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02 juillet 2014

Neverland Dans Theater

La semaine dernière, j'ai reçu une mention de @phildethrace, à Chaillot, totalement perplexe devant le Nederlands Dans Theater. J'ai bien ri, parce que Phil, c'est le mec qui m'avait fait croire qu'Alban Richard serait aussi canon que lui. Passé le petit instant de vengeance personnelle, j'ai été bien embêtée : j'ai pointé quelques passages, des mouvements qui me semblaient névralgiques mais Phil n'est pas novice, il les a vus, comme moi. Il a vu les lettres des Mémoires d'oubliettes (Jiří Kylián) glisser des mots pour en former d'autres, plus bas, aux résonances souterraines, et à leur suite, la scène devenir un puits d'inconscient, où tout ce qui tombe revêt un éclat particulier, fussent des canettes argentées1. Il a vu les mouvements organiques de Solo Echo (Crystal Pite), cette masse humaine qui entraîne, éjecte, rattrape, malaxe et pétrit les danseurs qui la composent. Il a vu les décors tournants de Shoot the moon (Sol León et Paul Lightfoot), qui tantôt empêchent tantôt permettent au danseurs de se retrouver dans la même pièce, circulant dans ce manège d'appartement pour mieux revenir sur leurs pas.

Qu'y a-t-il à expliquer à quelqu'un qui a vu tout cela ? On peut éduquer son regard mais non forcer sa sensibilité esthétique. Les journalistes peuvent agiter tous les thèmes qu'il veulent (au premier rang desquels la solitude et l'impossibilité de communiquer, qui passent bien auprès de la foule des spectateurs habitués à la communication, aussi bien culturelle que commerciale), si on est sourd à une œuvre, on conclura qu'elle ne nous parle pas. Cette surdité me met toujours le doute lorsque je suis, moi, tout ouïe : y a-t-il quelque chose à entendre ou suis-je en train de lire sur les lèvres, croyant comprendre ce que j'ai tant de fois entendu et que l'œuvre n'articule en rien d'une nouvelle manière ? Rencontrer cette surdité chez quelqu'un aux goûts opposés aux miens me rassure pourtant : elle est la garantie de ce que l'œuvre n'est pas si neutre que cela (qu'elle est œuvre, en somme), puisque certains s'y retrouvent et d'autres pas. Et elle préserve le doute lorsque, à mon tour, je n'entends rien et suis prompte à incriminer l'œuvre plutôt que moi.

Il n'y a donc rien à ajouter que des souvenirs qu'il me plaira de me remémorer : les immenses doigts de la plus grande des danseuses (Myrthe van Opstal), dont j'ai mis un certain temps à m'apercevoir qu'il s'agissait de prothèses, tant ils la rendaient sexy ; la neige qui est tombée sans discontinuer, apaisant la crainte que l'on a de la voir cesser et les grouillements des danseurs, qui, sous la tranquille pluie de paillettes neigeuses, deviennent partie intégrante d'un mouvement organique infini, reposante agitation ; les motifs des papiers peints, baignés dans une lumière lunaire où surgissent les angoisses folles de vies bien rangées, par ailleurs bien vécues, emplies de désirs qui tuent le temps. C'était beau, voilà.

 

1 Des canettes, oui, vous avez bien lu. Le pire, c'est que c'était magnifique, sorte de geyser lunaire inversé. Kylian nous rappelle ainsi que la drogue est en vente libre aux Pays-Bas. Et c'est de la bonne. (J'ai d'ailleurs cru au retour des momies.)

28 juin 2014

Andrew Bujalski roque

Viens, c'est sur des geeks qui programment des jeux d'échecs. Sur cette description sommaire, j'ai rejoins Palpatine pour voir Computer chess. La caméra (d'époque) traîne entre des geeks soixante-huitard à grosses lunettes et des dinosaures numériques pourvus de gros moniteurs, réunis dans un motel pour un tournoi d'échecs un peu particulier, où les programmes s'affrontent les uns contre les autres (et les pièces sont déplacées manuellement sur un échiquier parce qu'il n'y a pas encore d'interface graphique). Je crois d'abord à un documentaire explorant la faune et la flore de cet étrange concours qui, avec son président à cheval sur le règlement et ses participants qui se connaissent tous, ressemble un colloque universitaire de seconde zone. Mais l'illusion documentaire cède au délire fictionnel lorsque ce petit monde en vase clos entre en collision avec un groupe de thérapie de couple, qui vit lui aussi sur une autre planète.

