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18 novembre 2015

Soirée à économie d'énergie

« Pour cette ultime tournée […], la compagnie n'a pas choisi la facilité […]. » C'est une manière de le dire. Ou bien : n'a pas choisi les pièces les plus enthousiasmantes de Trisha Brown.


Solo Olos

Quatre danseurs déroulent et rembobinent en canon un même enchaînement sous les indications d'un cinquième larron, qui a rapidement rejoint la première rangée des fauteuils. Je me demande si l'exercice est réel ou pré-chorégraphié pour éviter tout carambolage ; ma voisine de derrière tranche : « J'en ai vu un hésiter. » Pourquoi pas.


Son of Gone Fishin'

La danse faite inertie. Les danseurs, nombreux, entrent, sortent, reviennent et perpétuent un mouvement d'une fluidité extrême. Ils ne sont que rarement à l'unisson, mais jamais vraiment non plus en pagaille : chacun poursuit le mouvement qu'il a initié et, lorsque deux trajectoires se rapprochent, les gestes s'harmonisent pour mieux se défaire quelques instants plus tard. (On dirait les gouttes d'eau sur les vitres des trains, qui avancent en parallèle jusqu'à se faire phagocyter par un spermatozoïde déboulant à grande vitesse, aussitôt disparu.) Pour ne rien vous cacher, j'ai du mal à garder les yeux ouverts.


Rogues

Les dernières notes d'harmonica(-like) font naître l'image qui résume le mieux ce duo : les deux hommes sont des virevoltants – si, si, vous savez, ces boules végétales qu'on voit rouler dans les westerns... en plein désert.


Present tense

Du monde sur scène, à nouveau, mais cette fois-ci, il y a du contact, avec des portés-manipulations prenants, des costumes colorés et... de la lumière, enfin. Parce qu'autrement, entre recyclage de phrases chorégraphiques, conservation du mouvement et pénombre omniprésente, c'était plutôt une soirée à économie d'énergie.

 

30 octobre 2015

Point d'orgue

L'orgue, un instrument noble et leste qui invite à la componction ? Si c'est aussi l'image que vous vous en faites, je vous invite à écouter l'improvisation dans laquelle Thierry Escaich s'est lancé mercredi pour inaugurer l'orgue de la Philharmonie. C'est avant tout une affaire de tuyauterie et, quand on entend les boyaux de Dieu gargouiller, la majesté divine en prend un coup. Du coup, exit la colère divine, place à : un concert de bouilloires dans une navette spatiale, avec locomotive et corne de brume comme artistes invités ; un enterrement sous-marin de petite sirène retrouvée pendue à une branche de corail ; Batman sous les voûtes d'une église ; la silhouette distante des Ménines, démultipliée, dévalant et grimpant les escaliers non-euclidiens d'un jeu vidéo, et de gros ordinateurs IBM des années 1970 en pleine dispute philosophique (ou bien en train de parier au PMU, allez savoir)(à moins que ce ne soient des parties simultanées de tic-tac-toe, d'échec et de bataille navale).

