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22 juin 2014

Un cygne de la main

Tandis que la rhapsodie pour orchestre d'Emmanuel Chabrier, Espana, sonne bien espagnol, on a du mal à voir en quoi le Concerto pour piano n° 5 de Camille Saint-Saëns serait L'Égyptien. Ce que j'ai pu trouver de plus approchant, c'est un paquebot moderne et luxueux, avec de grandes baies vitrées, qui glisserait à l'aube sur le Nil1. @_gohu, lui, a dû aller jusqu'en Asie pour trouver l'inspiration. C'est dire si le morceau est d'un « exotisme volontairement superficiel » – quoique dépourvu de la langueur capiteuse qui y est souvent associée.

Pour la sensualité, il faut attendre le Concerto pour harpe en mi bémol majeur. Non qu'elle soit particulièrement audible dans la partition de Reinhold Glière : les doigts de Xavier de Maistre m'ont plongé dans une fascination qui m'a fait percevoir chaque son avec acuité et à peu près rien du morceau dans son ensemble. Expérience aussi bizarre que ce beau gosse à la Cocteau (beauté orphique), que l'on verrait bien avec une raquette à la main lorsqu'il revient saluer à petites foulées tranquilles.

La rapidité avec laquelle Yutaka Sado se met à diriger le Lac des cygnes n'en est que plus déroutante. Je peux vous dire qu'il s'est fait essorer, le volatile ! On croirait voir une cassette vidéo accélérée du cygne blanc. Cela m'enthousiasme autant que cela me fait rire, ce qui est loin d'être le cas d'Agnès Letestu, l'air consterné. Mais j'ai visiblement contaminé Palpatine en marquant les têtes des quatre petits cygnes avec mon museau de souris, le chef sautant assez pour compenser les entrechats que je me suis contentée de marquer avec les mains.

 

1 « Le passage en sol est un chant d'amour nubien que j'ai entendu chanter par les bateliers sur le Nil », confia Saint-Saëns. Hé, j'y étais presque !

15 juin 2014

Bête à corne

Mise en scène d'Emmanuel Demarcy-Mota, au théâtre de la Ville

Rhinocéros. Cette pièce de Ionesco, je ne l'avais jamais vue, ni lue, ni étudiée. Dans ma culture littéraire, elle se résumait à une pièce de l'absurde dénonçant la montée du totalitarisme. Evidemment, ce n'est pas ça. Pas seulement. Pas vraiment. On pourrait mettre à peu près n'importe quelle idéologie à la place de ce que les Italiens ont vu comme du fascisme ou les Français comme du nazisme : des idéologies progressistes, bien-pensantes, phénomènes de mode, végétarisme ou que sais-je encore. Ce qui est au cœur de la pièce et qui est proprement fascinant, ce sont les glissements qui s'opèrent au sein du groupe – comment, l'un après l'autre, pour des raisons qui peuvent être diamétralement opposées, des individus se convertissent à la doctrine qui les effrayait et qu'ils repoussaient.

Comment devient-on rhinocéros ? Il y a l'homme que sa nature, un peu brute, y prédisposait ; le mouton qui prend facilement peur et préfère suivre le mouvement (cela vaut un peu pour tout le monde : les employés de bureau, assez différents les uns des autres dans la première scène, forment à la seconde, habillés en écoliers, un parfait troupeau1) ; le bon voisin qui surprend tout le monde en faisant volte-face et qui rassure quelque peu (c'était un homme bien, après tout) ; le logicien qui se persuade à coups de sophismes ; l'esthète fasciné par Thanatos ou encore le chêne qui résiste mais n'est pas roseau. Et puis il y a Bérenger, celui qui doute. Il ne résiste pas de toutes ses forces : il doute. Le rhinocéros a un côté séduisant, c'est sa force. Il n'est pas à proprement parler contre nature – les rhinocéros sont une espèce à part entière –, ce n'est juste pas la nature de l'homme. À moins qu'avec son incroyable vitalité, le rhinocéros ne soit l'avenir de l'homme, un homme nouveau, plus fort. Autrement plus fort qu'un vieil alcoolique, dont on a tôt fait de mettre en doute la parole.

Bérenger est bientôt le dernier homme : s'il était dans le tort ? si, à prendre les autres pour des fous, c'était lui qui basculait dans la folie ? Impossible de savoir sinon par instinct... par intuition, se reprend-t-il immédiatement, craignant l'animal qui affleure. Une fois passé de l'autre côté, une fois l'homme devenu rhinocéros, il n'y a plus de communication possible, le dialogue est coupé : on est rhinocéros ou on doit le devenir. Face à l'animal mutique, il n'est plus possible de faire entendre son point de vue ni même de comprendre ce qui a motivé l'autre à devenir rhinocéros. Car le rhinocéros a la peau dure, il résiste à toute approche. Et à tout discours : le rhinocéros, quoique lourd de sous-entendus, est trop présent pour n'être qu'un symbole. La mise en scène prend ainsi le parti de montrer les animaux, tels quels, de montrer leur tête de rhinocéros, qui se balancent comme des algues dans un aquarium, lançant leurs cris de sirène. Ils sont trop présents pour n'être que symboles, trop présents pour n'être pas menaçants. Ils ne chargent pas, pas encore – c'est en tous cas ce à quoi l'on se raccroche – mais comment ne pas se sentir encerclé lorsqu'on est entouré par un si grand nombre ?

