15 septembre 2014
Limbes démembrées
La représentation de vendredi soir affiche complet et lorsque je passe à la billetterie, on me dit qu'il ne reste plus que des places à visibilité réduite et que j'aurai plus de chances le lendemain. Samedi, à 13h, il reste en tout et pour tout quatre places décentes, relativement chères : Palpatine et moi prenons le parti d'aller déjeuner ; on reviendra pour voir si des spectateurs ne revendent pas leurs places devant le théâtre. À 14h30, repus, on s'aperçoit que la file des dernières minutes non seulement existe mais avance. À 14h40, on se retrouve avec deux places centrées au premier rang du balcon. Soit, à deux sièges près, les meilleures places de tout le théâtre. Je renonce à comprendre la logique du théâtre du Châtelet et décide que c'est Noël.
Au début de la représentation, mon voisin renifle fort, en rythme avec la musique (!). Lorsqu'il se met à parler avec son voisin, je suis sur le point de leur demander de se taire mais leurs voix basses et graves ont un air étrangement professionnel, qui me retient d'interrompre ce qui s'avère être un bref échange. Je ne suis plus dérangée par la suite, sinon par la musique trop forte qui m'oblige à me boucher les oreilles. Pour une fois, je ne suis pas la seule, mon voisin se bouche aussi les oreilles ; je l'aperçois même me devancer, avant un surgissement sonore qu'il était impossible de prévoir : il connaît manifestement la musique, je me cale sur lui.
Aux saluts qui précédent le premier entracte, il nomme les danseurs par leurs prénoms à son voisin, qui acquiesce. La lumière se rallume et je vois que, sous son bob de touriste américain, mon voisin ressemble étrangement à Forsythe. J'adore me faire des films ; j'étais persuadée, en venant, que l'homme en face de moi dans le métro était un danseur du ballet de l'Opéra de Lyon : et que j'appuie de la main au-dessus du genou jusqu'à avoir le mollet parfaitement à l'horizontal, et que je change de jambe en retroussant mon pantalon un peu trop serré, et que je me masse le haut du mollet, et que je me tortille sur mon siège pour soulager des courbatures... Quand vous faites du premier inconnu sportif venu un danseur du ballet de l'Opéra de Lyon, que votre voisin ressemble à Forsythe, c'est bien la moindre des choses.
Mais alors qu'au second entracte, mes voisins discutent volume sonore, juste après avoir entendu my neighbour too, il me prend à partie : "The music was too loud, right ?" Le voisin du voisin renchérit, en français dans le texte : on n'a pourtant pas arrêté de leur dire qu'il fallait baisser le son...
C'était donc bien Forsythe, parti avant que je ne reprenne mes esprits. Après que son acolyte est revenu pour organiser le décalage de la rangée, de manière à ce que "Bill" soit sur le côté pour aller saluer, que je lui ai tendu la veste que le chorégraphe a laissée sur son siège et que Palpatine a entamé le deuil de l'autographe qu'il comptait demander, je me rends compte que "Yes" aura été la seule chose que je lui ai dite.
Mais qu'aurais-je bien pu dire d'autre que "Thank you" en quelques minutes d'entracte ? Je n'ai rien à dire et tout à observer. Tout ce que je veux entendre est là, devant moi : le théorème des membres, dans l'espace de la scène, envahi ou structuré par d'immenses suspensions, et l'espace des corps, terriblement acérés, terriblement sexy, des danseurs du ballet de l'Opéra de Lyon.
Si on place un objet en travers d'une source lumineuse, il projette nécessairement une ombre ; si on lance une jambe en déhanchant, alors le poids du corps est nécessairement projeté vers cette jambe ; si on lance les bras en avant, le buste recule ; si on les lance en arrière, il est projeté en avant ; si, si, si, si A, alors nécessairement B, et c'est comme cela que l'on se met à chorégraphier, en explorant les possibles du corps à partir de ses contraintes, et c'est comme cela que l'on se met à scénographier, en structurant l'espace par des dispositifs qui y font obstacle. De l'ombre projetée successivement par un immense carré pivotant sur l'un de ses sommets, un mur ondulé et une sculpture-conque de bateau, surgit la poésie en même temps que les corps, qui ne cessent de disparaître pour mieux connaître, naître avec - avec la lumière et de nouvelles figures. On est toujours surpris : par un danseur qui prend la tangente, par un autre qui déboule dans un pantalon à franges lui donnant un volume inattendu, par une forme qui descend le long d'un mur et devient un danseur une fois arrivé sur le plateau ou encore par les ondulations d'une corde agitée en coulisses, qui hypnotisent comme le cardiogramme d'une bête inconnue.
