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01 août 2015

Alvin Ailey et compagnie

Spectacle du 27 juillet

Alvin Ailey American dance theater est une troupe formidable qui mériterait d'être mieux mise en valeur par ses chorégraphes. Bien sûr, il y a le fondateur qui a donné son nom à la compagnie : son Pas de Duke, pas de deux sur la musique de Duke Ellington, était sûrement la pièce la plus polie de la soirée. Mais il utilise une base classique qui ne semble pas toujours maîtrisée de ses interprètes : curieusement, alors que la grande technique « pyrotechnique » passe sans problème, le mieux que l'on puisse obtenir en termes de pieds tendus s'apparente à Karl Paquette lors de son dixième Don Quichotte (j'aime beaucoup Karl Paquette, mais faut pas le pousser dans les orties). Si l'on faisait un graphe araignée1 des différents styles de danse au croisement desquels se trouve la compagnie, le classique, vaguement tiré vers le haut par le contemporain (Polish pieces, de Hans van Manen), rabougrirait la toile, par ailleurs bien équilibrée entre modern'jazz, danse africaine (les ondulations de bassin couplées à l'éloignement et au rapprochements des pieds en-dedans en-dehors en-dedans en-dehors dans Four corners, de Ronald K. Brown) et street dance/hip-hop (les danseurs sont manifestement chez eux dans Home, pièce survitaminée de Rennie Harris).

D'une manière générale, comme l'ont souligné les Balletonautes à propos d'une autre soirée, cela manque d'interactions entre les danseurs : autant limiter les portés et les pas d'adage dans Pas de Duke casse un peu le côté couple et dynamise le duo, autant juxtaposer les danseurs dans Four corners et plus encore dans Home donne l'impression d'avoir voulu montrer sur scène ce qui aurait davantage sa place dans une battle ou un cours de danse de haut niveau. Par contraste, les passes de Polish Pieces font figure de véritables portés, alors que les danseuses en grand plié seconde sont déplacées par leurs partenaires dans la même position, donnant l'impression assez amusante de convergences et divergences trop vives dans le réglage d'une image.

Les danseurs sont en permanence branchés sur du 200 volts (y compris dans Home lorsque la musique se fait planante – le contraste, dear Harris, le contraste !), mais il n'y a guère que Strange Humors pour en tirer véritablement partie : Robert Battle (qui est aussi le directeur de la compagnie) crée un duo-duel qui vous fait serrer les abdos sur votre siège dans une vaine tentative empathique d'amortir les chutes. Pour moi qui n'y connaît rien, l'affrontement des deux hommes dans une diagonale de lumière fait penser à un combat hyper sexy de capoeira2 – un régal de tablettes de chocolat.3 Le reste du temps, on savoure individu par individu la souplesse féline des épaules, les dos reptiliens et la vivacité explosive des pieds sur charbon ardent. On savoure ou on essaye, s'il est vrai que ce spectacle est comme un bon plat trop bien servi : alors que les premières bouchées sont appréciées – un délice –, on s'aperçoit à la dernière que toutes les bouchées intermédiaires ont été englouties mécaniquement, et on regrette le plaisir qu'on s'était promis.


1
 Mais si, vous savez, ces graphiques que fait la FNAC dans ses comparatifs d'appareils photos (et autres), dans lesquels on cherche la toile d'araignée la plus grande et la plus parfaitement orthogonale possible, pour ne pas avoir un respect des couleurs top au détriment du stabilisateur automatique.
2 Audrey, si tu passes par là...
3 Chocolat noir... et blanc ! Michael Francis McBride et Kanji Segawa ont-ils intégré la compagnie black sur le négatif d'une discrimination positive ?

16 juillet 2015

Voiture-balai des paléochroniquettes

Descendre la souris dans le coin bas gauche de l'écran fait apparaître une flopée de widgets, mais c'est presque toujours du même dont je me sers : le post-it virtuel sur lequel je note à la volée les chroniquettes à écrire. Je prends parfois tellement de retard qu'un ascenseur apparaît sur la droite. Alors, forcément, au fil des saisons culturelles, trop de spectacles d'un coup, un film sur lequel il y a trop à dire, un ballet auquel on ne sait pas comment rendre hommage, le souvenir qui s'amenuise avec le temps... certaines chroniquettes sont restées lettres mortes. Les faire-parts du post-it se sont transformés en inscriptions tombales ; voici quelques mots sur chacune pour qu'elles puissent reposer en paix...

