et nous avons pris des places à 35 € pour les opéras au théâtre des Champs-Élysées histoire de voir un peu quelque chose. Le problème, c'est que c'est exactement ça : un peu quelque chose. Genre un tiers de la scène en moins. Du coup, opération replacement… contrariée par un homme qui affirme que la place à côté de lui est prise (non) et que quelqu'un va arriver (non plus). La musique a déjà commencé, je m'installe derrière sur le strapontin de l'enfer. La vue est globalement dégagée, mais impossible de transférer le poids du corps d'une fesse sur l'autre sans faire grincer l'engin : raideur, crispation, contracture musculaire.

Les passages les plus intenses se mesurent à l'oubli de la douleur. Patricia Petibon a cappella est plus efficace que l'ibuprofène. J'oublie tout le temps de deux noms de saints égrainés d'on ne sait où ; je voudrais qu'on me récite tout le bottin divin. Mélisande est alors à la fenêtre, noyau de chaleur orientale dans les ténèbres bleutés de Brocéliande. Toute la mise en scène d'Eric Ruf épouse ainsi la simplicité du conte, jusque dans le filet de pêche capillaire déployé le long de la tour (la moumoute viking a fait rire, c'est dommage*). Un demi-cercle d'eau, d'où émergent des filets-voiles-mâts qui brillent et s'égouttent comme des harpes, et une paroi concave comme le creux d'un arbre millénaire suffisent à créer une atmosphère paradoxalement éthérée et oppressante, un univers gris-bleu** au sein duquel on est toujours déjà égaré comme au sein d'un secret - grotte, tour, chambre ou marais (j'aime particulièrement le mobile de bateaux en papier qu'Yniold promène comme une portée de canetons en lieu et place des brebis dont il est question). Quelques rochers ouvrent l'abîme, sur lesquels Pelléas et Mélisande se promèneraient gaiement si l'éclairage ne dégageait des relents volcaniques, et sur lesquels Golaud mène ensuite sans ménagement Pelléas, faisant sourdre la violence nourrie à l'encontre de ce (demi-)frère auquel il tend la main.

Jusqu'au bout, Pelléas se torture pour la vérité. À ses interrogations, Mélisande ne répond rien : la vérité ne se dit pas, ne se résume pas ; elle se déploie dans la musique, les eaux troubles de l'âme et du sentiment. Il y a adultère et il n'y a pas adultère : ce sont des enfants, répète sans cesse Golaud pour se rassurer parce que c'est là ce qui le perd***, une innocence poétique, en-deça au-delà de tout ordre social, des âmes bleuies de froids qui se réchauffent au contact l'une de l'autre, qui voudraient être aimées de tous et qui n'y peuvent mais si elles ne sont pas heureuses.

On peut parodier autant qu'on veut la fausse naïveté du livret, la simplicité résiste, se replie sur l'essentiel qu'elle protège en l'exposant. Le mystère ne se perce pas, il s'évide dans ce langage qui se ferme et se creuse sur lui-même, renvoyant chacun en lui-même. C'est toujours la surface qui est insondable, en témoigne cette eau sombre et pourtant peu profonde dans laquelle Mélisande se défait par le jeu de l'anneau qui la liait trop solennellement. On ne peut rêver mieux que Patricia Petibon pour se dérober au réalisme et aux symboles trop pesants, voix de femme, d'enfant, cristalline jusqu'au trouble ; chevelure de sorcière et de sainte préraphaélite en halo tout autour d'une lady of the ring qu'elle se refuse à cerner.

Très belle soirée, qui m'a achevée.

 

* Ce passage doit donner des sueurs froides aux metteurs en scène. Auriez-vous des exemples que vous avez trouvés réussis ? (Bonus si lien YouTube)

** Comme mon premier et unique autre Pelléas et Mélisande était mis en scène par Robert Wilson, je me demande : peut-on faire un Pelléas et Mélisande qui ne soit pas à dominante bleue ? Bleu sérénité, tristesse, nostalgie, Vierge, marine et ténèbres à peine éclaircis ?

*** Et nous avec. On est tous plus Golaud qu'on aimerait l'être. C'est un luxe de pouvoir le trouver déplaisant le temps d'une Mélisande, elle magnifique d'être mais impossible à vivre.