Placé sur le côté, on doit louper une bonne partie des effets, mais du milieu, le divertissement est total, sans cesse diverti, averti, que l'on est par le surgissement d'un membre, d'un mouvement. On s'éclate, comme cette danseuse sur le côté, qui va, balançant les bras, d'avant en arrière et d'arrière en avant, pas loin mais avec beaucoup de rebond, comme si elle était sous une lumière stroboscopique en boite de nuit. Yo, man ! Voilà tout ce que j'avais envie de dire à Forsythe. Ce n'est peut-être pas plus mal que je sois restée muette, tout compte fait.
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06 septembre 2014
Jimmy's dancing
Irlande, 1932. Dix ans après la guerre d'indépendance, dont Ken Loach rappelle les grandes lignes en ouverture, James Gralton revient de son exil aux Etats-Unis dans son village natal. La division des Irlandais sur le statut de leur pays n'est pourtant au cœur du film que dans la mesure où contribue à aviver celle, moins visible et plus profonde, d'une société où les notables perdent peu à peu leur emprise sur un peuple qui ne se satisfait plus de la seule charité.
James Gralton, que le prêtre ne résiste pas à traiter de bolchevique, cristallise les tensions autour d'une salle communautaire bâtie avec ses amis. Bien qu'on y prenne des cours divers et variés, qu'on y chante et qu'on y parle, le hall de Jimmy est toujours désigné comme un dancing : plus que tout le reste, plus que la causerie politique, c'est la danse qui est au cœur des passions, c'est par là que le corps du peuple échappe à l'Eglise. Tout est résumé lorsque le prêtre apostrophe la fille d'un notable (même les enfants de leur clan leur échappent) en route pour une fête au dancing et lui demande si les bals paroissiaux ne sont plus assez bien pour elle.
Si l'amour des corps comme amour de l'autre et de sa liberté ne détourne pas de l'amour du Christ (on est en terres beaucoup trop chrétiennes pour cela), il affaiblit l'amour que l'on porte au pouvoir, un pouvoir auquel on ne se voue plus corps et âme, s'y sentant de moins en moins attaché. Le prêtre en est bien conscient: s'il diabolise Jimmy au cours de sa prêche (il faut choisir : le Christ... ou Gralton), il respecte infiniment celui qu'il a élu comme ennemi personnel car, avec l'espace de sociabilité qu'est le dancing, Jimmy, tout athée qu'il soit, cherche lui aussi à structurer, animer, le corps social. Ce qui fait de cet homme courageux et respectable un ennemi (et du même coup un ennemi respectable), c'est qu'il invite le peuple à faire corps hors du corps du Christ, écartant l'institution religieuse, véritable institution sociale dans un pays aussi religieux que l'Irlande.
Le contraste est flagrant entre le prêtre en chaire et celui qui prendra sa suite, qui réprouve l'obsession du premier pour Gralton et prône une conciliation qui, si apaisante qu'elle soit, trahit un certain mépris pour un peuple qu'il entend gérer presque administrativement. Peu importe qu'ils m'aiment pourvu qu'ils m'obéissent, version managériale d'Oderint dum metuant, prend la place d'une certaine bienveillance pour des hommes dont on se fichait qu'ils pêchent et désobéissent pourvu qu'ils vous aimassent. L'Eglise a refusé de voir que cette manière de ne pas perdre la face risquait de conduire lentement à perdre le pouvoir, l'attraction exercée diminuant avec le temps. Le Christ ou Gralton : le formuler, c'était avoir déjà perdu ; on a choisi Gralton, parce qu'on avait déjà cessé de croire au diable.
Mit Palpatine
11:11 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, jimmy's hall, ken loach
05 septembre 2014
Les hanches glorieuses
La mode des années 1950, c'est un peu mon fantasme : je la connais très mal et m'y projette très bien. La taille cintrée, les hanches tantôt négligemment masquées, tantôt ostensiblement marquées... voilà la femme sablier, que ma morphologie rejoue en mettant la barre un peu plus haut, de la poitrine aux épaules. Qu'importe le décolleté... la coupe des vêtements sculpte la silhouette ; le regard n'a pas le temps de s'arrêter, il glisse le long du tissu qui l'éloigne du corps passé la taille et le fait si vite arriver à la cheville qu'il n'a qu'une hâte, remonter.
Qu'elles soient moulantes ou forment de larges cloches (mes préférées), les robes des années 1950 donnent une allure d'enfer. Moi qui ne jure que par la minijupe, je me prends à rêver de ces longueurs affolantes, et les robes que Chanel a raccourcies pour libérer le corps de la femme me paraissent bien tristes à côté des somptueuses prisons de tissus créées par Christian Dior ou Jacques Fath, mon nouveau héros. Ils ne lésinent pas sur le métrage, la débauche de tissu célébrant la fin de la guerre et de ses austères jupes droites au genoux, qui sont nées du rationnement et qu'on ne trouve plus guère que dans les écoles privées anglo-saxonnes.