 

Post-it virtuel

 

2012


Cosmopolis

A priori, le film de David Cronenberg ne me disait pas du tout. C'est le post de Palpatine qui a aiguisé ma curiosité et je m'y suis rendue seule, après lui. Comment dire... explosion de reprises, de renvois, de signes qui s'appellent, se contredisent et se reproduisent à une vitesses effrénée, Cosmopolis est d'une intelligence rare, un terrain de jeu génial où l'on n'a jamais fini de repérer des détails, les lier, relier, opposer, nouer, dénouer, renouer, chercher... J'avais comparé mes trouvailles avec celles de Palpatine, ensuite, ça avait fusé. Avec l'envie de faire une chroniquette fouillée, le temps a passé, les souvenirs se sont émoussés et j'ai acheté le DVD en me promettant un visionnage télécommande en main, pour pouvoir appuyer sur pause et jubiler à mon gré. Un jour, je referai un tour en limousine. Quand j'aurai un lecteur DVD...

(En bonus, découverte de Robert Pattinson comme acteur et non comme bellâtre.)

 

 

2013


Rodin

Dubitative : je l'ai chroniquetté, ce ballet de Maliphant ! Sauf que, réflexion faite, il s'agit de celui de Boris Eifman, après Anna Karénine et avant Up and Down. Je sais pertinemment pourquoi je n'ai pas écrit dessus : c'est du ballet porn. L'excitation grandit en même temps que la frustration à ne pouvoir convenablement la partager. Bien sûr, on peut parler des corps travaillés comme de la glaise, jusqu'à reconstituer la porte des Enfers, ou du pas de deux entre le sculpteur et Camille Claudel, qui pose comme modèle sur une table tournante laquelle tourne, tourne, comme la tête des amants. Mais il est difficile de retranscrire la sensualité des corps sans y mêler ses fantasmes – ou de le faire sans réduire l'interprète à sa plastique. Nous dirons pudiquement que je suis tombée dans une admiration éperdue pour la danseuse qui incarnait Camille Claudel, pour ses yeux, ses jambes, sa fougue, sa folie, presque. Que je l'ai suivie du regard comme on suit de la main un corps qui s'affirme et se dérobe sous les caresses. Que j'ai frémi avec la courbe de ses mollets. Que j'ai senti l'intérieur de mon corps se cabrer dans les contrepoids des portés, et se relâcher dans les cambrés. Que je ne saurais dire si j'ai envie d'elle ou d'être comme elle. La pudeur est consommée.


Oblivion

D'immenses machines pompent les océans pour approvisionner en eau l'humanité, réfugiée sur une autre planète après avoir ruiné la sienne. Tom Cruise veille au bon déroulement des opérations et maintient les drones qui patrouillent dans les environs, notamment dans les zones trop radioactives pour qu'un être humain y mette les pieds. Évidemment, d'invisibles ennemis font leur possible pour saboter les drones et les bizarreries se succèdent, éveillant le doute, jusqu'à ce que Tom Cruise, oblivious, cesse de se souvenir et se rende à l'évidence, à l'obvious... En attendant le retournement, les paysages déserts que Tom Cruise arpente seul en moto ou observe en couple du haut de sa station-aspirateur d'eau instaurent une atmosphère contemplative étonnante dans un film de science-fiction. S'y distillent mélancolie des ruines et poésie de la désolation.


La 3e symphonie de Mahler

Il ne s'agit pas d'un concert mais du ballet de Mahler, que je voyais pour la deuxième fois. D'autres symphonies entendues à Pleyel m'avaient entre-temps convaincue d'être plus attentive, et pas uniquement au corps de ballet d'hommes, puissant comme une armée. Je me souviens de jambes isocèles fichées dans le sol, et d'une salve de printemps (que j'ai peut-être depuis amalgamée avec Le Chant de la terre). Je me souviens surtout de Mathilde Froustey en justaucorps bordeaux, face à Karl Paquette, à l'avant-scène, devant moi : pour la première fois, j'ai entrevu de la maturité dans sa danse, alors qu'elle était – paradoxe ? – intense d'immobilité. (Elle était encore à Paris, cela date.)


