22 janvier 2015
L'angoisse de la page noire
L'angoisse de la page blanche, on connaît, parce que l'écrivain est in fine celui qui écrit, malgré les passages à vide et le manque d'inspiration. C'est même grâce au manque d'inspiration que le lecteur a connaissance de l'angoisse de l'écrivain, tenté de prendre sa feuille blanche comme sujet d'appoint, un peu comme Descartes prend l'exemple de la cire d'abeille dans les Méditations qu'il écrit à la lueur de la bougie ou que le narrateur de La Nausée prend conscience de la contingence de l'existence en regardant la racine d'arbre au pied du banc sur lequel il se fait chier. Pas besoin de voir plus loin que le bout de son nez. Un jeu d'enfant : j'ai utilisé cette pirouette en 5e pour me débarrasser d'une expression écrite sur une situation d'échec à laquelle on avait été confronté et que l'on avait finalement surmonté. Parce que 1°, à 12 ans, mon plus grand échec dans la vie était d'avoir eu 11 à un devoir sur les Contes du chat perché de Marcel Aymé (vexée comme un pou, j'ai pris mes précautions pour la lecture suivante et donc appris par cœur la phrase-prophétie des Pilleurs de sarcophage, que j'étais sûre qu'on nous demanderait – tant et si bien que, même sans mâcher de feuille de laurier, je peux encore vous dire aujourd'hui que Parmi la bataille et la panique indescriptible, tu verras, au milieu, le trésor des Athéniens) et que 2°, même pas en rêve je raconte un truc intime sur des carreaux Seyès (non mais c'est vrai, un peu de tenue, y'a des blogs pour ça).
Bref, tout ça pour dire que l'angoisse de la page blanche, on sait ce que c'est. L'angoisse de la page noire, en revanche, beaucoup moins. L'angoisse de la page noire, c'est une angoisse de lecteur. Ce n'est pas qu'on ne sait plus quoi lire ; on ne sait plus comment le lire. Les mots s'assemblent bien pour former des phrases, mais les phrases ne s'assemblent plus pour former une histoire ou une pensée. Je ralentis tant de peur que, passée trop vite, la phrase précédente soit déjà oubliée, que je mâche et remâche le même passage comme une viande trop mastiquée que l'on n'arrive plus à avaler. Il avait bien raison, Pascal : Quand on lit trop vite ou trop doucement on n'entend rien.
Les premières apparitions de l'angoisse de la page noire datent de mes années de prépa ; elles ont été particulièrement aiguës en philosophie. Essayant de mémoriser un raisonnement décrit en cours, j'agrippais un maillon et le serrais tant et si bien qu'il finissait par s'ouvrir – l'enchaînement de la pensée m'échappait. Toute lecture étant susceptible d'être utilisée en dissertation, cette névrose de mémorisation a contaminé la lecture. Il m'a fallu du temps pour réapprendre à lire ; longtemps j'ai lu un Stabilo à l'esprit. Le premier à me l'avoir ôté a été Kundera (peut-être parce que ses romans ne sont faits que de phrases stabilotées). Mais le divertissement que m'apportait cet auteur en période de concours a été de courte durée ; j'ai fait l'erreur ? un puis deux mémoires sur son œuvre. L'occasion de soupçonner la justesse de ce conseil, entendu de la bouche d'un professeur : ne faites pas de votre unique passion un métier. Je n'ai pas vraiment pu le vérifier : la danse n'a pas voulu de moi, puis je n'ai plus voulu de l'édition. Cette dernière a transformé les livres en petits tas de papier brochés collés reliés manipulés reposés sur l'étal comme des fruits gâtés, sitôt le projet éditorial humé. Peu à peu, j'ai oublié les politiques éditoriales, mais l'écoeurement suscité par la masse des rayonnages est resté. Date, nom, profession, situation familiale, situation romanesque... rien qu'à la lecture de l'état civil des quatrièmes de couvertures, je suis rassasiée. Du coup, ces dernières années, j'ai surtout lu des blogs et des articles, prenant ma dose de fiction auprès d'un autre dealer, qui se fait appeler tantôt cinéma tantôt opéra.
