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01 mai 2015

Caresses de couleurs

Pour parler des toiles de Bonnard, j'ai commencé à écrire toiles de bonheur. Ce lapsus éclaire un peu le titre mystérieux choisi par le musée d'Orsay pour l'exposition Peindre l'Arcadie – un peu mystérieux dans la mesure où ce lieu de l'âge d'or, le peintre ne le peuple pas de créatures mythologiques, mais de ses proches, à commencer par sa femme Marthe, qu'il a souvent prise pour modèle. C'est sûrement à cause de ce goût prononcé pour l'intime que je m'étais arrêtée devant ses toiles lors de précédentes visites à Orsay et que j'avais retenu son nom, sans en trouver d'autres échos parmi mes pérégrinations artistiques (certes assez spartiates).

Des neuf salles aménagées par l'exposition, celle qui a été intitulée « Et in Aracadia ego » et manifestement pensée comme une apothéose censée justifier le titre de l'exposition est celle qui me plaît le moins ; pour parler franc, ces grands tableaux conçus comme panneaux décoratifs me paraissent même plutôt laids. Il faut se rendre à l'évidence : Bonnard est un dessinateur assez moyen. Ce qui fait de lui un peintre fascinant, c'est son sens de la mise en scène et surtout, surtout, son incroyable sens des couleurs. La salle intitulée Histoire d'eau (haha), centrée autour de la toilette féminine, révèle un coloriste hors pair. L'influence de Gauguin, qui n'était pas franchement manifeste dans la première salle, où le texte la mentionnait, devient évidente devant Harmonie jaune et le dos d'or de cette femme, où les vertèbres jettent des ombres violettes et la hanche flamboie, soulignée d'un trait orange vif – un corps-coucher de soleil absolument splendide. Évidemment, aucune reproduction ne rend justice aux couleurs : il faut aller voir les tableaux sur place, voir à quel point ils sont chatoyants et ressentir la caresse des couleurs comme une caresse du soleil sur la joue.

 

 photo Bonnard-nu-de-dos-a-la-toilette_zpsvdu9vzdq.png

 

Ne jugez pas un livre à sa couverture, ni un tableau à sa reproduction. Celles qui suivent, vaguement reprises dans l'ordre de l'exposition, sont uniquement là pour vous donner envie d'y aller, et conserver une trace des surprises et des âneries qu'ils nous ont inspirées, à Melendili et moi.

 

Un « Nabi très japonard », salle 1

Surtout parce que ça rime avec Bonnard. Le format du quadriptyque exposé dans la première salle m'évoque moins l'estampe que Mucha. Je fais par à Melendili de ma préférence pour l'automne (l'orange, le manteau porté avec un charme klimtien...) avant de me rendre compte que les quatre femmes représentées ne personnifient absolument pas les quatre saisons (même si le chemisier à pois rouge fonctionne bien comme l'été et que les deux panneaux plus verts et plus pâles pourraient être interprétés comme l'hiver et le printemps).

 

Bonnard a un problème avec les carreaux : non seulement il en met partout, sur les chemisiers comme sur les nappes, mais il aligne les traits comme si jamais l'étoffe ne bougeait. Le peintre, remplissant son tableau d'un motif qui n'appartient plus à son sujet, détrône le couturier et procède à des raccords qui feraient pâlir d'envie Palpatine.

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Bonnard est également obnubilé par les boules de poil : nul doute que cet homme à chats serait aujourd'hui un adepte des LOL cats.

 

Faire jaillir l'imprévu, salle 2

La référence du texte introductif à Alfred Jarry nous arrache une grimace (Ubu roi est un peu à la littérature ce que le bleu Klein est à la peinture : une brillante arnaque), mais ni Melendili ni moi ne la voyons nulle part justifiée, et je prends un véritable plaisir à laisser les formes de la Femme assoupie sur un lit ou L'Indolente infuser devant moi.

 photo Bonnard-femme-assoupie_zpspvbfajml.jpeg

 

J'aime ce corps qui, confondu avec les ombres et le pied du lit semble prendre racine, et m'amuse du détail du pied-serre qui se gratte la cuisse. Melendili repère le chat qui se cache dans la chevelure de la femme, et la critique nous informe de la présence humaine qui se cache dans la couverture repoussée au pied du lit : ce tableau n'aurait pas dépareillé dans l'exposition Une image peut en cacher une autre, présentée il y a six ans au Grand Palais.

