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17 mars 2016

King Kissin

Une sonate de Mozart, c'est toujours relaxant. Sauf quand un sonotone se met à siffler strident. Soit Evgeny Kissin est maudit, soit il a un admirateur sourdingue : sur les trois récitals auxquels j'ai assisté, deux ont été parasités de la sorte. C'est fatigant. Je pose ma tête sur l'épaule de Palpatine et la salle, renversée, m'apparaît comme un framboisier, avec ses couches de balcons crème et de loges bordeaux, les petites tête pulpeuses des spectateurs qui s'égrènent entre elles. C'est délicieux. (Et parce que, non, toutes les métaphores qui me viennent à l'esprit ne sont pas comestibles, j'ai aussi l'image très nette d'une masse de perles (d'huître) agglutinées, irisées, emportées dans un flot cristallin, confusion solide et liquide qui dit l'émerveillement d'entendre simultanément la percussion et le legato dans lequel elle est entraînée.)

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C'est officiel : j'aime Beethoven. Au piano. Joué par Kissin. À certains moments, j'ai des flashs de La Dame aux camélias, mais cela ne se peut pas. Et si, en fait : ce sont d'autres jambes horizontales, d'autres cheveux, d'autres portés vus à Garnier ; La nuit s'achève était chorégraphiée sur l'Appassionata. JoPrincesse avait râlé à propos du pianiste ; j'avais mis ça sur le compte de Beethoven. Je comprends maintenant : l'instabilité des humeurs, les notes de tête, guillerettes et toujours sur le point de dérailler, trébucher, croque-jambées par la main gauche, noire, tumultueuse, la bourrasque qui n'emporte pas, narguée par la main droite obsédée par son bonheur gringalet, auquel la bourrasque vient rabattre son caquet, prouver que sans aigu sonnant et trébuchant, ce n'est pas le désespoir mais la tranquillité, une certaine tranquillité du moins, une résignation solennelle mais sereine – mais sombre aussi, et la gaîté revient jouer ses billes, rondes et ivres, qui partent à l'assaut de votre corps, grimpent dessus comme si c'était une montagne, roulent contre la gravitation sur l'unique chemin en spirale, tournent, tournent, ligotent vos bras contre votre buste, vous entravent et vous enivrent de leur jubilation de liberté, sûres d'attendre le sommet – éparpillées avant, pensez-vous, notes de tête alourdies par les notes de cœur, gros, la lame de fond, dont vous émergez dégoulinant de passion pour vous ébrouer d'autres notes de tête en l'air ou dans les mains, que vous frappez l'une contre l'autre parce que c'est tout ce qu'il vous reste à faire. Ouf !

(Mon attention a redoublé à partir du moment où je me suis dit, tiens, on dirait les humeurs contraires dans lesquelles je peine à m'équilibrer ; j'ai suivi l'une et l'autre avec une curiosité accrue, pour savoir laquelle allait prendre le pas sur l'autre : c'est intermittent et, en réalité, souvent concomitant – force de la musique que de faire entendre des contraires ensemble et simultanément.)

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C'est officiel, aussi : je n'aime pas Brahms. Les notes toutes rondes qui s'aggloméraient tantôt comme les grains de la framboise sont écrasées. J'ai boudé mon plaisir le nez dans l'épaule de Palpatine – et je l'y ai trouvé.

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Dernière partie. Dans le noir, Palpatine gratte les cordes d'une guitare imaginaire, signe qu'il a retrouvé les pièces espagnoles ici transposées. Albeniz, Granada, Larregla : je ne connais pas les noms, mais je reconnais certains airs. Dont je ne sais pas s'ils sont censés vous fendre l'âme ou le visage d'un sourire. J'étais trop occupée à diriger sur le dos, le genou et l'avant-bras de Palpatine. Et à mimer le museau de souris pendant la pièce qui restera pour moi le gratouillis d'un rongeur qui trottine à toute allure avec une patte boiteuse dans un couloir de cordes.

21 juin 2015

Chaud au chœur

Concert du jeudi 18 juin

Vadim Repin ayant annulé sa participation au Concerto pour violon n° 2 de Chostakovitch, les deux premiers violons de l'Orchestre de Paris se sont retrouvés sur scène en même temps : Roland Daugareil à son poste habituel, Philippe Aïche sur le devant de la scène (je ne sais pas pourquoi, j'aurais imaginé l'inverse). Le manque de grinçant russe se fait sentir – puis peu à peu oublier, avec un deuxième mouvement déjà plus tord-boyaux. C'est curieux, tout de même, cette impression que quelque chose résiste et, que si bon que soit un artiste, s'il n'a pas été élevé dans la culture propre à une œuvre, celle-ci lui restera toujours plus ou moins étrangère. L'universalisme en prend un coup.