The Great Gatsby

On ne sait si l'homme fortuné tire son assurance de son passé de gangster ou d'un optimisme dont la force confine à la naïveté – une forme de candeur qui séduit Daisy, elle-même assez puérile (sans parler du mari coureur de jupons). En retrait, le cousin-narrateur ouvre des grands yeux – de fascination puis d'exaspération lorsque tous ces êtres admirables se retrouvent dans une même pièce à se reprocher les uns aux autres leur propre déchéance, loques humaines lancées dans une course à la victimisation. Plus que cette scène de huis-clos, peut-être, c'est le générique qui m'a marquée : par une parfaite illusion, le regard ne cesse d'avancer parmi des colonnes dorées qui ne cessent de reculer. Ou comment n'aller nulle part qu'à sa perte, en grande pompe.


Mud

Un beau film qui suinte la sieste et l'aventure sur les rives du Mississippi, charrie des vies tannées (Matthew McConaughey) et déroule une ligne d'horizon infinie qui semble paradoxalement barrer celui des personnages – évasion et dead end.
 


Star Trek into Darkness

Je me souviens vaguement d'un méchant aux cheveux noirs (darkness, darling) et beaucoup mieux de monsieur Spock, découvrant le personnage à frange auquel me comparait le hérisson* quand j'étais gamine.
*ex-presque-beau-père

 


I was looking at the ceiling and then I saw the sky

L'air éponyme m'est resté longtemps en tête. Il arrive à la toute fin de cette comédie musicale, la première de John Adams à laquelle j'assistais, sur les conseils de Palpatine (en voyage). Images, en vrac : des femmes noires qui apparaissent dans l'embrasure des fenêtres du décor, des allusions grivoises sur fond de pétales de marguerite, un procès suite à un pack de bière volé, un soldat, un avocat chinois, une femme qui s'occupe d'un genre de planning familial, une rousse qui aurait beaucoup plu à Palpatine mais qui s'éprend du policier, des accords qui pétillent comme des bouteilles de Badoit lorsqu'elles jouent aux chippendales, de l'humour, beaucoup d'humour et de couleurs, vives ou locales pour un portrait kaléidoscopique d'un American dream pas si rêvé. C'est aigre pour le pays mais doux, tendre vraiment, pour ses habitants qui, malgré leurs désillusions, invitent à l'optimisme avec une ferveur de chorale gospel. L'implosion finale ressemble étrangement à une libération : on a beau savoir que le ceiling s'est effondré dans un tremblement de terre, sa disparition semble surtout abattre des limites – fin de l'enfermement, fin de l'aliénation, le sky est là, soudain, on respire, on a de l'espoir. I was looking at the ceiling, I was looking at the ceiling, I was looking at the ceiling and then I saw the sky.


Before Midnight

Le film de Richard Linklater était assez génial pour ce qu'il mettait en jeu sur les relations de couple, les dits, repris et tus, l'irritation devant la dérobade de l'humour et la force de celui-ci, quand même, pour désamorcer les crises, le temps qui nous dépasse, mais voilà, on (en) est là, à rire et pleurer à la terrasse d'un café.

(Mélanie en a assez dit.)


iTMOi

iTMOi. Pas hit moi : in the mind of igor (Stravinski). Akram Khan propose un sacre du printemps... sans la musique éponyme du compositeur. Un, deux ans plus tard, je ne me souviens plus des extraits sonores utilisés, mais les souvenirs jaillissent comme des cris muets : une communauté un peu mormone avec des transes de Shakers qui se secouent après avoir été presque statiques, de la farine qui salit par son trop de pureté et épaissit le mystère des silhouettes hiératiques, un danseur cochenille qui rampe, ondule, se contracte et accouche de sa métamorphose dans un costume à arceaux, entre animal et souverain de science-fiction, et surtout, surtout, des cordes épaisses qui enserrent un danseur comme un moucheron dans une toile d'araignée et qui, agitées depuis les coulisses, le torturent et le maintiennent en vie, à la fois fouet et ligne de vie, qu'on redoute de voir s'abattre comme de voir cesser ; d'une violence inouïe, elles ressuscitent à elles seules les secousses telluriques du sacre. Souvenir de souffre blanc, de silence et de stridence. Contrairement à tant de fois où ils font théâtre, les cris poussés sur scène m'ont glacée – à moins que je ne les ai imaginés.


