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15 décembre 2014

Vocalises, petits bonds et autres tooneries

C'est l'Orchestre de Paris qui m'a fait découvrir Patricia Petibon mais c'est dans Dialogues des Carmélites que je suis définitivement tombée sous son charme, sous son chant (étymologiquement). Le poulain de Poulenc, maîtresse ès fantaisie, est revenu à Pleyel avec un récital réjouissant, où Satie et Fauré piaillent gaiement avec Fernandel et Leo Ferré. Chapeaux et faux nez sont de la partie, avec la complicité de Susan Manoff, qui a transformé son piano en malle de grenier, et de cinq autres musiciens venus en renfort pour guincher. Plus Olivier Py qui, non content d'avoir joliment enguirlandé la scène, tombe la chemise pour chanter d'irrésistibles duos avec l'héroïne de la soirée (je ne savais pas du tout qu'il chantait !).

De ce programme coloré, il ressort que Patricia Petibon a un grain – un grain de folie comme un grain de beauté, qui donne à chaque morceau la grâce d'un rire échevelé. Elle saute à cloche-pied dans les ornières et s'en sort d'une pirouette vocale. Elle peut flirter tant qu'elle veut avec le potache ou le graveleux : d'un bond, elle s'en écarte instamment ; pas une seconde sa voix ne s'y perd. On dirait un toon qui aurait conservé l'élégance de la Belle Époque. Sous son ombrelle, elle nous emmène sur une plage peuplée de regrets et de corbeaux, fait revivre des étreintes passées, vingt-quatre heures dans la vie d'une femme ayant aimé, et l'instant d'après, on secoue son vague à l'âme dans les années 1920, les années folles – folles à délier la langue : barrée, jetée, azimutée, extravagante, belle, excentrique, oups, osons, allons-y chocotte, chochotte, allons-y : c'est une bien belle excentrique que nous avons là !

On retrouve la verve et la gouaille de la vieille chanson française, enlevées par la technique cristalline de l'opéra – Pleyel fait cabaret, piquant à souhait. Le récital n'exige pas de nous l'attention que requiert d'ordinaire le chant lyrique : alors que dans l'opéra, ai-je l'impression, la voix est souvent traitée comme un instrument, une ligne musicale parmi d'autres, qu'il faut encore synthétiser, elle s'identifie ici à la mélodie, l'embrasse de telle sorte que le plaisir est plus immédiat. C'est en ce sens peut-être que cette musique est plus facile : pour l'auditeur, non pour la voix. La difficulté, c'est pour elle : avec générosité, Patricia Petibon nous offre la tournée et, déchargé de toute responsabilité d'écoute, on attend d'être ému et de rire.

Jamais je n'ai autant ri à Pleyel. Ce que j'ai pu rire avec le Tango corse ! J'ai ri, mais j'ai ri ! Et puis, j'ai souri doucement aussi, quand elle a interprété Over the rainbow, et davantage encore quand, tranquillement assise sur son tabouret, elle a fredonné Colchique dans les prés, dont j'ai souvent entendu le premier couplet quand j'étais petite. Soupir. Ce qu'elle est belle. Ce qu'elle est folle. Ce qu'elle est douée.

Ce n'est pas Palpatine qui viendrait me contredire.

14 décembre 2014

Le pianiste thaumaturge

Kissin se met à jouer la Sonate n° 23 de Beethoven et soudain, tout tourne rond. Une bicyclette imaginaire déboule sur les poussières-graviers qui flottent dans la lumière des projecteurs, traversant le poumon noir de la salle, du plafond jusqu'à la scène, perpendiculairement à nos places de côté. Au-dessus de nos têtes, le lustre du théâtre se met à tourner et le piano lance ses notes dans cette roue de casino inversée - des billes qui se serrent les unes aux autres, se poussent, se repoussent comme des aimants antagonistes, se collent sans jamais se mélanger, rondes, rondes et noires comme du caviar. Elles explosent sous les doigts du pianiste à la manière des oeufs de saumon que l'on presse de la langue contre le palais. Leur saveur éclate comme des bulles, les bulles d'une sonate-savon qui décrasse l'oreille de manière fort ludique - Ponge en musique ! Je continuerais bien à prétendre ne pas aimer Beethoven, juste pour que Kissin me repasse un tel savon.

