28 juin 2015
Quille jazzy
Pour le dernier concert de la saison, l'Orchestre de Paris a concocté une soirée qui ressemble aux derniers cours de l'année à l'école : on est encore là, mais on ne tient plus en place et on s'amuse déjà en se projetant ailleurs. Aux États-Unis, en l'occurrence, même si en partie rêvés à partir de l'Europe et de la Russie. C'est parti pour une thématique jazzy.
Sur les quais, suite symphonique rappelle d'emblée que Bernstein est le compositeur de West Side Story : on sent l'action, le mouvement, de la caméra, presque. Un précipité de percussion : nous voilà cavalant sur les conteneurs entreposés aux abords du port. Un cor : la brume visible de loin en loin sous les lampadaires solitaires. Une mélodie à la flûte : c'est le cœur qui s'emporte. Explosion de percussion : n'y aurait-il pas une rixe ? Coups de cymbales : le héros n'est-il pas héroïque ? On est comme au cinéma. Un peu trop même, puisque l'équipe de Mezzo (ai-je cru comprendre) a endossé le rôle du mangeur de pop-corn, avec des allées et venues à l'arrière du parterre où je m'étais replacée (au premier balcon de côté, tout est déformé) et des messes pas si basses. Dommage.
Pour Busking, concerto pour trompette, accordéon, banjo et orchestre à cordes, Serendipity et moi sommes rejoints par le percussionniste et deux violonistes de l'orchestre : j'échange un grand sourire avec l'un et partage la perplexité de l'autre. Le concerto de Gruber a quelque chose d'informe, comme si la musique était perpétuellement dilatée dans le soufflet d'un accordéon. Ces étirements sans élasticité m'ont toujours rebutée dans le jazz, que je n'apprécie que sous forme d'influence, jazzy moins big band que cabaret.
Un replacement au balcon permet d'apprécier Rhapsody in blue. L'ami russe, à ma droite, dirige de la main gauche, tandis que Palpatine, à ma gauche, pianote de la main droite sur mon genou. En bas, Fazil Say nous agace de ses rythmes entrechoqués : il ralentit à l'extrême, retarde la suite que l'on connaît, que l'on veut, et lorsqu'on n'en peut plus, ses doigts passent en trombe ; pris de vitesse, on ne voit pas passer les notes désirées, elles nous ont devancés et culbutés en passant, on dégringole avec elles sur les fesses, en riant, jusqu'à la prochaine montée de plaisir. Jouer de notre attente, ça, c'est de la musicalité !
Je me demandais pourquoi l'on ne finissait pas la soirée par Gershwin et puis les Suites pour orchestre de jazz de Chostakovitch sont arrivées. Aux début de la première valse, l'ami russe tend une main flex : « Non, ce n'est pas la bonne. » Les premières mesures sont effectivement trompeuses et il faut attendre la deuxième valse pour que le gamin de la CNP se mette à traverser la vie avec son violon. Si l'on en croit cette entrée au répertoire de l'Orchestre de Paris, les Suites pour orchestre de jazz sont aussi connues que rarement jouées en concert. J'espère qu'elles seront souvent reprises, parce que c'est vraiment un énorme plaisir de sentir les cordes ronfler et nous transporter des États-Unis en Russie en deux voyages d'archet. Sans compter qu'il me faudra quelques écoutes supplémentaires pour emboîter le pas au musicien dans la marche, le foxtrot et la polka. Si j'avais été à la place des spectateurs assis par terre au parterre (la Philharmonie a voulu la jouer façon Albert Hall), je n'aurais pas résisté à la tentation de me lever pour danser.
Pas de bal mais une révérence pour la violoncelliste Jeanine Tétard, qui part à la retraite (pour l'occasion, le hérisson a échangé sa place avec elle, il me semble, et s'est retrouvé à côté d'une Delphine Biron plus enthousiaste que jamais). C'est avec un gros bouquet de fleurs à ses pieds que la violoncelliste a pour cette fois encore fait corps avec l'orchestre, pour un bis dont je n'ai plus le nom mais que j'ai mis un long moment à arrêter de fredonner.
14:34 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, odp, philharmonie, bernstein, gershwin, chostakovitch
22 juin 2015
La petite table ronde dans la prairie (Windows)
Une mise en scène moche, on s'en remet. Du moins lorsqu'on n'est pas un opéra joué une fois par siècle. Si ça gueule autant contre Graham Vick, c'est que Le Roi Arthus qu'il (dé)met en scène n'aura peut-être pas de nouvelle chance de sitôt. L'opéra de Chausson méritait mieux, vraiment mieux, que cette mise en scène kitsch à la limite du contre-sens, qui se rattrape in-extremis au dernier acte.