10 mai 2017

Concert en descrescendo

Ambiance Badoit qui pétille avec Chairman Dances, de John Adams. Je verrais bien le San Francisco danser dessus en académiques néo ou robes fluides. La scénographie : un immense cube abstrait (traits noirs, vide blanc), un cube asymptotique qui ne cesse de se remplir sans jamais être plein (la ligne de flottaison clapote). La musique soudain y bascule : nous sommes dans l'aquarium des homards, à travers lequel on perçoit, déformée, distante, aigüe, l'effervescence du service, cliquetis des couverts, ordres en cuisine, ballet des assiettes et des serveurs formés par Fred Astaire. Ça swingue et ça pétille, au ralenti, le temps de faire le tour des bulles irisées.
(Après lecture du programme, il semblerait que le cube immense soit un gigantesque portrait de Mao, qui descend de sa toile pour danser un foxtrot avec madame Mao. J'y étais presque.)

Après cette dizaine de minutes d'éclate totale et inattendue, Concerto pour violon et Hilary Hahn de Tchaïkovsky - la raison de ma venue. J'ai dû sautiller de joie à contretemps : au lieu d'être soulevée et emportée par la vague musicale, je la sens passer et se perdre l'apesanteur ; je retombe de tout mon poids sur le sable, mes pieds, le fauteuil. Je saute encore et encore, j'en trépigne, puis j'abandonne : pas assez de vent, juste une brise agréable lorsque le violon joue quasiment a cappella. Ce n'est pas cette version-ci qui aurait fait verser des larmes sur Mélanie Laurent, même si le public, probablement plus familier du film que des concerts, applaudit en plein crescendo. Palpatine est outré comme un toon ; je trouve pour ma part que ça fait chaud au cœur, cette chaleur humaine sur la chaleur orchestrale.
(Hilary Hahn, en robe champêtre à dos de plage et motifs bleus, a probablement inspiré la séquence sauter dans les vagues.)

Symphonie pas si fantastique de Berlioz. Je me garderais bien de demander des œufs mayo au chef d'orchestre (Leonard Slatkin), parce que ça ne prend pas. Pas de chantilly ni d'île flottante non plus : ça bat trop vite et ça reste mou… pas de neige, pas de paillettes, l'île est une cité engloutie. Je révise mes courbes de Bézier sur les réflecteurs du plafond et je m'entraîne à jouer du basson silencieux en gonflant les joues (la difficulté consistant à n'émettre aucun son au moment de vidanger les soupirs).
(En bis, la Barcarolle d'Hoffenbach, choix particulièrement vicieux de part sa persistance auditive. Bonne nuit d'amour à vous aussi.)

08 mai 2017

Dîner avec

Quand Georges songeait qu'il allait dîner avec Ann il en avait les larmes aux yeux. Même s'il ne pleurait pas en vérité il se disait : "Je mange avec elle. J'en ai les larmes aux yeux."

Villa Amalia, Pascal Quignard,
première partie, chapitre IV

 

Palpatine parti, nostalgie intense de manger ensemble, envie immense d'aller au restaurant. Il est revenu, je peux vous raconter. Manger avec…

 

Incitatus. Autour du 14 juillet dernier. C'est la dernière fois que j'ai mangé de la viande, à un gyoza ou une figue au foie gras près. Des brochettes de caille, je crois. Je n'ai pas eu le cœur de refuser, j'ai demandé à n'être pas trop servie et n'en ai pas repris. C'était plutôt mauvais en bouche, même si objectivement bon, bien cuisiné, comme toujours chez Incitatus. J'étais contente de mon cadeau, un roman graphique bien épais, relecture de Faust que je n'avais pas lue mais qui m'avait plu de ce que j'en avais feuilleté. Inci avait feuilleté de même. Connivence de qui hante les FNAC. J'étais bien dans ce salon salle à manger, mi-amis mi-famille, sa sœur et le copain de celle-ci, qui me plaisait bien. C'est si rare de se sentir rapidement à l'aise avec quelqu'un qu'on a tôt fait de prendre ça pour de l'attirance s'il est du sexe convoité. J'ai souri après, quand on a visité son-leur nouvel appartement de couple qui ne vit pas ensemble, avec un mur orange et une peluche brocoli, avant ou après les fondations de la future maison de la mère, avec ouverture, sans étage, sans toit, sans pièce. Mes souvenirs se visitent de la même manière. Je peux revenir à table, entendre le rire de mon amie, voir le sourire de sa sœur, couper le son et m'imprégner de la lumière d'été nuageux, mimer le béluga, il paraît que je mime bien le béluga, dixit la sœur, je crois, j'invente, je me souviens avoir été épatée par son enthousiasme pour son boulot. J'aimerais tellement aimer vendre des ascenseurs. Tout doit être plus facile quand on aime vendre des ascenseurs. Et les faire installer et les maintenir, attention, jusque dans des endroits incongrus (une cathédrale, l'anecdote disait).