C'est ainsi l'oreille propre comme un sou neuf que je pénètre dans la demeure de Prokofiev (Sonate n° 4). A plusieurs reprises, un rayon de soleil frappe à la fenêtre et on s'en éloigne de quelques marches. A l'étage, l'ondée s'abat silencieusement sur une immense vitre-vitrail ; ce n'est pas la pluie, ce sont les notes, tout à l'heure si rondes, qui s'écrasent et se mélangent, disparaissent derrière l'atmosphère un peu sèche qu'elles créent. Et cela tourne encore, comme une caméra, cette fois, une caméra qui tourne lentement sur elle-même, tombe et s'élève, filmant toutes les pièces de la demeure comme un escalier en colimaçon - dans la cage duquel on n'en finirait pas de chuter, comme dans le tunnel devant mener Alice au pays des merveilles.

Le pays des merveilles, en l'occurrence, est doucement baigné par la clarté de la lune. Chopin. Les doigts se glissent entre les touches noires comme entre les poils d'un chat angora, qui étire sa gorge pour faire place aux gratouillis : caressé par Kissin, le piano se met à ronronner. On soupire d'aise. Mon voisin soupire d'aise. Mon voisin soupire. Mon voisin respire. Respire fort. Souffle fort. Et attire comme un aimant tous les petits bruits parasites de la salle. Soudain, comme les yeux devant une illusion de 3D, qui ne savent plus dans quel sens ordonner les arrêtes pour faire surgir un cube ou autre forme géométrique, mes oreilles ne savent plus ce qu'elles doivent privilégier, du bruit ou de la musique, pris dans un même continuum comme sont prises dans l'image planes les formes qui se disputent la troisième dimension. A tout moment, Chopin menace de disparaître derrière le métronome irrégulier de la respiration de mon voisin, un froissement de tissu, une barbe grattée, le tic-tac d'une trotteuse, un programme déplié, et il me faut toute la concentration du monde pour faire revenir au premier plan la dame aux camélias (sans camélias mais avec toux). Les mazurkas, plus dynamiques que les nocturnes, rendent l'exercice plus aisé. J'oublie les bruits parasites pour m'étonner de ce que les doigts se rassemblent sitôt les touches enfoncées, comme si le pianiste pinçait les cordes d'une harpe. Harpsichord n'était peut-être pas un terme si mal trouvé pour le clavecin !

Le concert se termine par la marche Rakoczy de Liszt, d'autant plus brillante que Kissin semble moins frapper qu'imposer ses mains sur le clavier. Applaudissements nourris pour le pianiste thaumaturge. 

 

13 décembre 2014

Sortir de sa réserve

Organisé un peu précipitamment1 pour rendre hommage à un conservateur récemment décédé, l'Éloge de la rareté présenté par la BNF offre un assortiment d'ouvrages extraits de la réserve des livres rares, qui s'apprécie comme une boîte de chocolat (sans jamais savoir sur quoi on va tomber). Vouloir trouver une cohérence globale à cette exposition, c'est s'exposer à faire une mauvaise dissertation de philo. Plutôt que de définir les termes du sujet, on préférera le décliner dans un éventaire à la Prévert. Il y a...

  • des livres très anciens mais pas forcément érudits : le conférencier nous présente ainsi l'ancêtre du rayon bien-être, avec un ouvrage sur comment se soigner avec les plantes, et un jeu de l'oie astrologique qui faisait pester Rabelais ;

  • des reliures ouvragées, parfois commandées à des artistes ;

  • des livres d'artistes, qui n'entretiennent parfois qu'un lointain rapport avec la lecture ; la plupart m'attirent autant que l'art conceptuel, c'est-à-dire pas du tout, mais j'ai trouvé stimulant le tome encyclopédique sur le temps, reliant des pages de quotidiens de tous pays, et j'aurais aimé tourner les pages de ce livre sans mot, feuilles translucide s'étant opacifiées à l'impression et qui comportent les coordonnées d'un mystérieux monstre marin (qui d'autre que des Japonais pour faire cela ?) ;

  • des exemplaires qui ont seuls survécu ;

  • des rescapés des Enfers : sulfureux (ce sonnet sur le membre roidissant entre les doigts, délectable...) ou éthiquement contestables (pour ne pas dire franchement raciste, par exemple) – on imagine aisément pire et meilleur en réserve ;

  • des livres étonnamment bien conservés, comme cette grammaire pour aveugle qui date d'avant l'invention du braille, avec des pleins et des déliés imprimés sur papier gaufré ;

  • des envois griffonnés, que je n'avais jusqu'alors jamais vraiment distingués des dédicaces (la dédicace est imprimée, elles fait partie du livre, tandis que l'envoi y est ajouté à la main) ;

  • des invitations de Christian Lacroix pour un défilé ;

  • des lettres de Proust, d'abord admiratif puis ulcéré, à la femme qui a inspiré la duchesse de Guermantes (continuez à me dire, après cela, qu'elle n'est pas tournée en ridicule dans Du Côté des Guermantes...). « J'habite à quelques rues de vous […] j'habite en vous » : quel genre d'homme faut-il être pour écrire cela à une femme dont on n'est pas l'amant ?