Le problème du kitsch est qu'il n'est rarement qu'esthétique. La prairie Windows imprimée sur le lino accueille ainsi des chevaliers coiffés de casques... d'ouvrier1. Le chevalier ne tue pas, non, il construit – une maison Ikéa pour le roi Arthus et Genièvre2, en l'occurrence. Pour s'assurer que personne ne soit blessé, les épées ont même été fichées en cercle dans le sol ; non seulement les chevaliers ne les en extraient pas, comme le font fièrement les Capulet (Montaigu ?) dans l'opéra de Bellini mis en scène par Carsen, mais ils nouent une corde autour des gardes et transforment ainsi le symbole de la table ronde en enclos, où paissent tranquillement le roi, la reine et le canapé rouge en skaï (l'amour, la passion, le sang... ou le vernis et rouge à lèvres d'une actrice porno, selon le remake de Guillaume, expliquant rapidement à l'ouvreur pourquoi la salle est vide).
Le kitsch émousse si bien la pulsion de mort que la drame est ravalé au rang de vaudeville : Genièvre trompe son mari avec Lancelot et l'amour est dans le pré (i.e. un rectangle de hautes herbes en plastique qui font frou frou par-dessus la musique). Aucune majesté pour le pouvoir établi ; l'ordre est nécessairement petit-bourgeois et n'est abordé que par son antonyme littéral, c'est-à-dire le désordre sur la scène (le bordel pour faire plaisir à Guillaume) avec la maison royale renversée sur le côté façon livre ouvert. Sans conflit de loyauté, sans antagonisme entre la logique féodale (loyauté au seigneur) et la logique chevaleresque (loyauté à sa dame), les atermoiements de Genièvre et Lancelot à l'acte II deviennent non seulement inintelligibles mais encore longuets.
Il faut attendre l'acte III pour que le kitsch parte en fumée – littéralement : le canapé en skaï rouge prend feu, ce qui est assurément le moment de volupté le plus fort qu'il nous ait fait partager. Le papier peint Windows semble avoir connu un dégât des eaux et sa déchirure à hauteur d'homme me fait penser aux tableaux de Sabine dans L'Insoutenable légèreté de l'être – le kitsch se fissure. Il était temps : le dernier acte évacue Genièvre3 et Lancelot au profit du roi Arthus, à qui l'on concède enfin un peu de grandeur après l'avoir fait consulter Merlin avachi comme un SDF alcoolique. L'infidélité de son épouse le tourmente bien moins que la déloyauté de Lancelot : celle-ci présage la disparition de l'ordre qu'il a établi et marque le retour de la convoitise, amoureuse mais surtout politique, qu'il avait voulu faire taire en faisant asseoir les chevalier autour d'une table ronde, sans hiérarchie autre que sa propre couronne. Le paddock cercle d'épées, peu à peu décimé, traduit sur scène le démantèlement de la Table ronde.
La musique rend pourtant sublime cette fin où le roi se prépare à voir son héritage disparaître avec lui, à mourir sans même la consolation d'avoir laissé une trace pérenne, ni cercle chevaleresque ni fils, même spirituel. D'une manière générale, la musique de Chausson est superbe. À plusieurs reprises, je me suis fait la remarque qu'il faudrait que je retienne tel ou tel passage ; mais comme la mise en scène n'offre aucune prise sur la partition, je serais bien en peine de me souvenir des passages en question.
Le minimum de beauté requis pour, dans ces conditions, passer quand même une bonne soirée était assuré par les artistes en fosse et sur scène, notamment Sophie Koch, qui a décidément une voix de reine, Stanislas de Barbeyrac (si c'est bien lui qui fait le guet) et Thomas Hampson. J'aime moins la voix de Zoran Todorovitch (Lancelot), mais lui suis déjà infiniment reconnaissante de n'être pas Roberto Alagna (pardon pour les aficionados). Enfin, la soirée n'aurait pas été aussi plaisante sans la compagnie de ma princesse préférée et de son acolyte Guillaume4 qui m'aura bien fait marrer et pas qu'aux entractes, hé !
Leroy Arthus : délicieuse musique pour mise en scène en carton. #Bastille https://t.co/LfTXyegKI5
— ♕ Joséphine (@JoPrincesse) June 11, 2015
A lire : le blog du Wanderer
1 Lors de la création de la pièce en 1903, les costumes avaient été confiés à Fernand Khnopff. Voilà, voilà.
2 Genièvre que je persiste à appeler Geneviève.
3 Le metteur en scène massacre sa mort. OK, mec, s'étrangler avec ses propres cheveux, c'est zarb, mais je ne sais pas moi, rien que Raiponce fournit l'inspiration pour une pendaison capillaire digne de ce nom. Tirer ses cheveux comme les cordons d'un sweat à capuche, c'est juste ridicule. Et un fou rire qui vous sort du drame, un !