Seulement voilà, l'angoisse de la page noire m'a reprise, gangrenant cette fois la non-fiction (retour aux origines). Après La Passion d'être un autre, lecture particulièrement stimulante et particulièrement ardue, c'est L'Amour et l'Occident qui a été laissé de côté... Alors, traînant au Relay avant de prendre le train pour Marseille, j'ai acheté un allume-feu. Rassurez-vous, Relay n'a pas ajouté un rayon barbecue à côté des confiseries souvenirs : cet allume-feu est un petit Folio. Le premier que j'ai acheté depuis le remaniement de la maquette (cela donne une idée de ma résistance au changement et du peu de fiction que j'ai lue ces derniers temps). L'impulsion m'a même fait oublier que je n'aimais pas ces titres sans empattements, qu'il a fallu rendre tout graisseux de couleurs pour leur donner un semblant d'aplomb. Vous lirez loin, qu'ils disaient. Jusqu'à Marseille, donc. Le Flûtiste invisible a tenu ses promesses d'allume-feu. J'avais fait exprès de prendre un auteur qui aime le désir, pour que l'envie du corps des personnages me communique l'envie de tourner les pages. Philippe Labro. J'ai fait sa connaissance avec Quinze ans. Je l'ai retrouvé avec Franz et Clara. Malgré la belle Américaine de ce que l'on aurait aimé être une première nouvelle (et non une première partie de roman), Le Flûtiste invisible est largement en-dessous. En emportant cet allume-feu, je m'attendais à une belle pomme de pain de feu de cheminée ; j'ai trouvé cette espèce de glaçon carré, dur et blanc, dont on se sert pour allumer les barbecues. Cela manque un peu de panache, mais c'est efficace. Simple comme un J'aime lire. Je l'ai lu sans craindre de le gâcher ; cela me l'a fait apprécier. Et le feu qu'il a allumé en se consumant continue de brûler, alimenté par des petites branches que je prends soin de choisir légères (une centaine de pages tout au plus) et bien sèches (sinon des classiques, des valeurs sûres). Après La Beauté tôt vouée à se défaire (Le Bras, surtout, en réalité - magnifique) de Yasunari Kawabata et La Nouvelle rêvée de Schnitzler (ce mec est un dieu), je me suis enhardie à hasarder un roman au titre kitsch, d'un auteur contemporain (je ne me rappelais plus qu'on pouvait lire des vivants) dont je n'avais jamais entendu parler (c'est un best-seller au Japon, oups) : Le Restaurant de l'amour retrouvé signe mes retrouvailles avec le roman. Comme quoi, tout est toujours question d'appétit.
22:33 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : livre, lecture
18 janvier 2015
National Gallery
Il est des documentaristes qui savent poser les bonnes questions. Il en est d'autres qui savent écouter. Si les murs de la National Gallery ont des oreilles, ce sont sans conteste celles de Frederickk Wiseman. Silencieux, il écoute et regarde. Cette scène de restauration, par exemple, où l'on s'épouvante de la couleur criarde que la restauratrice étale sur le tableau (ne se rend-t-elle pas compte que ce n'est pas du tout la bonne teinte ?), avant de comprendre qu'elle ne fait qu'ôter la pellicule jaunie d'un vernis qui masquait, après l'avoir protégée, la couleur d'origine.
Tout le film de Frederick Wiseman est sur ce modèle : il nous laisse découvrir ; nous laisse le temps de nous étonner avant de nous donner à comprendre. Jamais le sens ne nous est imposé, alors même que l'essentiel des trois heures est constitué de discours sur l'art : la parole est donnée à quelques conservateurs (qui ne font pas leur exposé pour la caméra mais d'autres personnes présentes avec eux, qui les comprennent souvent à demi-mot) mais surtout recueillie auprès des conférenciers (écouter, toujours écouter – un comble pour un film sur la peinture ?). Le plus curieux, c'est que l'on n'a pas du tout l'impression d'assister à une visite guidée filmée ; le documentaire n'est en rien l'équivalent cinématographique de l'audioguide. D'une part, parce qu'on nous mène dans les « coulisses » du musée, dans des zones où ne circule pas habituellement le public (atelier de restauration, atelier de dessin, installation des œuvres pour une exposition temporaire, réunion pour parler budget à équilibrer et potentielle participation à un événement de charité – quelle image ? Pour quel public ? Avec quelles retombées ?) ; et d'autre part, surtout, parce que le discours sur l'art devient le sujet même du film, une manière méta de s'interroger sur le sens que peuvent revêtir les œuvres d'art à nos yeux.