La menace latente fait apparaître le problème, qui réside moins dans l'existence des rhinocéros eux-mêmes que leur impossible coexistence avec les hommes :

« Les idéologies devenues idolâtries, les systèmes automatiques de pensée s'élèvent, comme un écran entre l'esprit et la réalité, faussent l'entendement, aveuglent. Elles sont aussi des barricades entre l'homme et l'homme qu'elles déshumanisent, et rendent impossible l'amitié malgré tout des hommes entre eux ; elles empêchent ce qu'on appelle la coexistence, car un rhinocéros ne peut s'accorder avec celui qui ne l'est pas, un sectaire avec celui qui n'est pas de sa secte2. »

(À l'inverse de la secte, il y a Wikipédia, qui donne le fin mot de l'histoire sur la controverse qui anime une grande partie de la pièce : unicornu ou bicornu, le rhinocéros ? Les deux, mon général.)

Mit Palpatine

 

1 « Mais dès que la vérité pour laquelle ils ont donné leur vie devient vérité officielle, il n'y a plus de héros, il n'y a plus que des fonctionnaires doués de la prudence et de la lâcheté qui conviennent à l'emploi ; c'est tout le thème de Rhinocéros » Ionesco, préface de janvier 1960.
2 Ionesco, préface de 1964.

10 juin 2014

Maps to the supernovas

Lorsqu'Agatha Weiss1, jeune fille qui porte de longs gants noirs curieusement assortis à son look de Star Wars fangirl, débarque à Hollywood, le chauffeur de la limousine2 qu'elle a louée lui suggère d'acheter une carte localisant les stars dans la ville. Pas besoin, elle se repère. C'est donc en la suivant que l'on va relier les personnages tous plus barrés les uns que les autres de Maps to the Stars : il y a notamment Havana, actrice médiocre hantée par le souvenir de sa défunte mère, bien plus célèbre qu'elle ; Stafford, son coach en développement personnel, aux techniques pour le moins originales ; et le fils de ce dernier, Benjie, enfant-star à la grosse tête (au sens propre comme au figuré, avec des épaules tombantes qui accentuent son étrange silhouette), déjà passé par une cure de désintox. On prend un plaisir presque pervers à essayer de distinguer des constellations parmi ces stars – presque pervers parce que plus ça va, pire c'est : hallucinations, pyromanie, inceste, suicide et tentative de meurtre se mettent de la partie, sans que le film se départisse un seul instant de cette distance qu'on dirait comique si elle n'accentuait encore plus la bizarrerie de ce monde asphyxié où l'on se récite la poème d'Éluard comme une comptine macabre. Sur toute chair accordée / Sur le front de mes amis / Sur chaque main qui se tend / J’écris ton nom

La liberté n'est arrivée que lorsque j'ai compris pourquoi le pluriel, pourquoi MapS to the stars. Trois couleurs, qui a décidément des journalistes qui savent conduire une interview, met le doigt dessus : les personnages sont systématiquement « seuls dans le cadre, ils ne sont jamais réunis à l'écran ». C'est que, chacun dans « sa petite bulle individuelle », reprend Cronenberg, il y a autant de cartes que de stars : chacun se pense au milieu d'une constellation, détruisant celles dont il ne se voit pas faire partie, se détruisant lui-même surtout, incapable de trouver sa place. La guerre des étoiles n'aura pas lieu mais le festival de supernovas qui la remplace est un vrai régal.

Mit Palpatine

1 Mia Wasikowska continue d'alimenter ma fascination pour les filles d'origine polonaise (bientôt un #PolishPower pour concurrencer le #CzechPower ?).
2 Robert Pattinson est passé à l'avant de la limousine depuis Cosmopolis. Son personnage conduit tout le monde et ne va nul part, malgré ses rêves d'apprenti scénariste. Trop sain d'esprit, sûrement.

08 juin 2014

Gathering at a dance rehearsal

Deux mains

Merci à @IkAubert pour la photo !

Si je devais recommander une manifestation à quelqu'un qui a l'impression de manquer de connaissances pour apprécier la danse, ce serait quelque chose comme la séance de travail de Dances at the Gathering. La répétitrice, Clotilde Vayer, parvient à faire comprendre comment s'apprécie un ballet qui n'est ni pure démonstration technique ni œuvre narrative. Elle ne cède pas à la tentation, particulièrement forte pour les ballets narratifs, d'étendre la stricte équivalence geste-signification de la pantomime au ballet ; elle ne « traduit » pas au fur et à mesure les pas pour raconter une histoire qui leur pré-existerait (c'était par exemple le cas pour la répétition de Mademoiselle Julie). Ses métaphores, jamais filées, font comprendre au danseur que chaque geste doit être porté par une intention, quelle qu'elle soit (pourvu qu'elle soit claire pour lui), et au spectateur qu'il peut interpréter à sa guise les saynètes qui prennent ainsi vie. Ici, un salut à la Ghislaine Thesmar, merci public adoré ; là, une demoiselle qui tourne comme une abeille autour d'un garçon imperméable à ses bavardages ; là encore, un geste esquissé parce que c'est bien assez, on ne va pas démontrer ce qu'il est évident que l'on sait déjà faire...

On constate au fil de la répétition que l'imagination du spectateur se délie à mesure que l'image se fixe pour le danseur : plus le geste est précis, plus il suggère des interprétations diverses. C'est pourquoi, malgré tout le talent des jeunes danseurs que sont Pierre-Arthur Raveau et Héloïse Bourdon, Sabrina Mallem est beaucoup plus passionnante à observer, avec une maturité qui lui permet d'assimiler très rapidement les remarques de Clotilde Vayer. À se demander pourquoi diable je n'ai pas pris de place pour ce spectacle. La réponse est dans la suite du programme : Psyché, sur lequel il faudrait, à l'instar de son héroïne éponyme, fermer les yeux.

Pour un compte-rendu plus détaillé : nos greffières balletomanes, le petit rat et Amélie