4 Assise entre les deux zygotos que se passaient les jumelles sous mon nez, j'ai eu l'impression de me retrouver entre ma cousine et mon cousin dans la voiture de mes grands-parents : lorsque, le mercredi soir, ils nous ramenaient chez nos parents, il n'étaient pas rare que le ninnin des cousins, un doudou blanc en tissu, me passe sous le nez au gré des partages et batailles engagées.
22:22 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : musique, opéra, bastille, chausson, le roi arthus
21 juin 2015
Chaud au chœur
Concert du jeudi 18 juin
Vadim Repin ayant annulé sa participation au Concerto pour violon n° 2 de Chostakovitch, les deux premiers violons de l'Orchestre de Paris se sont retrouvés sur scène en même temps : Roland Daugareil à son poste habituel, Philippe Aïche sur le devant de la scène (je ne sais pas pourquoi, j'aurais imaginé l'inverse). Le manque de grinçant russe se fait sentir – puis peu à peu oublier, avec un deuxième mouvement déjà plus tord-boyaux. C'est curieux, tout de même, cette impression que quelque chose résiste et, que si bon que soit un artiste, s'il n'a pas été élevé dans la culture propre à une œuvre, celle-ci lui restera toujours plus ou moins étrangère. L'universalisme en prend un coup.
Heureusement, il y a la joie, cette joie dont le « pouvoir d'enchantement » rassemble « ce que les mœurs ont cruellement séparé ». Le poème de Schiller est entonné à la fin par quatre chanteurs et repris par le chœur, mais c'est toute la symphonie de Beethoven qui est une ode à la joie. La puissance qui s'en dégage en fait quelque chose de bien plus profond qu'une envolée d'allégresse. La joie est grave, ancrée comme la jambe de terre dans un équilibre : plus le danseur l'enfonce dans le sol, plus l'autre jambe peut grimper, allégée, allègre. Les chants, les cris de joie, Freude ! ne sont rien par rapport à la force intérieure qui provoque leur jaillissement1. Contrebasses et violoncelles nous font une joie profonde, qu'exaltent le chœur, incroyable, et les solistes, parmi lesquels Matthias Goerne, à l'intervention aussi brève qu'émouvante. Brahms et maintenant Beethoven : je vais devoir refaire le tour de mes préjugés musicaux, pour réhabiliter ceux que j'ai trop promptement écarté à l'aune d'un estomac anémié.
1 Et quel rythme ! Les chanteurs du chœur n'ont rien à envier à des chanteurs de rap.
23:11 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, odp, philharmonie, chostakovitch, beethoven
16 juin 2015
Baroque et britannique
Concert du 26 mai
Dans ses voyages à remonter le temps culturels, Palpatine visite généralement le XVIIe siècle et les alentours avec son binôme baroque, le XIXe, XXe et XXIe avec moi. Cette répartition, qui s'est mise en place d'elle-même, m'a bien arrangée bien pour ce qui est de la peinture, n'étant pas sensible le moins du monde à la peinture classique (il me faut le storytelling érudit d'un Daniel Arasse pour m'y intéresser), et cela ne m'a pas dérangé pour ce qui est de la musique : même si, du peu que j'en ai entendu, je sens que cela pourrait me plaire, je n'ai pas a priori de prédilection pour ce genre et le répertoire symphonique a laissé à ma curiosité un champ d'exploration assez vaste pour commencer à me faire une culture musicale.
Le pli est pris et puis un jour, l'Orchestre de chambre de Paris décide de programmer un concert dont les compositeurs ne sont pas contemporains mais compatriotes. Et surtout, invite Ian Bostridge pour chanter. Ian Bostridge, sur le programme du TCE de Palpatine, c'est le ténor en face duquel une souris porte un petit cœur. No way que je le loupe à Paris dans du Britten, tant pis pour l'équilibre de mon univers. Le jour J, j'ai un CD de Ian Bostridge dans mon sac au cas où, une place à 30 € pour être sûre de l'entendre et de le voir, une princesse à mes côtés, quatre sablés de la paix de chez Gosselin (c'est comme des calumets de la paix pour non-fumeurs), hâte et le trac, comme si j'allais passer un examen. Sauf que l'examen, comme la guerre de Troie, n'aura pas lieu : personne ne croise ni le fer ni le regard. J'aurais dû m'en douter, l'ironie du sort ne pouvait qu'être britannique. Rien, donc, n'a lieu, sinon la prise de conscience que rien n'aurait jamais lieu, déjà passé. Cette leçon vaut bien un fromage un sablé sans doute.