Personne n'a, à ma connaissance, relevé que le documentaire ne montre presque aucune œuvre de la section impressionniste. Cela n'a pas grand-chose d'étonnant si l'on considère qu'à force de discrétion (une discrétion remarquable), Frederick Wiseman nous amène à croire que sa présence n'altère ni les comportements ni la teneur des propos enregistrés (plus de biais cognitif, un rêve de scientifique – une illusion, en réalité, dont l'effet persiste bien après qu'on l'ait découverte). L'omission d'une aile qui fait beaucoup pour attirer les touristes est pourtant fort intéressante. Surtout quand on sait que le mouvement impressionniste, facilement déclinable en produits dérivés, a tout pour intéresser une boutiques de musée et que celle-ci n'est pas filmée, alors même qu'elle fait partie intégrante de l'institution. Frederick Wiseman n'est certes pas Martin Parr, mais tout de même... Quelque chose me pousse à croire que ce n'est pas un hasard, ni même une simple question de goût, si cette période, pourtant évidente pour les visiteurs, est laissée de côté : plus que l'affluence dans les salles, c'est cette évidence même qui pose problème. On a tellement été (j'ai tellement été ?) exposé aux impressionnistes qu'ils ne nous impressionnent plus. Ils ne nous interrogent pas. Ou plus. On n'a pas, devant leurs tableaux, les même expressions que celles que filme Frederick Wiseman dans les salles des anciens maîtres. Cet air un peu... bête ?
Perplexe, surtout : comment appréhender ces œuvres ? On prend la mesure de la difficulté avec la séance pour aveugles qui suivent, feuilles en relief à l'appui, la description par la conférencière d'un tableau que Frederick Wiseman se garde bien de nous montrer. Couleurs, formes, structure du tableau... malgré la précision des indications, il est extrêmement difficile de se faire une idée du tableau. Lorsqu'il nous est finalement dévoilé, on ne peut que constater l'écart avec l'image que l'on a mentalement reconstituée : d'un Pissarro, on a fait un Picasso. L'anecdote dit la difficulté à percevoir la structure, les dynamiques d'un tableau, tout ce qui, très concrètement, dirige l'interprétation, le sens, de l'œuvre. Et cela n'est pas qu'une question de handicap : même sans être mal-voyant, il faut se faire voyant. À la vue du tableau, on ne sait pas non plus très bien comment on s'y prendrait pour le décrire à quelqu'un qui ne le voit pas, car on ne le comprend pas immédiatement, dans son ensemble – pas avant d'avoir cerné l'effet qu'il produit sur nous et analysé les raisons pour lesquelles il produit cet effet. C'est à cela que doit aider le conférencier.
Parmi tous les extraits de visite, on s'aperçoit vite que certains conférenciers sont plus à même de nous intéresser que d'autres. L'artiste contemporaine qui raconte à une classe de collégiens qu'elle vient régulièrement au musée et que tous ces tableaux anciens sont encore une source d'inspiration pour la création d'aujourd'hui n'est pas très convaincante (malgré son enthousiasme), car pas un instant elle ne dit comment ni en quoi ces tableaux peuvent être source d'inspiration. L'érudition se révèle souvent bien plus passionnante : non pas parce qu'elle viendrait, par son savoir, combler une certaine ignorance, mais au contraire parce qu'elle met en branle le questionnement. Plus sont précis les détails sur les conditions de production, d'accrochage et de réception de l'œuvre, plus celle-ci devient mystérieuse.