Melendili. Passé proche, et déjà plus tant que ça. On sort de chez Mûre, salades colorées à notre table, car deux fois la même d'affilée, et on s'offre des éclairs à l'Éclair de génie. Peanut butter, passion et un troisième, je ne me souviens plus du parfum, ni de celui que nous avons partagé, ni de celui que nous avons préféré, je me souviens seulement que ce n'était pas celui que nous aurions cru. Que croyions-nous alors ? (Je triche, ce ne sont pas des dîners.)

O. et teacher, sa prof de danse au conservatoire (la mienne aussi). Je suis surtout là pour O., qui nous raconte la misogynie qui règne encore dans l'armée en 2017, et ses manœuvres pour s'y soustraire, parce qu'il en faudrait plus pour l'abattre. Elle nous fait rire. Je ne connais personne de plus équilibré, je crois (sûrement faut-il l'être quand on risque d'avoir un jour à lancer des bombes). On parle aussi de l'époque des pointes et du conservatoire, avec de grands yeux agrandis au mascara, et d'un passé qui, à une année près, n'est pas le même pour moi, déjà éloignée, des noms que je ne remets pas. Teacher, qui a eu des générations d'élèves, m'éjecte trop promptement des rêves que je nourrissais alors, comme s'ils n'avaient jamais existé. Fille de militaire, je me rends compte qu'elle a, du ballet, essentiellement embrassé la discipline. Cela fait des années que je ne parle plus d'elle comme de mon professeur, alors qu'elle a compté. Généreuse mais sans folie, beaucoup trop polie. Je me surprends à parler avec la grossièreté de l'à peu près, de tout un tas de bibelot qu'on voudrait bazarder. Sans le faire exprès : je ne parviens pas à l'éviter lorsque je m'en rends compte. Munster et boules et gomme quant à mes provocations involontaires ; la farandole de tartes maison, elle, est délicieuse. Contrairement à moi. Épilogue : O. et moi partageons deux gâteaux tandis que teacher opte pour un dessert glacé. Il est des désolidarisations comme des solidarités, mystérieuses. (Je triche, c'était un déjeuner.)

P.-L. Il y a déjà quelques mois. Nous étions camarades de classe en seconde ; j'ai changé de lycée ; nous avons correspondu à l'ancienne, par lettres, pendant ses études de cinéma, puis nous avons oublié de nous répondre. Le nom composé, unique, a surgi un jour sur LinkedIn parmi ces gens que vous pourriez connaître (et avoir oublié). Nous nous sommes donné rendez-vous dans un restaurant des Halles que je n'avais jamais remarqué, encore moins essayé : son QG. Devant des frites de patate douce, oh mon dieu comment rester concentrée, et des boulettes de manioc, nous avons updaté avec force sourires d'excuses pour des parcours déviés, manqués, en pointillés. Résumez dix ans de votre vie, vous avez dix minutes. Par où commencer, qui ne ressemble pas à un CV ? Des masters, du cinéma, du job alimentaire, chez Picard et ailleurs. Je ne sais plus si j'ai goûté les frites de polenta ou si je les ai lorgné dans l'assiette d'à côté. Comme à chaque fois que j'explique ce que je fais, je m'excuse de mon métier, qui ne vend pas du rêve ; lui s'excuse de celui qu'il n'a pas ou pas encore, il se laisse deux ans pour en décider et enfin emménager chez lui. Je mesure à ce qu'il n'a pas la chance de ce que j'ai, et à ce qu'il a et que je n'ai plus, le chemin parcouru, l'enthousiasme diminué que je tente dans la conversation de ranimer. Il a toujours cette politesse surannée d'enfant trop bien élevé, à présent dans un corps d'homme gringalet. J'ai repensé à Raveline, qui se plaignait de ce que la galanterie était devenue si rare que le croyait toujours en train de flirter. J'ai eu le soin, peut-être un peu précipité, de glisser mon copain comme à chaque fois qu'il pourrait y avoir un doute (moins parce que je plais qu'on pourrait me plaire ? Laissez-moi dans le doute ; l'hypothèse me laisse moins vaniteuse).