Bien, me direz-vous, mais que joue-t-on à une soirée de l'entente cordiale ?
Une Fantaisie sur un thème de Thomas Tallis de Vaughan Williams (de l'importance des italiques). Je ne connaissais ni l'un ni l'autre, mais c'est beau comme une nuit qui se lève – je sais que le jour se lève et que la nuit tombe, mais là, je vous assure que c'était la nuit qui se levait, comme on aurait levé un malentendu : tout est soudain plus respirable, plus ample, et ça enfle de beauté. (Par moments, on dirait presque du Arvo Pärt).
Abdelaze ou la Revanche du Maure, de Purcell. Cela correspond davantage à ce que j'imagine spontanément sous l'étiquette baroque : une ritournelle savante qui délasse comme un massage1 – un vrai massage, hein, qui tapote les muscles quand il faut et vous surprend par sa poigne, pas une caresse pseudo-sensuelle qui irrite à la longue (quand le CD qu'on a mis en fond sonore avec replay automatique tourne depuis deux heures).
La Symphonie n° 103 de Haydn, « Roulement de timbales ». Sir Roger Norrington s'en donne à cœur joie. Le chef qu'on croyait pépère, parce que confortablement installé sur sa chaise pour diriger (première fois que je vois un chef diriger assis), se révèle un cabotin de première, qu'on adopterait volontiers comme grand-père pour des veillées loufoques pas piquées des hannetons. À chaque fin de mouvement ou presque, il se retourne vers le spectateur : tadaaaaa, c'est trois fois rien mais je vous ai bien eu, hein ? À la fois roublard et bienveillant, il s'amuse, on s'amuse et ça fait plaisir. Je n'avais pas fait un concert aussi joyeux depuis longtemps !
Mais où est le Hugh Grant du monde lyrique ?
C'est dans le Nocturne de Britten que chante le ténor qu'on attendait toutes tous (en vrai, il était programmé avant l'entracte, mais il faut bien faire monter le désir ménager un peu le suspens). Nocturne. L'obscurité se confond avec la noirceur – moins dans les thèmes des poèmes, même si on y trouve massacres et linceuls au milieu des abeilles et des rossignols, que dans les sonorités, beaucoup plus abruptes. La voix de Ian Bostridge tranche, éructe, s'étire, parfois à la limite du récitatif : la séduction qu'elle exerce n'a rien de facile ni d'enjôleur. Elle déçoit les fantasmes pour aviver l'admiration (qui, la représentation s'éloignant, pourra à nouveau se parer de petits cœurs). Voilà encore un artiste dont on ne peut pas être fan, en dépit de tous les fantasmes fanatiques que son élégance britannique pourra susciter à côté. (La veste cintrée, la pochette, tout est comme la voix si juste...) Ian Bostridge n'entretient pas la groupie attitude. Seulement voilà, Nocturne incluait le poème Midnight's bell goes ting, ting, ting de Thomas Middleton et ledit poème incluait ces vers :
The nibbling mouse is not asleep,
But he goes peep, peep, peep, peep
Si Ian n'avait pas parlé de moi, je n'aurais pas sautillé partout à l'entracte en faisant peep, peep, peep et l'absence d'humeur sautillante ne m'aurait pas poussé à demander un autographe – ce que je ne fais jamais2, parce que je trouve toujours cela décevant, ces gribouillis qui ne constituent en aucun cas une trace de ce qu'un chanteur nous a donné à entendre3. Sans compter que la bonne élève qui sommeille en moi, celle qui comptait les carreaux et a failli faire un AVC le jour où le prof d'anglais a défiguré son cahier par un énorme ASV4 en travers de la page, a toujours peur que ça déborde : pas sur la photo ! pas sur le livret !
Après une bafouille gênée contenant great, really great et thank you, la souris jura mais un peu tard qu'on ne l'y prendrait plus. Halte à la dédicace et vivent les tags sur les programmes. Tous en c(h)oeur : Iaaaaan <3
Pour une chroniquette qui s'attaque à de vrais enjeux d'interprétation, allez faire un tour chez Carnet sur sol.
1 J'étais en thalassothérapie la veille – ceci expliquant peut-être cela.
2 Je crois que le dernier était de Gwendal Peizerat, parce qu'il patinait bien, avait des cheveux longs comme mon papa et faisait très gentiment des dédicaces aux gamines de sept ans.
3 Je le conçois plus pour un auteur (même pas en rêve je prête mon Daniel Pennac avec dessin-dédicace).
4 Auxiliaire, sujet, verbe : c'était une séance sur la forme interrogative.
23:15 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, tce, ian bostridge