Commence alors une enquête du sens où le plaisir est similaire à celui que l'on prend à la lecture de Daniel Arasse. Tel conservateur donne l'impression d'ouvrir une porte dérobée lorsqu'il explique que le Samson et Dalila de Rubens, destiné à être accroché au-dessus de la cheminée de son commanditaire, a été peint en fonction de cet emplacement : le peintre a pris en compte la source de lumière qui viendrait de la gauche et a esquissé plus que dessiné la partie de droite, pour épouser l'ombre dans laquelle elle resterait. À partir de cet exemple, on comprend mieux les questionnements sur l'accrochage et l'enjeu de la mise en contexte via les cartels : lorsque techniciens et conservateurs jonglent avec les conditions d'éclairage et de sécurité (trop directe, la lumière risque d'endommager la toile ; indirecte, elle créé des reflets sur les vitres), agitant les mains et les appareils de mesure autour d'un triptyque, c'est pour trouver un compromis entre impératifs de conservation et conditions favorables à l'appréciation de l'œuvre. Encore que l'on puisse diverger sur ce qui importe : recréer des conditions d'expositions similaire à l'église dans laquelle l'œuvre était initialement exposée ou profiter du déplacement du lieu de culte au lieu de culture pour donner à voir l'œuvre de plus près ? Les choix qui découlent de ces interrogations indiquent d'eux-mêmes un sens, une piste de lecture.
Si le mystère persiste, ce n'est plus à cause de l'opacité d'une œuvre qui ne nous parles pas (le conférencier parle pour elle) mais grâce aux (trop) nombreuses interprétations possibles. Pendant que l'on se hasarde à émettre des hypothèses, des interprétations, la polysémie de l'œuvre nous a fait entrer dans son intimité. C'est exactement cette relation de familiarité qu'un conférencier essaye d'établir entre son groupe d'enfant et L'Assassinat de Saint-Pierre martyr (Giovanni Bellini, 1507 - voir ci-dessus). Il les interroge non pas sur qui était Saint Pierre ou ce qu'il a fait, mais très prosaïquement sur les bûcherons juste derrière, en plein travail : pourquoi avoir mis ces bûcherons là, alors qu'ils n'ont rien à voir avec le sujet du tableau ? La question n'appelle pas une réponse unique et les suggestions, timidement avancées, sont toutes fort bonnes, nourries par les informations supplémentaires que le conférencier livre au fur et à mesure. Émerge l'idée que l'horreur est renforcée par le prosaïsme de la scène : occupés à leur travail quotidien, les bûcherons ne prêtent pas attention au meurtre et, par leurs haches, redoublent l'action (Saint-Pierre abattu comme on le ferait d'un arbre). Frederick Wiseman passe alors à une autre séquence, mais c'est gagné : initié à la logique du tableau, on a envie d'en apprendre davantage.
Lorsqu'érudition va de paire avec interprétation, l'admiration que l'on éprouve devant un tableau n'a plus rien à voir avec l'admiration muette qu'impose l'argument d'autorité « parce que c'est un maître ». Plus le discours est érudit, moins on se sent bête. En ce sens, on comprend la position élitiste du conservateur qui refuse de vulgariser pour démocratiser ; quelque part, ne pas mener les visiteurs à la compréhension serait les prendre pour des idiots sous couvert de les prendre en compte. Il est vrai aussi que la démarche n'est pas aisée, que cela prend du temps et que faire entrer le visiteur sous un prétexte ou un autre lui donne au moins une chance de l'amorcer. Tant pis pour le visiteur pressé, la National Gallery en veut d'autres, pourrait-on dire en paraphrasant Gide.
Aucune arrogance, pourtant, dans cette position. Le véritable savoir rend humble, parce que l'on se rend compte que tout ce que l'on sait, c'est que l'on ne sait rien. Qu'est-ce qu'un maître sinon celui qui, sachant cela, rend la parole ? Qui, après nous avoir coupé le souffle, nous rend la parole par les interrogations qu'il suscite ? Le meilleur discours sur l'art, au final, c'est celui qui nous enjoint à dialoguer avec lui. Et Frederick Wiseman de répondre à l'art par l'art, avec, dans les dernières séquences, la danse et la musique qui s'invitent au musée.
Mit Palpatine
Pour retrouver les tableaux dont il est question, vous pouvez jeter un œil au compte-rendu hyper détaillé de ce club ciné.