L'orchestre entre et décide de plutôt jouer à Où est Tamestit ? Sans sans pull ni bonnet rayé rouge et blanc, c'est vachement plus dur qu'avec Charlie. Du coup, Paavo Järvi s'apprête à commencer le concerto pour alto de Jörg Widmann sans altiste solo, quand un choc sourd retentit, suivi d'un bruit de fermeture éclair. On va pouvoir commencer, oui ou non ? Le choc sourd se fait de nouveau entendre et, alors que je me dis que, quand même, c'est un peu fort de café, Antoine Tamestit surgit de derrière les deux harpes. C'était donc lui qui… (coup d’œil au programme)… oui, oui, c'est lui qui fait des percussions sur un Stradivarius ! J'ai à peine le temps de m'en remettre qu'il joue du banjo avec - pizzicati mon œil.  Il n'arrête pas de bouger, circule entre les différents pupitres, figurés et littéraux, ilots de musiciens et suppôts de partition. Les sons surgissent d'un peu partout - puis soudain de nulle part. Dans le doute, certains comment à applaudir - ceux qui, comme moi, ont perdu Charlie-Tamestit de vue et n'ont rien vu. A force de jouer à la guitare électrique, ce qui devait arriver arriva : une corde cassa. Le concerto, à peu près aussi concertant que concordant les temps de ce paragraphe, s'interrompt, le chef attend, les mains se portent au menton, le public gronde de murmures : où est Tamestit ? Au bout de quelques instants, il revient, échange quelques mots, de dos, avec le chef et va se placer, tout le monde prêt à reprendre comme si de rien n'était. Sur le signe du chef, la mesure de reprise se répand comme la bonne nouvelle, là, là, on y est... mais l'altiste fait signe de rembobiner : nouveau conciliabule de sourds-muets. Les pages des partitions se tournent de droite à gauche et enfin, au grand dépit soulagement de tous, le concerto reprend et se déroule sans encombre (sinon sans ennui) jusqu'à la fin. Aux saluts, le compositeur serre dans ses bras le soliste, le chef et le violon solo avec une vigueur que l'on réserverait à des compagnons d'arme. Mais à la guerre comme à la guerre ; si Antoine Tamestit ne lui a pas sauvé la vie, il lui a peut-être sauvé la mise, déclenchant des applaudissements qui n'auraient peut-être pas été aussi nourris si le concert s'était déroulé sans anicroche. Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela fut laborieux.

Point d'orgue de cette soirée : la Symphonie n° 3 de Camille Saint-Saëns que j'écoutais en concert pour la troisième fois, je crois. Petite pensée pour Joël, qui a dû pas mal se boucher les oreilles en étant à l'arrière-scène. Du second balcon de face, en revanche, le niveau sonore est parfait ; on sent même les vibrations (enfin !). Pourtant, je vibre à peine. Comme anesthésiée esthétiquement depuis le début de la saison, je commence à me demander sérieusement si la fatigue ne me rendrait pas un peu frigide de l'oreille…

 Mit Palpatine, placé à l'étage du dessous, avec qui on a échangé quelques regards synchronisés aux moments-clé (genre l'entrée de Lola, saluée par un cri muet, les mains en porte-voix). Je ne sais pas si je nous trouve adorables ou irrécupérables.

25 octobre 2015

Soirée De Keersmaeker

Les soirées jeunes de l'Opéra me font sentir de moins en moins jeune. L'année prochaine, je ne pourrai plus y prétendre. Palpatine, déjà, n'aura pas pu y goûter. Et sa présence manque. Devant Quatuor n° 4, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer ce qu'il en aurait dit, quelque chose comme : c'est du théâtre de la Ville, avec des filles en plus joli. Cette propension à tout apprécier, à tout évaluer en termes de beauté plastique m'épuise, et pourtant, je ne cesse à mon tour d'y céder. Peut-être la pièce incite-t-elle à la facilité, jolie, elle aussi, comme ses interprètes. Les quatre jeunes femmes, parce qu'attifées comme les petites filles qu'elles savent qu'elles ne sont plus, me font un instant penser aux trois petites Euménides de Giraudoux, dans Électre, mais il n'y a pas de malaise : la séduction est consciente, mais innocente. A l'exception d'un haut différencié, vague concession à la personnalité de chacune (ou plutôt mime de cette différenciation), toutes sont vêtues de la même manière : socquettes sur jambes nues et jupes qui tournent jusqu'à la verticale, jusqu'aux grandes culottes blanches, exhibées dans des poiriers avortés, mains au sol et ruades de pieds. On sourit de ce French cancan d'écolières, qu'on imaginerait plutôt jouer à la marelle à cloche-pied. Cela marche toujours, mais justement parce que cela marche toujours, ça ne danse pas assez. L'attention se met à vaciller tandis qu'oscillent les corps, tapant des pieds dans les airs, comme Fred Astaire, comme les cloches d'une église. On s'ennuie joliment.

(++ Camille de Bellefon, cheveux au carré, danse au taquet)

 

Après que les filles nous ont montré leur culotte, c'est au tour de garçons de tomber la veste (on aurait bien voulu ajouter : la chemise, mais c'est seulement au profit d'un maillot de corps). Les corps, eux, ne tombent pas ; ils se jettent à terre, roulent et se relèvent en vitesse, avec une dextérité à faire passer pour rouillé un agent secret s'étant jeté d'un train en marche. Parce que la jubilation nécessite le désordre, ils n'arrêtent pas de se croiser ; on dirait des notes de musique brouillonnes, des noires et des croches griffonnées à toute vitesse : Die grosse Fuge, une page manuscrite de Beethoven faite ballet. 