Heureusement, il y a la joie, cette joie dont le « pouvoir d'enchantement » rassemble « ce que les mœurs ont cruellement séparé ». Le poème de Schiller est entonné à la fin par quatre chanteurs et repris par le chœur, mais c'est toute la symphonie de Beethoven qui est une ode à la joie. La puissance qui s'en dégage en fait quelque chose de bien plus profond qu'une envolée d'allégresse. La joie est grave, ancrée comme la jambe de terre dans un équilibre : plus le danseur l'enfonce dans le sol, plus l'autre jambe peut grimper, allégée, allègre. Les chants, les cris de joie, Freude ! ne sont rien par rapport à la force intérieure qui provoque leur jaillissement1. Contrebasses et violoncelles nous font une joie profonde, qu'exaltent le chœur, incroyable, et les solistes, parmi lesquels Matthias Goerne, à l'intervention aussi brève qu'émouvante. Brahms et maintenant Beethoven : je vais devoir refaire le tour de mes préjugés musicaux, pour réhabiliter ceux que j'ai trop promptement écarté à l'aune d'un estomac anémié.


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 Et quel rythme ! Les chanteurs du chœur n'ont rien à envier à des chanteurs de rap.

14 décembre 2014

Le pianiste thaumaturge

Kissin se met à jouer la Sonate n° 23 de Beethoven et soudain, tout tourne rond. Une bicyclette imaginaire déboule sur les poussières-graviers qui flottent dans la lumière des projecteurs, traversant le poumon noir de la salle, du plafond jusqu'à la scène, perpendiculairement à nos places de côté. Au-dessus de nos têtes, le lustre du théâtre se met à tourner et le piano lance ses notes dans cette roue de casino inversée - des billes qui se serrent les unes aux autres, se poussent, se repoussent comme des aimants antagonistes, se collent sans jamais se mélanger, rondes, rondes et noires comme du caviar. Elles explosent sous les doigts du pianiste à la manière des oeufs de saumon que l'on presse de la langue contre le palais. Leur saveur éclate comme des bulles, les bulles d'une sonate-savon qui décrasse l'oreille de manière fort ludique - Ponge en musique ! Je continuerais bien à prétendre ne pas aimer Beethoven, juste pour que Kissin me repasse un tel savon.

C'est ainsi l'oreille propre comme un sou neuf que je pénètre dans la demeure de Prokofiev (Sonate n° 4). A plusieurs reprises, un rayon de soleil frappe à la fenêtre et on s'en éloigne de quelques marches. A l'étage, l'ondée s'abat silencieusement sur une immense vitre-vitrail ; ce n'est pas la pluie, ce sont les notes, tout à l'heure si rondes, qui s'écrasent et se mélangent, disparaissent derrière l'atmosphère un peu sèche qu'elles créent. Et cela tourne encore, comme une caméra, cette fois, une caméra qui tourne lentement sur elle-même, tombe et s'élève, filmant toutes les pièces de la demeure comme un escalier en colimaçon - dans la cage duquel on n'en finirait pas de chuter, comme dans le tunnel devant mener Alice au pays des merveilles.

Le pays des merveilles, en l'occurrence, est doucement baigné par la clarté de la lune. Chopin. Les doigts se glissent entre les touches noires comme entre les poils d'un chat angora, qui étire sa gorge pour faire place aux gratouillis : caressé par Kissin, le piano se met à ronronner. On soupire d'aise. Mon voisin soupire d'aise. Mon voisin soupire. Mon voisin respire. Respire fort. Souffle fort. Et attire comme un aimant tous les petits bruits parasites de la salle. Soudain, comme les yeux devant une illusion de 3D, qui ne savent plus dans quel sens ordonner les arrêtes pour faire surgir un cube ou autre forme géométrique, mes oreilles ne savent plus ce qu'elles doivent privilégier, du bruit ou de la musique, pris dans un même continuum comme sont prises dans l'image planes les formes qui se disputent la troisième dimension. A tout moment, Chopin menace de disparaître derrière le métronome irrégulier de la respiration de mon voisin, un froissement de tissu, une barbe grattée, le tic-tac d'une trotteuse, un programme déplié, et il me faut toute la concentration du monde pour faire revenir au premier plan la dame aux camélias (sans camélias mais avec toux). Les mazurkas, plus dynamiques que les nocturnes, rendent l'exercice plus aisé. J'oublie les bruits parasites pour m'étonner de ce que les doigts se rassemblent sitôt les touches enfoncées, comme si le pianiste pinçait les cordes d'une harpe. Harpsichord n'était peut-être pas un terme si mal trouvé pour le clavecin !

Le concert se termine par la marche Rakoczy de Liszt, d'autant plus brillante que Kissin semble moins frapper qu'imposer ses mains sur le clavier. Applaudissements nourris pour le pianiste thaumaturge.