P. Mon agenda me dirait ça si je remontais le temps. Encore une délicieuse aubergine farcie de légumineuses. Toi, introvertie ? Je parle trop vite et trop fort, comme parfois lorsque j'ai peur d'écouter ou de m'entendre.

P. Rue Bichat, sur une chaise en hauteur, bol bobo façon bobun. P. m'explique les différents systèmes informatiques qui ne fonctionnent pas ensemble, avec lesquels elle doit bosser, et s'étonne de ce que je comprenne si vite les problématiques (master informatique). À chaque fois qu'elle parle de son boulot, P. me fait penser à ma mère. Même assurance, même look professionnel, vaguement le même domaine. La ressemblance rend plus saillante cette vérité vérifiée auprès de mes amies : je suis à la traîne des responsabilités. Gérer, gérer. Je me sens enfant face à P. comme elle l'était face à moi lors de sa maladie.

H., nouilles soba chez Aki, crêpe chez Framboise. À chaque fois que je la vois, je m'étonne de ce que nous ne serions probablement pas entrées en contact si nous n'avions eu le paravent du web. Il me faut toujours quelques minutes pour m'ajuster à son enthousiasme péremptoire (si ça se trouve, c'est moi quand je suis avec d'autres). Poésie, thèse, LGBT. Nouveauté : le tarot, pas pour deviner, pour interpréter. Je pense à Llness. Il n'empêche : on cherche toutes. Le sujet de thèse a depuis la dernière fois changé ; le coming out, en réflexion dans la soupe miso, est passé avec le cidre (même si sa mère pense encore que ça lui passera). Et cette poétesse morte, pour qui elle se damnerait. H. est si universitaire. J'ai l'impression de revenir en arrière, à mes années littéraires, à des années lumières. (Déjeuner, déjeuner.)

Tout autre H., la semaine dernière. Aubergines alla parmigiana parce que je n'ai pas très faim, tiramisu au speculoos parce que tu vas voir, il est super léger. J'ai vu et H. m'a demandé de fermer les yeux. Quand j'ai eu l'autorisation de les rouvrir, il y avait une souris en tissu avec une écharpe et des jambes en tricot. J'ai eu 5 ans, évidemment ; j'ai parlé avec ma voix d'enfant, celle qui sort malgré moi quand on n'a plus grand-chose à se dire, mais pas envie de se l'avouer parce que reste l'envie d'être là. Masquer ça. (Ce n'était pas un dîner.)

 

La joie de Georges s'enflamma. C'était un homme extrêmement sentimental. Qu'est-ce qu'un homme sentimental ? Quelqu'un qui adore ne pas manger seul. Quand Georges songeait qu'il allait dîner avec Ann il en avait les larmes aux yeux. Même s'il ne pleurait pas en vérité il se disait : "Je mange avec elle. J'en ai les larmes aux yeux."

Rodin, lorsque la sculpture surgit

À un extrémité, il y a la matière informe : le bloc de marbre ; à l'autre, la forme achevée de l'académisme. Quelque part entre les deux, l’œuvre de Rodin, qui n'aura de cesse de rétrocéder vers la matière. La finition académique efface la trace du surgissement ; il efface cet effacement, et le premier s'autorise à ne pas dégager entièrement ses sculptures de la matière dont elles procèdent. Les cheveux d'une naïade coulent dans le marbre. Les amants y fusionnent. Ses sculptures sont de moins en moins achevées, sans mains, sans bras, sans tête… qu'importe d'achever quand tout est déjà là, dans la tension d'un dos, dans l'affleurement d'un muscle, le mouvement déjà pris ? Le guide insiste en nous montrant une sculpture sans tête aux jambes écartées : le grumeleux du ventre a choqué autant sinon plus que la vulve exposée. 