Reste une interrogation sur la vapeur qui prend la cheville et va de la couette jusqu'au sexe : nuée mythologique ? Réminiscence des tissus au drapé aussi savant que pudique ?

 

 photo Bonnard-intimite_zps7wwxjjcm.jpg

 

Les volutes reviennent dans un autre tableau, comme fumée cette fois-ci. Je mets un temps infini à voir la main qui tient la pipe et ajoute un troisième personnage, invisible, à la scène. Il faut laisser à la fumée le temps de se dissiper et laisser le tableau prendre forme, jusqu'à ce qu'il craquèle nos certitudes et qu'on ne puisse trancher : ces traits sont trop régulièrement reliés pour être pure fumée, mais comment diable le motif du papier peint pourrait-il déborder sur le cadre du tableau en arrière-plan ? Le cerveau qui fume et le sourire qui se relève en coin, je conclue au réseau de neurones.

Faire jaillir l'imprévu, c'est aussi nous servir un tableau de danse ! Le corps de ballet y est vu en surplomb et les ombres qui tremblotent sous le corps de danseuses assurent le mouvement bien plus que les danseuses elles-mêmes. Curieusement, cela me fait moins penser à Degas qu'à une photo de Giselle prise par Anne Deniau (je crois), où l'on voyait toutes les marques laissées par les pointes sur le sol.

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Intérieurs, salle 3

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La lumière et les ombres surtout me font curieusement penser aux Mangeurs de pomme de terre de Van Gogh. La suspension méduse, qui fait presque une coiffe folklorique à l'adulte du fond, nous prend dans ses tentacules et l'on risque de rester prisonnier du dédoublement qui donne en miroir deux enfants comme si l'un était le reflet de l'autre – ou son frère ?

 

Histoire d'eau, salle 4

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Devant ce corps qui apparaît dans la chambranle d'une porte se mire/s'admire comme devant un miroir, on ne sait plus très bien où l'on se situe, ni lui ni nous – la nudité nous aurait-elle déstabilisés ?

 

 

Le Nu dans le bain est l'Harmonie jaune de Melendili, qui voit dans le dallage bleu une peau de sirène, tandis que les reflets jaunes me font penser à la pluie d'or fécondant Danae. À nous deux, je ne vous raconte pas ce que deviennent les tableaux !

 

Clic-clac Kodak, salle 5

Les photos confirment que Bonnard ne sait pas peindre les fesses : Marthe ne les a pas du tout plates.
Elles révèlent également que le peintre en est pourvu d'une belle paire.

 * J'y ai pensé, évidemment

 

Portraits choisis, salle 6

Non, vraiment, je préfère les photographies de Bonnard à ses autoportraits.

 

Le jardin sauvage : Bonnard en Normandie, salle 7

Un peu trop de verdure à mon goût mais, au milieu, un tableau incroyablement lumineux. La Salle à manger à la campagne réussit à inverser intérieur et extérieur, illuminant la pièce d'une chaleur et d'une lumière qui devraient en toute logique émaner du soleil et assombrir par contraste ladite pièce.

 photo Bonnard-Grande-salle-agrave-manger-dans-le-jardin-1934-1935_zpsbjoscwqs.jpg

 

Ultra-violet, salle 8

Biberonnée à l'impressionnisme, la Côte d'Azur en peinture me donne une impression de déjà-vu. Sauf pour L'Atelier au mimosa où la couleur fait vibrer les formes comme le vent les feuilles des arbres (et puis, ce n'est pas un paysage sans médiation, c'est une nature qui se donne à voir, cadrée-quadrillée par les carreaux de l'immense fenêtre).

 

Et in Arcadia ego, salle 9

Sed non longe, parce que cette salle, c'est un peu le gâteau sur la cerise. Le bonheur se communique mieux dans l'intimité que la grandiloquence.

18 janvier 2015

National Gallery

Il est des documentaristes qui savent poser les bonnes questions. Il en est d'autres qui savent écouter. Si les murs de la National Gallery ont des oreilles, ce sont sans conteste celles de Frederickk Wiseman. Silencieux, il écoute et regarde. Cette scène de restauration, par exemple, où l'on s'épouvante de la couleur criarde que la restauratrice étale sur le tableau (ne se rend-t-elle pas compte que ce n'est pas du tout la bonne teinte ?), avant de comprendre qu'elle ne fait qu'ôter la pellicule jaunie d'un vernis qui masquait, après l'avoir protégée, la couleur d'origine.