L'exposition du palais Galliera me fait prendre conscience que l'histoire des robes n'a pas été tracée aux ciseaux, du long au court, qu'on les a retroussées et rabattues à loisir. La grande marche féministe étant grimpée, on pourrait relâcher les poings et laisser le tissu retomber avec l'élégance du New look passé et le confort des tissus modernes1, qui permettent de retrouver un peu de tenue.
1 Je le crie avec ma jupe Alexander Wang : vive le néoprène.
23:09 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : expo, mode, galliera
04 septembre 2014
Reprise
Deux personnes qui tombent amoureuses. Pour étoffer cette trame, la comédie romantique a intégré toutes sortes d'obstacles, au point que l'antagonisme des héros est devenu un pré-requis : deux personnes qui n'avaient rien pour s'entendre mais qui tombent amoureuses. On a fini par s'apercevoir que, même lorsqu'elle renie le conte de fées, la comédie romantique le rejoue (cf. Once upon a time, petit bijou du genre). Mais remplacer l'histoire d'amour par l'histoire de désamour, ce serait sortir de la comédie romantique pour aller dans le drame (Blue Valentine ou mieux, pire encore, Les Noces rebelles), alors il a fallu trouver autre chose. Des comédies romantiques que j'ai pu voir, c'est 500 days of Summer qui marque pour moi le tournant. Le narrateur, amoureux d'une fille qui ne l'est pas vraiment, se raconte des histoires, une histoire d'amour qui n'est pas partagée et dont la déconstruction constitue la véritable histoire du film. L'histoire d'amour est toujours là mais comme un idéal fantôme, auquel, je vous rassure, on ne cesse jamais de croire. Après la pluie, le beau temps ou inversement, après Summer, Automn, nouvelle rencontre pour le narrateur. Dans One Day, où le deuil n'est plus celui des illusions mais de la femme aimée, l'espoir demeure grâce à la structure narrative qui place le souvenir d'un jour heureux à la fin du film, là où serait venu le prince charmant dans la temporalité linéaire de la comédie romantique. Car le propre de ces nouvelles comédies romantiques est peut-être de rompre avec la temporalité linéaire traditionnelle, de la rencontre au baiser (gain de la modernité, pas plus lucide sur ses sentiments mais plus libérée, on a du sexe entre les deux) : aux ellipses s'ajoutent les va-et-vient de la narration, entre flashbacks et flashforwards. New York Melody est de cet ordre-là.
Un duo improbable qui écrit des chansons : Gretta, jeune auteur-compositeur indépendante, et Dan, un vieux de la vieille, fondateur d'un label, qui ne se retrouve plus dans l'industrie musicale, peuvent faire penser aux acolytes du Come back1. Mais la scène initiale, de par son atmosphère et son rôle de pivot narratif, nous rapproche bien plus sûrement d'Inside Llewyn Davis. La voix rauque qui dit son âme en peine et gratte ses plaies à la guitare s'élève deux fois : la première fois, au début du film, comme découverte pour Dan, avec qui l'on repart dans sa voiture et sa vie un peu pourries ; la seconde, où l'on comprend que cette scène n'était pas un commencement mais une fin, la fin de l'histoire d'amour de Gretta avec son compagnon chanteur, dont le succès lui est monté à la tête. Scène centrale, donc : New York Melody est la rencontre de deux êtres cabossés qui se reconstruisent l'un l'autre.
Les personnages sont moins caricaturaux que ce qu'on aurait pu penser – le personnage de Dan, notamment, prend de la profondeur lorsque son histoire, douloureuse et pourtant banale, est racontée. Gretta, elle, va revivre son histoire d'amour pour en faire le deuil, et cette histoire d'amour va ainsi laisser place à l'histoire d'une reconstruction. Move on, live on. Le film est beaucoup plus subtil, plus proche de l'intime, que ce que l'affiche et le titre laissent croire. Encore une erreur de traduction : on entendait dans le titre original, Begin again, que vivre, c'est toujours repartir sans repartir à zéro, comme un refrain ou une reprise musicale, derrière laquelle, //, on mettrait bien Once, autre film du réalisateur, autre histoire d'amour qui, parce qu'elle n'a pas lieu, est d'une incroyable beauté2.
Mit Palpatine
1 Pop! goes my heart.
2 Teasing spécial balletomanes : John Carney y fait un usage de l'aspirateur encore plus poétique que Mats Ek.
23:28 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, new york melody