Signes

Une arabesque, un trait de calligraphie, un sourire : Signes aurait pu s'appeler sourire. C'est un étirement de l'âme, des bustes et des zygomatiques ; deux lèvres retroussées qui dessinent l'abîme du crâne riant et disent le plaisir qu'il y a à vivre, légèrement, en passant, durée entre deux néants. La musique de René Aubry est une merveille de joie et de mélancolie, légère, rieuse, entêtante dans l'instant. Elle respire, on respire, une naïade en bonnet de bain ondoie, une flammèche manchote ondule et frétille, un égyptien tic-tac, une litanie de moines trace un gong à grandes foulées, une présence solaire s'épanouit jusqu'à la nuit dans le silence des cigales tandis qu'un mime à salopette bleu et gants jaunes œuvre aux travaux et aux jours, peintre en bâtiment et calligraphe des signes, qui virevoltent à la fin à l'encre de Chine, serviteurs zélés de nos vies.

J'ai découvert ce ballet en DVD chez Palpatine, un soir que je l'attendais chez lui : à chaque fois que je le vois, j'ai le sourire en asymptote.
 


Le Congrès

J'ai retrouvé une chroniquette entamée et j'ai trouvé plus simple de la finir, .

 

  

2014

 
Nymph()maniac

Par commodité, on a parlé de Nymphomaniac, mais le film de Lars von Trier s'intitule Nymp()maniac. Dès le titre, la vulve est là, explicite mais tue : Nymph()maniac n'est pas un film pornographique, même si on y voit des bites en gros plans, clichés entassés les uns sur les autres comme des planches botaniques à mesure que l'héroïne s'y est frottée. Joe se décrit d'elle-même comme nymphomaniaque : qui aime le sexe jusqu'à la folie. La folie et non la maladie, la différence est primordiale : Nymph()maniac n'est pas un Shame au féminin, il n'y est pas question d'addiction mais d'avidité. Avidité comme vie : Joe n'en a jamais assez, elle en veut, à la vie, de ne jamais lui donner assez ; elle n'est jamais assez là, il lui faut la caresse d'un autre corps contre le sien pour la faire exister, l'arracher au détachement avec lequel, sans sexe, elle traverserait le monde, indifférente aux petitesses, au mépris, aux amoureux transis, aux épouses bafouées et même à la chair de sa chair. Pour Joe, la jouissance n'est pas une extase (contrairement au héros de Shame), c'est ce qui la rend présente à une vie dans laquelle elle persévère, dut-elle employer les grands moyens du SM (on découvre au passage que Billy Elliot envoie du lourd en maître sadique).

Alors forcément, il n'est question que de ça et, forcément aussi, il n'en est jamais question : comme dans le premier tome de l'essai de Foucault, le sexe s'évide de son évidence et le X devient l'inconnue de l'équation. Le corps des actrices incarnant Joe, Stacey Martin pour le premier volet et Charlotte Gainsbourg pour le second, va dans ce sens, dépourvues qu'elles sont des courbes que l'on associe généralement à la sensualité. Il y a chez elles et dans leur personnage une forme de sécheresse, d'ascétisme, presque, bien loin de la gaudriole ; une dureté envers autrui dans laquelle réside la seule perversité de Joe, si perversité il y a.