16:30 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, national gallery, exposition, musée, peinture
11 janvier 2015
The Riot Club
Le Riot Club, nous apprend le prologue, plein de perruques, de verres cassés et de demoiselles troussées, est une confrérie d'Oxford fondée au XVIIIe siècle à la mémoire de son inspirateur, libertin mort sous l'épée d'un mari jaloux. Quelques siècles plus tard, la tradition qui veut que seuls les meilleurs, les plus forts et les plus intelligents en fassent partie a été librement réinterprétée : seuls les plus riches, les plus roublards et les plus résistants à l'alcool y sont admis. En l'occurrence, Miles et Alistair, davantage liés par un échange de chambre et un binôme de débat que par leur personnalité.
Miles, c'est le beau gosse qu'on verrait bien dans l'équipe d'aviron, très à l'aise avec les filles et surtout avec Lauren, la chic fille par excellence (canon, dégourdie, sans chichi – le charme prolo, aux dires de la confrérie). Alistair, la gueule d'ange contrite de vivre dans l'ombre de son frère aîné, connu du tout Oxford, c'est plutôt celui dont on devine qu'il n'y avait pas de fille dans son lycée (They're like use, only smarter, lui sort Miles, alors que Lauren est à portée de voix) et qui se fait reluquer par le professeur s'amusant à repérer les puceaux (Let's play Who's virgin. It'll be more difficult tomorrow.).
Le film suit leur initiation depuis le bizutage (chambre saccagée, ordinateur compris) jusqu'au dîner qui, élu lieu de débauche suprême par le club, constitue sa raison d'être. C'est dans un pub éloigné d'Oxford que le film prend des allures de huis-clos, allant crescendo, de la fête à la folie, à mesure que les jeunes gens s'enivrent de l'irrespect qu'ils ont jusque là prôné par pur esprit de provocation. Ce n'est pas tant l'excès qui fascine – la fête est bien plus exubérante dans Le Loup de Wall Street, par exemple – que la métamorphose qui s'opère, transformant des blanc-becs risibles en individus dangereux. Car rien n'indique au début que ces gosses de riches sont autre chose que des petits cons qui peuvent se payer un frac sur mesure pour une simple soirée, dégueuler à bord d'une Lamborghini et ponctuer leur dernière rasade d'un bris de cristal simplement pour se donner l'air désinvolte. Quand, en début de soirée, la serveuse qui vient de finir ses études et n'est pas impressionnée pour un sous soupire Boys... on a envie d'ajouter : will be boys. Il faut voir la tête de celui qui a réservé les services d'une prostituée1 lorsqu'elle refuse de passer sous la table pour « s'occuper » de chacun d'eux : de quoi va-t-il avoir l'air devant les copains ? D'un enfant mal élevé qui joue au débauché en manquant cruellement de raffinement.
Si l'on partage le mépris grandissant de la serveuse et de son père au cours de la soirée, on ne peut s'empêcher d'être surpris, fasciné, par des références à un monde qui n'est pas le nôtre : comment peut-on reconnaître un grand cru alors que les bizuteurs ont pris soin de cracher dedans ? Utiliser un vocabulaire érudit pour un jeu à boire (même sobre, on a plus d'hésitation qu'eux bourrés) ? Être fin saoul et identifier les volailles d'une farce avec assez de précision pour se rendre compte qu'il en manque une, sur les dix requises ? On a beau essayer de se raccrocher à l'honnête travailleur qu'est l'aubergiste et qui, avec sa fille, devient un contrepoint à la fascination peu saine qu'exercent les dépravés, la fascination demeure et la provocation n'est pas ce qu'il y a de plus dérangeant lorsque, l'aubergiste découvrant sa salle de réception saccagée, de fines lèvres lui susurrent à la figure : News for you: you don't hate us. You love us. You want to be us.
La fascination se mue en horreur quand l'irrespect se fait violence et le geste est joint à la parole, méprisante, éructante. Il faut croire que, pour ces gamins pour qui tout s'achète (la réparation des dégâts causés aussi bien que l'aubergiste et la réputation de son pub), seule la violence gratuite a encore quelque attrait. J'avais découvert à quel point la violence gratuite m'horrifiait avec Orange mécanique ; le bras gauche de Palpatine pourra confirmer que j'ai toujours aussi peu de résistance.