Je n'ai pas réussi à en retrouver trace sur Wikipédia ou ailleurs (parce que j'ai mal compris ou que j'orthographie mal ?), mais on parlerait de morbides pour désigner ainsi en art la vie qui prend forme, indépendamment de toute fonction narrative. Un torse peut alors suffire ; ce n'est plus un bout de corps amputé de son histoire, d'un bras victorieux ou d'une tête songeuse, mais un tout qui déjà dit vivre (le guide est pour cette raison sceptique sur le rapprochement de Rodin et des sculpteurs expressionnistes : quoique déformés, les corps exposés sont effectivement entiers, engagés tout entier dans l'être, le cri ou le désespoir).

Guide génial* qui ne nous encombre pas de détails historiques et de genèse, mais navigue dans les salles du Grand Palais comme dans l'histoire de l'art. La position des jambes tendues l'une devant l'autre vient d'un modèle non professionnel, un paysan que Rodin a fait poser et qui, sans savoir comment se tenir, s'est spontanément tenu ainsi ; oui mais, l'intéressant est que Rodin a fait de cette position celle récurrente d'un homme qui marche, tout en sachant pertinemment que c'est anatomiquement faux, qu'à aucun moment de la marche on n'a les deux jambes tendues. Rodin récupère tout, reprend tout. Il ne casse d'ailleurs pas les moules qui garantissent un tirage en édition limité. Il reprend jusqu'à l'épure, jusqu'à ce que l'on voit le mouvement surgir de la matière, comme ces bonnes femmes-fées blanches qui surgissent de poteries en terre dans l'avant-dernière salle de l'exposition. Je ne les avais jamais vues ; je les adore ; la fée dégueule de la potiche, la potiche dégueule la fée, tube de dentifrice joyeusement pressé. En quelque sorte la version humoristique de sculptures autrement sensuelles. Le corps qui surgit du marbre sans s'en détacher, c'est l'érotisme d'une caresse qui n'abolit pas le corps, le parcourt sans cesse, sans le cerner ni s'en lasser. C'est là et ça échappe. Je voudrais parcourir les dos, sentir le chapelet de vertèbres sous ma main, les omoplates qui respirent, suivre en aveugle le braille des cheveux, la courbe d'une épaule, attraper les mains immenses et les masser, chaque phalange, doigts écartés, recommencer.

D'autres sculptures d'autres sculpteurs exposent l'héritage de Rodin. On trouve notamment plusieurs Giacometti, qui me fascinent surtout par l'admiration que Simone de Beauvoir leur manifeste dans ses lettres et mémoires, quand je ne vois rien dans ces grandes silhouettes fil de fer. Les silhouettes poursuivent l'épure, dans la position même du marcheur de Rodin, deux pieds-bots fichés, synthèse oxymorique mais nécessaire d'un mouvement statique, de ce qui persiste. Une ronde de trois silhouettes, trois ombres qui trônaient sur la porte de l'enfer. Les liens se tissent, l'histoire se fait, la forme se défait. Le guide rappelle que l'art est aussi le miroir d'une époque, et que l'informe est d'abord une réaction à l'art embrigadé, la dégénérescence revendiquée face au réalisme socialiste et à l'académisme aryen. On remonte alors à Rodin comme au point de bascule, entre l'académisme réifié qui ne parle plus et l'informe contemporain qui ne (me) parle pas (encore). Peut-être me parlera-t-il un jour. Dans la dernière salle, caverne d'Ali Baba selon le guide, dépotoir s'il n'avait été là, le guide me fait entendre des bruissements de ce fonds dont les artistes contemporains semblent ne plus rien vouloir faire émerger et dans lequel il nous faut plonger pour apprendre à distinguer en tâtonnant un étron pondu à l'aveugle du chaos d'un tas de ferraille d'où émerge une silhouette humaine (comme pour le tableau Désir de Magritte, on peut ne pas voir, mais on ne peut plus ne plus voir une fois qu'on a vu).

Paul Bernard-Nouraud. La mini-bio explique beaucoup de choses : le look école de commerce et la transversalité made in EHESS.