Peu à peu, le film perd pied et le spectateur prend le sien. On est pris de nostalgie pour l'époque du rétroprojecteur (on déplace des pièces sur film transparent pour reproduire et commenter les parties) et de tendresse pour les personnages dont on se moque fraternellement : le président du concours, qui prend son rôle très au sérieux ; l'original qui erre dans le motel plein de chats, à la recherche d'une chambre à squatter parce sa réservation n'a pas été prise en compte ; le parano-mégalo persuadé, joint au bec, que le Pentagone surveille ses algorithmes ; le jeunot qui ne comprend pas plus le programme sur lequel il travaille que les filles (c'est-à-dire l'unique fille du concours – trimballer un ordi d'une chambre à l'autre constitue leur seule activité nocturne) ou encore le mystique qui considère que les voies de l'informatique sont, comme celles du seigneur, impénétrables et prône la vie de famille comme remède à la folie lorsque le jeunot lui explique que leur programme est mauvais parce qu'il ne veut pas jouer contre d'autres programmes. Face à la complexité qu'on ne s'explique pas, l'ordinateur se voit attribuer une volonté propre, et l'autre, avec lequel on interagit à l'aveuglette, est bientôt vu, lui aussi, comme une machine – l'homme, cette curieuse boîte noire.

Mi-fou mi-roi, Andrew Bujalski est apparu à la suite de la projection, via webcam, pour répondre aux questions qu'on n'osait pas poser. Ce n'est pas un vieux barbu, comme j'aurais cru, mais un jeune gars hyper sympa, qui répond au comment et élude le pourquoi. Ouais, pas besoin d'explication. Allez, viens, on va boire une bière, je prendrai un Coca.

Mit Palpatine, qui essayait de deviner avec quel langage les nerds programmaient.

Adieu au langage

On a pu remplacer l'œuvre par sa genèse ou par sa destruction méticuleuse. Mais là où le nouveau roman a pris soin de conserver un matériau minimal (un sujet à défaut de personnages, des apparitions intrigantes à défaut d'intrigue) et de l'articuler (il n'y a pas plus construit qu'un roman d'Alain Robbe-Grillet ou de Claude Simon), Jean-Luc Godard y va la caméra au fusil, shootant tout ce qui bouge et n'avance pas. Adieu au langage ressemble à un pot-pourri de rushs random, mêlant bouts de conversations sans enjeu, arbres au vent, relation adultère sans drame ni perspective et surtout, le chien du réalisateur, qu'il aime manifestement plus que ses spectateurs.

Pour sa patience face à des bribes qui n'entrent jamais en résonance, le spectateur en prend plein les yeux plein la tête : 3D, couleurs (dé)saturées, flous qui n'ont rien d'artistique, ruptures sans style, bande son désynchronisée... Qu'il expérimente, fort bien (le procédé selon lequel on voit deux actions différentes selon que l'on ferme l'œil droit ou gauche est une chouette trouvaille), mais qu'il ne nous présente pas ses brouillons barbouillés de deux ou trois jeux de mots comme une œuvre ! Ah, dieux ! Oh, langage ! Encore faut-il pouvoir articuler pour faire ses adieux au langage. Malgré tout ce que peut en dire Jean Douchet, venu présenter le film de son ami, il n'y a pas de pensée possible sans grammaire. Mais cela plaît grandement aux onanistes intellectuels, qui peuvent élaborer à propos du film les théories les plus délirantes, sans que rien ne vienne jamais les contredire.

Je suis pour ma part incapable de prendre du plaisir sur un objet aussi vide de sens, ni logique ni poétique, où même la nature est laide et la chair ne donne pas envie. Je ne suis pourtant pas contre un peu de masturbation intellectuelle, lorsqu'elle donne l'occasion de jouir. Mais, à l'image de ce bateau, filmé encore et encore, qui n'en finit pas d'arriver, Adieu au langage est un film de peine à jouir, qui transforme toute excitation en irritation. Non. Juste non.