(++ Hugo Vigliotti, qui danse aussi grand qu'il est petit)

 

La dernière pièce, Verklärte Nacht, possède quelque chose que les deux autres n'ont pas : une scénographie. Les raies de lumière qui percent entre d'immenses troncs de bouleaux, redoublés par des hommes de dos, immobiles, créent d'entrée une image très esthétique. Nous sommes dans une forêt hantée par des hommes-tronc et des femmes bauschiennes, aux robes dépareillées, qui répètent encore et encore ce même geste de genoux qui flanchent et s'ouvrent dans l'évocation d'une chute - curieux mélange de faiblesse et de sexualité, que l'on retrouve lorsque les femmes sautent au cou des hommes, cuisses autour de leur tête, comme pour s'en protéger, dans un élan de repli. On s'agrippe à ces couples oniriques, et on voudrait que les portés, emportant les feuilles, les robes et les cheveux, nous emportent sur leur passage. Mais je dois être, comme mes yeux, trop lourde de sommeil et je reste là, sur mon fauteuil de balcon, à ne pas prendre l'air.

(++ Awa Joannais, jolie présence qui semble tout droit sortie du Parc avec sa grande chemise blanche...)

 

Une photo publiée par Hugo C. (@_gohu) le 21 Oct. 2015 à 15h59 PDT

24 octobre 2015

Oups, it's Friday

Le problème des places prises en avance, c'est que l'on ne sait jamais si l'on ne sera pas en week-end, en vacances ou seulement trop fatigué pour en profiter. Après Arvo-Pärt-Biarritz, Bruckner-Ecosse et Petibon-Rome, c'était hier un match Mahler-fatigue. Mais on ne sèche pas un concert de Matthias Goerne, alors j'ai baillé, papoté, engouffré un sandwich et me suis replacée avec Palpatine au second balcon de face, bien au chaud. L'endroit parfait pour somnoler, en trois étapes :

1. Le sas de décompression. Un peu comme on sacrifie un oeuf dans une préparation, une courte pièce est presque toujours sacrifiée en début de concert : c'est l'occasion d'enlever son manteau, de chercher où ranger son programme et de sortir une paire de jumelles attachées à une chaîne sonnante et trébuchante et que je te fusille mamie des yeux. Pour rendre justice à une pièce de courte durée, il faudrait la placer après une oeuvre plus longue, pendant laquelle oreilles et fessiers auraient eu le temps de s'accoutumer à la position concertante. Las, La Pavane pour une infante défunte remplit son rôle de douche rapide pour se décrasser de la journée avant d'accéder au grand bain délassant.

2. Le duvet divin. Décrassé, délassé, bien au chaud, il est temps de se rouler dans cette formidable couette qu'est la voix de Matthias Goerne. Ayant déjà entendu les Kindertotenlieder en juin dernier, je ne cherche plus à suivre le texte dans le détail. Paix à l'âme de ces enfants morts ; la mienne se roule en chien de fusil, reconnaissante de se trouver à l'abri du malheur. 

3. La tempête titanesque. Le bruit m'empêche de dormir. Sauf lorsque les éléments sont déchaînés au point de masquer tous les petits sifflements, coups et craquements domestiques - toux, reniflements et gratouillis théâtreux. La première symphonie de Mahler se déchaîne et, bien au chaud, suave mari magno, je me renfonce en moi-même ; la plus familière des mains étrangères se pose sur mon genou et fait taire toute velléité de revoir le sens de ma professionnelle. Je relève la tête de l'épaule osseuse sur laquelle je l'avais lovée lorsque percussion et contrebasse inaugurent le magnifique troisième mouvement. Frère Jacques me réveille ; comme dirait mon père : je suis un contraire. J'applaudis pour m'excuser de mon manque d'attention et transporte mon cocon de chaleur jusqu'à mon lit - enfin celui de Palpatine. Thank God, it's Friday.