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02 juillet 2017

Lightfoot, heavy heart

La triple bill du Nederlands Dans Theater 1 étant mon dernier spectacle de la saison, je peux le dire sans faire de plan sur la comète : c'était le spectacle de l'année.

Safe as Houses de Sol León et Paul Lightfoot s'ouvre sur trois Parques en costumes noirs, trois danseurs dont-une-danseuse qui, au bout d'un certain temps, mettent en branle un pan de mur blanc. Il pivote depuis le centre de la scène, comme l'unique aiguille d'une horloge aveugle. Elle égrène les danseurs en blanc, qui surgissent un à un sans que l'on sache jamais d'où, trop absorbé par le mouvement de celui qui tient son heure pour chercher à se gâcher la surprise. Le pan de mur, qui cause la disparition, autorise aussi le surgissement, en saut, en glissade, le temps comme fuite et comme appui, ça tourne, la vitesse venant non pas de la rapidité mais de la régularité, le pan de mur blanc tourne et fait surgir l'urgence qui court au cœur de la musique de Bach. Non pas les vides, le silence, mais la précipitation du vide et du silence qui arrivent, leur vertige. Safe as houses that are built and will collapse after us.

In the Event : dans le cas où, et en plein cœur de. Les danseurs sont massés autour d'un qui répète à toute vitesse toute saccade des gestes au-dessus du corps de la personne devant laquelle il est agenouillé. Catastrophe sans catastrophisme. La danseuse allongée s'est relevée-intégrée à la masse des danseurs dispersés-projetés-rassemblés en diagonale dans un éboulis de roche en fusion. La paroi rocheuse du fond ondule, parcourue de fissures orange-dorées, éclairs d'une tempête qui ne dit pas son nom, qui ne s'orchestre ni ne se bruite (curieuse musique d'Owen Belton). Cela se déchaîne dans la lenteur des corps courbés par d'autres, accableurs-protecteurs, dans l’œil du cyclone. (Et les canons jamais ne se font dominos, toujours s'entrechoquent, comme les particules d'une solution instable*.) In the event of a Crystal Pite's choreography, quicky book your ticket.

Stop-Motion. Je ne sais plus ce qui se passe avant que les danseurs descendent avec un long tissu blanc puis se mettent à courir en sens inverse en soulevant un voile de poussière blanche, blanche comme l'émotion, la voix, la nuit dans la justesse des confidences (l'absence lunaire de Shoot de moon : présence-absence, nostalgie du présent). Tout commence là, dans cette fosse bac à sable de farine, arène du mouvement**. Le mouvement se projette et se dessine dans l'espace, rémanence visuelle de ces corps qui résonnent au-delà du geste. Tomber dans la farine, tomber amoureuse. Parcourir ces corps qui vivent s'apparente à parcourir un corps bien-aimé et bien connu de caresses. Juste il y en a tant, tant de singularités qui ne s'épuisent ni ne se comparent, même si, inévitablement il y a des sensibilités qui résonnent davantage, des respirations dans lesquelles on se coule, des corps que l'on emprunte, que l'on habite un temps comme eux nous habitent***. C'est cette qualité de mouvement où les corps s'étirent davantage qu'ils sont plus ramassés, denses, denses, denses, à vous faire frémir d'un simple pied tendu, alors que l'autre reste flex, prêt à être reposé au sol par le partenaire qui ne porte pas tant qu'il étreint. Cela danse, beau, grand, mais c'est dans le tarissement du mouvement que tout renaît : plus c'est petit plus cela résonne profondément, infime-intime. Au creux de. Comme la poignée de farine qu'une danseuse porte avec application dans la coquille précaire de ses mains, pour aller la déposer près de son compagnon allongé en avant-scène, et repartir, et revenir, avec l'arbitraire et le sérieux d'un enfant qui construit un château de sable, avec la démarche aussi, un, deux, trois, quatre petits tas de sable blanc. Noir. Rideau. Stop-Motion. Please repeat.