Mit Palpatine

27 juin 2014

Les bons sentiments, les bons sauvages, et cetera, et cetera

The King and I, c'est le roi du Siam et moi, institutrice anglaise venue pour éduquer ses femmes et ses enfants, c'est-à-dire moi, spectateur occidental venu assister à une comédie musicale précédée par son excellente réputation. Le spectacle est effectivement de fort bonne tenue : les costumes sont chatoyants, les décors efficaces et les danses sympathiques, tout comme les acteurs-chanteurs qui ne font pas les choses à moitié – la louange unanime vous dira cela beaucoup mieux que moi. Mais voilà : cette attendrissante Mary Poppins en Thaïlande finit par me mettre mal à l'aise lorsque je comprends que son effronterie de femme qui ne s'en laisse pas compter trouve sa source dans un aplomb moralisateur. Le féminisme même du personnage devient une émanation du colonialisme : le bon sauvage (même le plus grand des bons sauvages, leur roi) est si peu moderne que n'importe quel homme occidental (même une femme, simple institutrice) est plus éclairé que lui.

Heureusement pour lui (ou pour nous), le bon sauvage est bon : c'est-à-dire qu'il a du cœur mais aussi, et surtout, qu'il accepte de se laisser occidentaliser. Même si cela ne se fait pas sans heurts, le roi sait ce qui est bon pour lui et pour son pays : il fait instruire ses enfants (même s'il est inacceptable que le Siam soit si petit sur le planisphère venu d'Angleterre) et ses femmes (qui ont la décence de rester obéissantes), les habille à l'européenne pour faire bonne impression auprès de ces barbares d'Anglais qui voudraient mettre le Siam sous protectorat, et assouplit juste assez l'obligation de se prosterner devant lui pour que cela devienne un élément comique récurrent, tout comme le tic de langage latinisant qu'il emprunte à l'institutrice et dont il ponctue chacune de ses phrases, et cetera, et cetera.

Le divertissement du second acte, qui vient comme un cheveu sur la soupe, est chargé de montrer le triomphe des Lumières, aveugles à l'idiosyncrasie d'une autre culture que la leur : le vernis européen est respecté avec une adaptation express de La Case de l'Oncle Tom (caution express d'anti-esclavagisme donc, causalité express, d'anticolonialisme), les tenues traditionnelles se donnent à voir comme des tenues de scène et les chœurs traditionnels, qui déclenchent les rires par leurs anaphores suraiguës, commentent moins l'action que la perspective d'une autre culture, qui réduit la leur à du folklore. Plus que la vision occidentale sur non-occidental, ce divertissement donne à voir la vision de l'Occidental sur la vision qu'il espère que le non-Occidental a de lui. Qu'il espère... que dis-je ? Qu'il est persuadé que le non-Occidental a de lui : les approximations des autochtones ne sont sources de comique que parce qu'on présume qu'elles résultent d'une certaine maladresse et non d'une résistance culturelle. La méprise est toujours d'actualité lorsqu'on la débarrasse de sa condescendance coloniale : on minimise totalement l'altérité des valeurs d'une société à partir du moment où elle a adopté les symboles de la nôtre, méconnaissant et les fondements symboliques de notre société et leur absence de structuration dans d'autres (ces symboles ne sont pas partout structurants).

Si The King and I est moderne, ce n'est pas par anticolonialisme (que l'institutrice aide le roi à préserver l'indépendance de son pays n'ôte rien à sa visée missionnaire, fût-elle laïque) ni même par féminisme, mais par sa double croyance, dans le progrès et dans sa capacité à s'imposer au reste du monde. À la limite, le progressisme ne serait qu'une forme beaucoup moins agressive d'occidentalisation. Et le progrès, là-dedans, c'est qu'on n'est toujours pas capable d'appréhender une autre culture – même celle de Broadway, me répondront sûrement les enthousiastes du genre. En lisant Paris Broadway, je me dis que l'interprétation de Lambert Wilson n'a peut-être pas aidé : en misant tout sur l'aspect comique de son personnage, il fait du roi un sombre crétin flat character, et ne met pas du tout en avant l'ambivalence d'un monarque tiraillé entre la coutume et l'intuition que son pays a besoin d'ouverture. Sans compter qu'avec le cast semi-couleur locale, j'ai pendant un bout de temps fouillé dans ma mémoire, à la recherche d'un hypothétique épisode de mainmise britannique sur le Siam, qui expliquerait la présence d'un roi blanc et anglophone. Non, encore une fois, c'est l'Occidental qui rêverait que tous ses interlocuteurs le soient. Voir brusquement sa propre altérité en se retrouvant dans l'autre, comme face à soi-même, c'est le privilège des anthropologues. Eux voient le miroir quand nous sommes tentés de nous admirer dans son reflet. Pimpant et entraînant, comme toute comédie musicale qui se respecte.