  • des épreuves – et ça a dû en être une pour l'imprimeur, de lire toutes les indications laissées par Baudelaire sur le BAT des Fleurs du Mal, avec le S trop près du R et les titres à grossir mais pas trop mais plus gros quand même (vu la quantité de hiéroglyphes, c'est franchement optimiste de donner son bon à tirer – j'aurais demandé un autre tour d'épreuves...) ;

  • des planches originales de Babar (!) et d'Astérix (ancré non pas à la plume mais au pinceau !!) ;

  • un grand placard (A2 ? Demi-raisin ?) couvert de descriptions de bijoux appartenant à la comtesse du Barry qui, victime d'un cambriolage, promet récompense juste et proportionnée aux bijoux que l'on rapporterait. Outre le goût douteux de ces objets (un pendentif avec une fontaine et un petit chien ?), on se demande ce qui a bien pu lui passer par la tête pour penser que c'était une bonne idée. Peut-être avait-elle déjà perdu la tête avant que les révolutionnaires ne la lui coupent.

La très agréable voix du conférencier navigue d'une table à l'autre, picore de quoi nous instruire, nous amuser, aiguiser notre curiosité, et ce sont tout plein de facettes inattendues de l'être humain qui surgissent entre ces pages et ces couvertures, qui ont bon dos d'être les objets et les témoins de tant de siècles, d'inventions, d'aberrations et de créations !

Belle initiative que ces journées portes ouvertes avec visite guidée. J'ai rarement été aussi contente d'un prospectus trouvé dans ma boîte aux lettres.

 

Pour jeter un oeil et vous faire une idée : le dossier de presse 

1 La scénographie, un peu tristounette, a été repiquée à une exposition sur la grande guerre, nous apprend le conférencier.

12 décembre 2014

Éloge de la variation

Le concours de promotion du corps de ballet de l'Opéra de Paris, c'est YouTube IRL. Même pas besoin d'appuyer sur replay pour repasser une variation : l'armée de quadrilles s'en charge avec sa variation imposée. Dix-huit premières variations du pas de trois du Lac des cygnes (acte I), suivies par onze Gamzatti (acte II) et six paires d'ailes noires en tutu blanc qui rembobinent la variation d'Odile (acte III) à coups de tours attitudes.

La difficulté des variations imposées se dessine au fur et à mesure des passages : ici un passage par la cinquième délicat (tantôt escamoté tantôt arrêté), là un début houleux (les épaulements s'entrechoquent et la pauvre quadrille ressemble alors à une bille ballotée dans une grande boîte en fer). Les premières candidates font surgir des points d'achoppement différents, qui se trouvent plus ou moins soulignés par les suivantes, comme un chemin frayé à travers champ, qui finit par devenir un chemin de terre à force d'être emprunté. C'est une véritable carte des difficultés qui apparaît, avec son relief escarpé, ses montagnes à gravir et le vent qui souffle à leur sommet, faisant pencher les danseuses dans leur diagonale de tour. À chaque fois, le public, se méprenant pour Éole, retient son souffle en espérant que celle qui s'est éloignée des côtes et tangue dangereusement va vite redresser la barre. D'autres mènent leur barque en ayant manifestement le pied marin, mais heurtent soudain un récif sous-marin : Juliette Hilaire surnage avec ses chaussons définitivement brisés tandis qu'Hannah O'Neill, ayant trébuché sur un petit sautillé sur pointe*, repart ni vu ni connu. On leur pardonne d'autant plus facilement qu'elles nous ont habitué à un rythme de croisière. Je m'en étais fait la réflexion une fois en voyant Myriam Ould-Braham trébucher : mieux vaut surprendre le spectateur par un accident de parcours que le laisser tout crispé d'avoir pour la danseuse serré tout ce qu'il pouvait, dents, poings et fesses.

Mais la technique n'est pas qu'affaire de difficultés. C'est avant tout une question de maîtrise, c'est-à-dire d'apprentissage bien sûr mais aussi de choix. On identifie au niveau macro les écoles de danses (par nationalité : française, russe, américaine...) mais il existe au sein de ces écoles, au niveau de chaque individu, tout un tas de manières de faire – de faire un pas et de faire avec un corps qui n'est jamais le corps idéal et qui est surtout toujours différent de celui de la voisine (même à l'Opéra de Paris, qui a probablement le corps de ballet le plus homogène qui soit). À partir de ses facilités naturelles et de ses handicaps, chaque danseuse développe une manière de danser qui lui est propre et qui va infléchir la façon dont elle aborde les rôles. C'est là, ancré dans un physique qui ne l'explique pas entièrement, que surgit le style, au croisement du corps et de l'interprétation, entre donné et conquis.