 

(Je pose là comme aide-mémoire à mes démarches le nom des danseurs que je compte demander en mariage :

  • Prince Credell, dont je ne suis pas surprise d'apprendre qu'il est passé par Ailey (et chez Jacoby and Pronk, hey),
  • Roger van der Poel, définitivement mon favori sur scène (même si moins sur Instagram), vif, élastique, dense, magnifique couple avec Juliette Brunner,
  • Juliette Brunner, la danseuse aux tas de sable, d'une beauté ahurissante,
  • Jorge Nozal, le Georges Clooney de la danse, suave et intense,
  • Marne Van Opstal, qui danse encore plus grand qu'il est grand et confirme qu'il y a un truc avec les rouquins dans le monde de la danse.)

 

* Il faut montrer ça à Thierry Malandain.
** Et origine de tant de photos !
*** En avant-scène dans Safe as Houses, un danseur allongé danse immobile, tant sa cage thoracique se soulève et s'abaisse, haletante.

02 juillet 2014

Neverland Dans Theater

La semaine dernière, j'ai reçu une mention de @phildethrace, à Chaillot, totalement perplexe devant le Nederlands Dans Theater. J'ai bien ri, parce que Phil, c'est le mec qui m'avait fait croire qu'Alban Richard serait aussi canon que lui. Passé le petit instant de vengeance personnelle, j'ai été bien embêtée : j'ai pointé quelques passages, des mouvements qui me semblaient névralgiques mais Phil n'est pas novice, il les a vus, comme moi. Il a vu les lettres des Mémoires d'oubliettes (Jiří Kylián) glisser des mots pour en former d'autres, plus bas, aux résonances souterraines, et à leur suite, la scène devenir un puits d'inconscient, où tout ce qui tombe revêt un éclat particulier, fussent des canettes argentées1. Il a vu les mouvements organiques de Solo Echo (Crystal Pite), cette masse humaine qui entraîne, éjecte, rattrape, malaxe et pétrit les danseurs qui la composent. Il a vu les décors tournants de Shoot the moon (Sol León et Paul Lightfoot), qui tantôt empêchent tantôt permettent au danseurs de se retrouver dans la même pièce, circulant dans ce manège d'appartement pour mieux revenir sur leurs pas.

Qu'y a-t-il à expliquer à quelqu'un qui a vu tout cela ? On peut éduquer son regard mais non forcer sa sensibilité esthétique. Les journalistes peuvent agiter tous les thèmes qu'il veulent (au premier rang desquels la solitude et l'impossibilité de communiquer, qui passent bien auprès de la foule des spectateurs habitués à la communication, aussi bien culturelle que commerciale), si on est sourd à une œuvre, on conclura qu'elle ne nous parle pas. Cette surdité me met toujours le doute lorsque je suis, moi, tout ouïe : y a-t-il quelque chose à entendre ou suis-je en train de lire sur les lèvres, croyant comprendre ce que j'ai tant de fois entendu et que l'œuvre n'articule en rien d'une nouvelle manière ? Rencontrer cette surdité chez quelqu'un aux goûts opposés aux miens me rassure pourtant : elle est la garantie de ce que l'œuvre n'est pas si neutre que cela (qu'elle est œuvre, en somme), puisque certains s'y retrouvent et d'autres pas. Et elle préserve le doute lorsque, à mon tour, je n'entends rien et suis prompte à incriminer l'œuvre plutôt que moi.

Il n'y a donc rien à ajouter que des souvenirs qu'il me plaira de me remémorer : les immenses doigts de la plus grande des danseuses (Myrthe van Opstal), dont j'ai mis un certain temps à m'apercevoir qu'il s'agissait de prothèses, tant ils la rendaient sexy ; la neige qui est tombée sans discontinuer, apaisant la crainte que l'on a de la voir cesser et les grouillements des danseurs, qui, sous la tranquille pluie de paillettes neigeuses, deviennent partie intégrante d'un mouvement organique infini, reposante agitation ; les motifs des papiers peints, baignés dans une lumière lunaire où surgissent les angoisses folles de vies bien rangées, par ailleurs bien vécues, emplies de désirs qui tuent le temps. C'était beau, voilà.

 

1 Des canettes, oui, vous avez bien lu. Le pire, c'est que c'était magnifique, sorte de geyser lunaire inversé. Kylian nous rappelle ainsi que la drogue est en vente libre aux Pays-Bas. Et c'est de la bonne. (J'ai d'ailleurs cru au retour des momies.)