Soulagement après un paroxysme sadique (de Sade, vraiment : la violence physique est moins violente que l'idée de liberté et d'impunité dont elle s'accompagne) : la bande est rattrapée par la réalité, la légalité ; la police débarque. Plus tard, loin de l'hystérie collective où tous se ressemblent (selon les dires de la victime), foin de solidarité, il n'y a plus que des individus qui, selon les personnalités, se dégonflent (la mauviette qui sert de président au club), s'humanisent (Miles) ou se durcissent (Alistair). C'est un autre type d'horreur qui prend alors la relève : la parenthèse du dîner se referme, comme si le comportement criminel avait été anecdotique – un débordement parmi d'autres. On se remémore telle ou telle soirée, où le scandale avait été étouffé. Il le sera encore probablement cette fois-ci : Alistair, poursuivi par la justice, rencontre un ancien du Riot Club qui, selon sa propre formulation, ne lui offre pas seulement l'avocat qu'il lui faut, mais un futur. Se devine alors un réseau d'influence de personnes haut-placées, qui n'a rien à voir avec le folklore universitaire : les trois années passées à Oxford ne seraient rien d'autre qu'une initiation – à biaiser avec le pouvoir que ces jeunes gens sont appelés à incarner. Et le tueur à gueule d'ange de repartir le sourire en coin.
Le film nous abandonne comme ça, sur la vision glaçante de ce requin à fossettes.
1 Au passage, on voit l'évolution du langage et de la société : si « escort » est clairement une couverture politiquement correcte pour « prostitute », le « she's a sex worker » murmuré à l'oreille du patron l'emporte sur le « you're a whore » jeté à la figure de l'intéressée.
15:25 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma
Aparté #1
À chaque fois que je passe devant le restaurant-près-de-chez-moi ou le restaurant-en-bas-du-boulot, il faut que je jette un œil à l'ardoise pour savoir quel est le dessert (près de chez moi) ou le plat du jour (en bas du boulot). Le matin, tandis que le digicode sonne son approbation, je m'appuie souvent quelques millisecondes supplémentaires contre la porte d'entrée pour attraper la ligne du regard. Que je n'aie jamais mis les pieds au restaurant-en-bas-du-boulot ou que je n'aie pas l'intention de retourner tout de suite au restaurant-près-de-chez-moi n'a aucune importance. Il suffit que le dessert ait l'air bon ou que le plat soit composé d'ingrédients qui me plaisent pour me rendre un peu plus gourmande de la journée qui s'annonce sinon fort routinière.
Ce matin... mais ce n'est déjà plus aujourd'hui, ce matin est si loin. Ce matin-là, donc, en arrivant à la hauteur du restaurant-près-de-chez-moi, le pas pressé par le froid et le métro à prendre, je cherchai machinalement du regard l'ardoise et, en lieu et place du dessert (Profiteroles maison ? Elles sont divines... Tarte à l'abricot ? Oui, oui, mais non. Panna cotta aux accompagnements prometteurs ?), je vis une silhouette emmitouflée et accroupie, un feutre blanc à la main. Est-ce parce que j'étais un peu en retard (d'un retard qui est pourtant devenu mon horaire habituel) ? parce que je traverse souvent un peu plus bas et ne découvre le menu qu'à mon retour, le soir ? Je n'avais jamais vu le menu en train de s'écrire ; c'était la première fois. J'eus l'impression que les coulisses de la ville s'ouvraient devant moi – un peu comme la première fois où je vis les publicités du métro, à peine dépliées, étrillées à la brosse comme un cheval après la course. Entre deux petites barrières éphémères en pop-up – rouge et blanches, ainsi que je pus le vérifier en arrivant sur le quai, où l'on ne me prêta pas plus attention qu'au pompier de service dans un théâtre. La ville s'affairait de bonne heure sans s'occuper de moi ; j'étais parisienne, voilà.
(L'aparté est numéroté parce que j'ai bon espoir qu'il y en ait d'autres et que cela devienne régulier.)
11:22 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (1)