Joe fascine dans sa fuite en avant où le plaisir compte moins que le désir, l'envie d'on ne sait quoi, de rencontrer un obstacle, peut-être, quelque chose, quelqu'un qui lui résiste et l'arrête sans l'entraver – quelqu'un qui, ne la désirant pas, pourrait la comprendre. Pendant tout le film, c'est le vieil inconnu qui l'a recueillie et à qui elle conte son histoire qui joue ce rôle, le rôle du confident. Les parenthèses se succèdent – nouvelle motivation de la graphie de Nymph()maniac –, chaque époque de la vie de Joe devenant un chapitre dans le livre de sa confidence. Ce procédé de narration, quoique très classique, est source d'un foisonnement formel particulièrement stimulant ; le réalisateur profite de la distance de l'histoire au récit pour introduire une foule de trucs extradiégétiques : numéros symboliques pour Joe affichés à l'écran tandis que sont donnés les coups de rein dont ils procèdent ; superposition de pénis visités comme des photos de vacances ; split screen pour donner à voir en même temps une succession d'actes sexuels foisonnants... Non seulement c'est du Genet p0rn, mais cela permet un twist final aussi génial que glaçant : <spoiler>le vieil homme qui assurait la comprendre et ne rien vouloir d'elle, Joe le découvre pénis à la main, prêt à la baiser sous prétexte que tout le monde lui est déjà passé dessus ; elle braque son revolver sur lui, menaçant de tirer s'il tente de la violer : écran noir, bruit d'une balle, fin du film. Spectateur, si tu juges, tu es mort. Ton jugement moral, tu peux te le mettre là où on pense : entre parenthèses.</spoiler>

01 juillet 2015

Manon mais non

À danser Manon comme si c'était Giselle, Laëtitia Pujol m'a mis le doute : ma lecture du roman de l'abbé Prévost remontait-elle tant que ma mémoire ait pu substituer une rouée à la jeune fille dont s'éprend Des Grieux ? Il me semblait que tout l'intérêt du roman était justement qu'on ne savait jamais très bien si Manon était la jeune fille au cœur pur (jouée par les circonstances mais) aimée par Des Grieux ou la jeune femme (attendrie et flattée par Des Grieux mais) avide de richesses, dont MG faisait sa maîtresse. Cette dualité, construite par le double récit de Des Grieux (homme de passion) rapporté par l'abbé (homme de morale), fait de Manon un personnage ambiguë, mi-amante à encenser dans une histoire d'amour, mi-courtisane à réprouver dans une parabole.

L'interprétation de Laëtitia Pujol donne une telle cohérence au personnage qu'elle l'évince, le réécrit. Ce n'est plus Manon, c'est Giselle, une jeune fille fraîche et ignorante qui s'éprend aussi facilement de Des Grieux que de ce qui brille – une girouette tout ce qu'il y a de plus innocente. Si cela fonctionne plutôt bien lors de la rencontre avec Des Grieux (après tout, on la menait au couvent...) et qu'on y trouve quelques pépites de pudeur (lorsque Des Grieux l'attrape par le cou, son corps se raidit, comme paralysé par une première bouffée d'érotisme, et c'est ainsi que Des Grieux l'allonge sur le sol), cela ôte du piquant le reste du temps, notamment chez Madame (où Allister, ayant pris du grade à l'entracte, déclenche un crêpage de chignons entre deux filles qui se l'arrachent). À donner cohérence à un personnage qui en manque cruellement, l'interprétation de Laëtitia Pujol est trop intelligente. Son personnage sincère évacue le soupçon et le frisson qu'entretenait la Manon d'Aurélie Dupont1, dont on ne savait jamais si elle était plus maîtresse des hommes ou d'elle-même.

Au final, près de deux mois plus tard (oui, bon), le souvenir le plus vivace que j'ai de cette soirée est Aurélien Houette en geôlier aussi électrisant que débectant. Par la simple résistance de ses gestes, la scène où il plie Manon à son désir se charge d'une tension érotique quasi-pornographique : mise à distance, l'empathie qui écoeure excite, dans un mélange d'égale attraction et répulsion. Moralité : même en perruque, Aurélien Houette peut me faire fantasmer.

(Avis contraire chez les balletonautes.)