Et c'est passionnant à observer. Prenons par exemple les redoutables tours attitude en dehors de la variation du cygne noir. Laura Hecquet les prend très resserrés, très rapides, au risque de les faire paraître rabougris et d'avoir un atterrissage un peu brutal : comme elle reste musicale, l'arrivée abrupte fait apparaître toute la sécheresse du cygne noir, de cette mauvaise bête avec ses mauvais tours – on n'a pas franchement envie d'être à la place de Siegfried. Héloïse Bourdon, quant à elle, plus grande et moins rapide, prend ses tours attitudes planés, avec une descente moelleuse, au risque d'arriver en retard et d'ôter du piquant à son personnage : c'est que son Odile n'est pas une mauvaise bête, c'est une reine ensorceleuse, fière et envoûtante, qui vous empêche de détourner le regard – on comprend pourquoi Siegfried se laisse si volontiers prendre au piège.

Les variations imposées permettent de mieux percevoir le continuum entre technique et interprétation, celle-là s'effaçant derrière celle-ci à mesure que l'on monte de classe. La différence de maturité est flagrante. Jamais je n'avais remarqué à ce point la jeunesse des quadrilles : leur visage aux traits légers et leur corps fluet, mais aussi leur danse à l'image de leurs préparations propres et posées, trop visibles pour n'être pas scolaires. Les erreurs de jeunesse (qui ne s'est pas lancée dans Kitri comme une bourrine ?) se confondent avec un enthousiasme mi-fonceur mi-naïf, qui leur fait choisir comme libre des variations d'étoile canoniques, que les danseuses osent de moins en moins aborder à mesure qu'elles se rapprochent du rang stellaire : 7 variations de Petipa/Noureev sur 18 chez les quadrilles, 2 sur 11 chez les coryphées et 1 sur 6 chez les sujets.

L'audace ne paie pas toujours, mais elle en impose parfois. Le port de tête royal de Roxane Stojanov arrache ainsi un "qu'est-ce qu'elle est beeeeeelle" au petit chignon à côté de moi (un peu plus tard, Forsythe, moins chanceux, écopera d'un "c'est bizarre"). La vérité sort de la bouche des enfants : Roxane Stojanov, véritable petite tsarine dans Paquita, possède une classe indéniable (et solide avec ça, la bougresse). Mais la perle que ce concours m'a permis de découvrir, c'est Amélie Joannides. Elle possède dans le buste et les bras une fluidité qu'on ne voit guère, dans la compagnie, que chez Myriam Ould-Braham. Encore quelques années, un peu de travail sur la musicalité, des protéines pour passer les fouettés à l'italienne et cette jeune danseuse devrait faire merveille.

En attendant, le jury, qui ne transige pas avec la solidité technique, a promu Jennifer Visocchi, sexy et provoc' à souhait dans le Grand Pas de Twila Tharp, et Ida Viikinkoski, avec un Printemps, heu, printanier. La même variation a été présentée par Emma d'Humières et Léonore Baulac, si bien que j'avoue ne plus trop me souvenir qui l'a dansée comment. D'une manière générale, l'arrivée de Benjamin Millepied a opportunément ravivé l'amour de tous pour Robbins (10 variations libres) – et de certains pour Balanchine (4 variations libres, qui ne détrônent pas encore les 6 de Noureev). Aucun lien, évidemment, avec le fait que 4 des 5 danseuses promues ont choisi l'un de ces deux chorégraphes – c'est naturel. Tout aussi naturel que de passer du printemps à l'automne sans hiver ni été. L'automne de Laura Hecquet, sans être aussi insipide que celui qui avait valu à Sae Eun Park sa promotion comme sujet (son Odile était elle aussi hors sujet), m'a moins ému que le souvenir de Letizia Galloni – mais comme ce n'était pas cette année, il n'y a pas eu ce léger sentiment de malaise qui accompagne la sortie de scène d'une danseuse dont la variation a été mieux interprétée par quelqu'un de la classe d'en-dessous (toujours délicat, ce genre de choses). Quoique Laura Hecquet me laisse de marbre, son indéniable allure (et sa patience) se trouvent récompensées. Voilà qui devrait redonner espoir à certaines danseuses comme Leila Deilhac, plus mature que la plupart de ses collègues (j'allais écrire « camarades » ; la plupart sortent de l'école) et qui l'a montré en choisissant la variation en vert de Dances at a Gathering, variation de la maturité si l'on se souvient de la présentation qui en avait été faite lors de la séance de travail avec Sabrina Mallem (mais où est-elle passée, d'ailleurs ?).