 

1 Il y a un bail, oui.

30 juin 2015

10 mois d'école et de danse

Je n'aime pas les enfants. Bien sûr, j'apprécie certains enfants. Mais je n'ai pas ce préjugé favorable partagé par un grand nombre de personnes selon lequel les enfants seraient par nature mignons et attendrissants. C'est même plutôt le contraire : la couche de surmoi n'a pas encore bien séché sur ces petits êtres potentiellement cruels. Autant dire que si j'ai assisté à la représentation de « Dix mois d'école et d'opéra », c'était surtout par curiosité pour le travail du Petit Rat : que peut-on tirer d'une classe de gamins sans prédispositions ni attrait particulier pour la danse ? Je ne savais pas que Strapontine y participait également, ni surtout que le spectacle, loin du gala de fin d'année mal réglé, allait me plaire.

Imperturbables, les balletomanes ont exercé leur critique sans circonstances atténuantes. À la sortie, chacun avait sa préférence pour l'une ou l'autre pièce. Joël le premier s'est prononcé en faveur de Ça manque d'amour, chorégraphié par Bruno Bouché assisté du petit rat pour les élèves du collège des Chènevreux (Nanterre). Le sérieux qui préside aux croisements de ligne (forcément zigzagantes) et aux mouvements appliqués à la barre (forcément raides) est tempéré par un humour certain, avec des déguisements joyeusement farfelus (mention spéciale au bouffon du roi), un soupçon de parodie lorsque le maître de ballet princier met tout le monde à la barre, et une jam session sur le principe de On m'a appris à danser comme ça : (mouvements classiques raides), mais moi je préfère danser comme ça : (démonstration dance floor power, dont un booty shake absolument géant). On rit de bon cœur lorsque le dernier finit par « mais moi, je préfère ne pas danser du tout » – c'est de bonne guerre – mais avec un petit pincement ; cette remarque humoristique confirme ce qui affleure dans tous les passages empruntant au vocabulaire de la danse classique : celle-ci, loin d'être perçue comme une discipline exaltante, est vécue comme une contrainte. Cela dit, on mesure à cette résistance l'ingéniosité de Bruno Bouché, qui l'a récupérée dans la chorégraphie, et le chemin parcouru par les élèves, qui ont en scène fière allure.

Pour moi, cependant, ça manque d'amour (de la danse), et j'ai préféré Un nouvel endroit, pièce moins ambitieuse dans ce qu'elle demande aux élèves (pas d'initiation au classique ni de formations géométriques strictes) mais plus aboutie d'un point de vue artistique (les élèves sont plus âgés, ça joue aussi). Selin Dündar et Serge Ambert ont misé sur les déplacements dans l'espace et les entrées/sorties des élèves, jamais en scène très longtemps d'affilée et rarement tous en même temps, pour créer des tableaux aux atmosphères variées mais cohérents, qui piquent la curiosité du spectateur et finissent par l'absorber. Cette pièce plus théâtre de la Ville qu'Opéra est évidemment inégale, mais son alternance de solos, duos et passages en groupe donne à chacun l'occasion de s'exprimer... ou de ne pas trop s'exposer, pour ceux qui se sentent moins à l'aise et préfèrent rester en retrait parmi leurs camarades. Les interactions entre les élèves sont également plus riches, au point que l'on assiste à des portés carrément osés (et maîtrisés : chapeau bas !) et que l'on serait bien incapable de dire qui côtoie qui au quotidien parmi ces élèves de deux collèges différents (collège Pierre de Geyter à Saint-Denis et collège La Grande aux belles dans le 10e arrondissement). De belles personnalités se laissent deviner : une présence fascinante pour l'élève aux tresses rouges qui ouvre la pièce, une profondeur incroyable pour celle (la seule) qui fait de la danse contemporaine par ailleurs et que l'on verrait bien, au-delà de sa maîtrise, chez Pina Bausch, comme les adolescents des Rêves dansants dans Kontakthof. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, les garçons ne sont pas en reste, pas du tout ; j'en ai même repéré deux, en orange (évidemment), qui doivent dégommer en battle.

Le mot de la fin reviendra à un élève de Strapontine, dépité d'avoir été recruté pour ce projet alors qu'il voulait être dans la classe foot : « Madame, les applaudissements, ça m'a fait des frissons, là... comme sur le stade ! » Dix mois d'école et d'opéra ont marqué un but.

21:54 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, bastille