La maturité. Lorsque les danseuses en font preuve, la variation imposée ne semble plus l'être. Le lieu commun, de cliché répété par des générations de gambettes, devient l'espace où l'identité permet par contraste d'apprécier davantage l'altérité. On compare non plus tant pour trouver le meilleur (même si c'est le principe du concours) que pour trouver ce qui diffère, ce qui est spécifique à chaque danseuse. On s'aperçoit que l'interprétation tient parfois à pas grand chose : dans la variation du pas de trois du Lac des cygnes, c'est le port de tête lors des temps de flèches (tête en arrière : jouissance explosive ; de profil, menton baissé : provoc' / menton levé : superbe...) tandis que dans la Bayadère, toute la force expressive semble se concentrer dans la préparation de la diagonale en remontant (plus ou moins royale, délicate, épaulée, cambrée...). Tout cela n'est presque rien au regard de la richesse chorégraphique des variations, mais la différence est incroyable – incroyablement excitante pour le spectateur.

Quand on en est là, c'est gagné, tout n'est plus question que de personnalités. Commence alors la litanie des noms, qu'il faut prononcer avec ferveur, comme un bouquet de feu d'artifice : Camille de Bellefon, qui m'a fait découvrir une nouvelle variation d'Arepo (quand diable se décidera-t-on à le programmer ?) ; Lucie Fenwick, la grande perche aussi grande que sexy quand elle traverse la scène dans sa tenue électrique d'In the middle ; Laurène Lévy, musicale et élastique à souhait pour un autre extrait de Forsythe, exactement comme je l'aime dansé (rien que la main flex qui descend devant le spectateur tient en haleine) ; Charlotte Ranson, le doigt mutin en muse d'Apollon (si ce n'est pas mutin, on a l'impression de voir un bras dans le plâtre) ; Marion Barbeau, que j'aurais bien vue classée un peu plus haut avec sa Bahkti ; Laure-Adélaïde Boucaud, bassin et queue de cheval au taquet dans le Sacre du printemps de Béjart (la chorégraphie en elle-même fait toujours son effet mais il faut avoir le courage de la proposer – et cette année, la vague néoclassique américaine a beaucoup amoindri le contraste qu'il y a habituellement entre le classique et le contemporain, finalement peu représenté) ou encore Héloïse Bourdon, moins pour sa variation des Mirages que pour celle du cygne noire, réellement splendide (alors que je l'aurais davantage imaginée en cygne blanc – heureuse d'avoir été surprise !). Si l'on s'en tenait uniquement aux prestations du concours, c'est elle qui aurait dû monter. Et pourtant, la promotion de Laura Hecquet, si elle fait soupçonner que les dés sont pipés, est en soi plus juste, car elle promeut une artiste plus constante (Héloïse Bourdon a une présence-néon : éteinte quand elle est paralysée par le truc, incroyablement lumineuse quand elle est sûre d'elle).

C'est l'éternel problème du concours comme mode de promotion : les impératifs de la compagnie impliquent des décisions qui relèvent davantage d'un manager (gestion à long terme d'un groupe) que d'un jury (évaluation ponctuelle d'un individu). Sans même parler des décisions parfois arbitraires, on se trouve rapidement à rejouer la dichotomie philosophique entre le juste (reconnaître Héloïse Bourdon comme ayant fait le meilleur concours) et l'éthique (promouvoir une danseuse qui le mérite depuis longtemps). Comme les danseurs tiennent à la façade démocratique du concours, qui leur permet d'être vus dans la variation de leur choix une fois l'an, même s'ils sont très peu distribués par ailleurs, je serais pour que l'on transforme le concours en fête : deux journées portes ouvertes où les danseurs pourraient présenter à leurs pairs et au public une nouvelle facette de leur personnalité. Quoi, on peut toujours rêver !

 

D'autres avis chez le petit rat, Amélie, Blog à petits pas... 

*Le concours se sera déroulé sous le signe du sautillé sur pointes : non seulement il y en avait dans deux des trois variations imposées, mais d'assez nombreuses candidates ont rentabilisé leur entraînement en choisissant des variations libres qui en contenaient (Giselle mais pas uniquement).