Tout le film de Frederick Wiseman est sur ce modèle : il nous laisse découvrir ; nous laisse le temps de nous étonner avant de nous donner à comprendre. Jamais le sens ne nous est imposé, alors même que l'essentiel des trois heures est constitué de discours sur l'art : la parole est donnée à quelques conservateurs (qui ne font pas leur exposé pour la caméra mais d'autres personnes présentes avec eux, qui les comprennent souvent à demi-mot) mais surtout recueillie auprès des conférenciers (écouter, toujours écouter – un comble pour un film sur la peinture ?). Le plus curieux, c'est que l'on n'a pas du tout l'impression d'assister à une visite guidée filmée ; le documentaire n'est en rien l'équivalent cinématographique de l'audioguide. D'une part, parce qu'on nous mène dans les « coulisses » du musée, dans des zones où ne circule pas habituellement le public (atelier de restauration, atelier de dessin, installation des œuvres pour une exposition temporaire, réunion pour parler budget à équilibrer et potentielle participation à un événement de charité – quelle image ? Pour quel public ? Avec quelles retombées ?) ; et d'autre part, surtout, parce que le discours sur l'art devient le sujet même du film, une manière méta de s'interroger sur le sens que peuvent revêtir les œuvres d'art à nos yeux.

Personne n'a, à ma connaissance, relevé que le documentaire ne montre presque aucune œuvre de la section impressionniste. Cela n'a pas grand-chose d'étonnant si l'on considère qu'à force de discrétion (une discrétion remarquable), Frederick Wiseman nous amène à croire que sa présence n'altère ni les comportements ni la teneur des propos enregistrés (plus de biais cognitif, un rêve de scientifique – une illusion, en réalité, dont l'effet persiste bien après qu'on l'ait découverte). L'omission d'une aile qui fait beaucoup pour attirer les touristes est pourtant fort intéressante. Surtout quand on sait que le mouvement impressionniste, facilement déclinable en produits dérivés, a tout pour intéresser une boutiques de musée et que celle-ci n'est pas filmée, alors même qu'elle fait partie intégrante de l'institution. Frederick Wiseman n'est certes pas Martin Parr, mais tout de même... Quelque chose me pousse à croire que ce n'est pas un hasard, ni même une simple question de goût, si cette période, pourtant évidente pour les visiteurs, est laissée de côté : plus que l'affluence dans les salles, c'est cette évidence même qui pose problème. On a tellement été (j'ai tellement été ?) exposé aux impressionnistes qu'ils ne nous impressionnent plus. Ils ne nous interrogent pas. Ou plus. On n'a pas, devant leurs tableaux, les même expressions que celles que filme Frederick Wiseman dans les salles des anciens maîtres. Cet air un peu... bête ?

Perplexe, surtout : comment appréhender ces œuvres ? On prend la mesure de la difficulté avec la séance pour aveugles qui suivent, feuilles en relief à l'appui, la description par la conférencière d'un tableau que Frederick Wiseman se garde bien de nous montrer. Couleurs, formes, structure du tableau... malgré la précision des indications, il est extrêmement difficile de se faire une idée du tableau. Lorsqu'il nous est finalement dévoilé, on ne peut que constater l'écart avec l'image que l'on a mentalement reconstituée : d'un Pissarro, on a fait un Picasso. L'anecdote dit la difficulté à percevoir la structure, les dynamiques d'un tableau, tout ce qui, très concrètement, dirige l'interprétation, le sens, de l'œuvre. Et cela n'est pas qu'une question de handicap : même sans être mal-voyant, il faut se faire voyant. À la vue du tableau, on ne sait pas non plus très bien comment on s'y prendrait pour le décrire à quelqu'un qui ne le voit pas, car on ne le comprend pas immédiatement, dans son ensemble – pas avant d'avoir cerné l'effet qu'il produit sur nous et analysé les raisons pour lesquelles il produit cet effet. C'est à cela que doit aider le conférencier.

Parmi tous les extraits de visite, on s'aperçoit vite que certains conférenciers sont plus à même de nous intéresser que d'autres. L'artiste contemporaine qui raconte à une classe de collégiens qu'elle vient régulièrement au musée et que tous ces tableaux anciens sont encore une source d'inspiration pour la création d'aujourd'hui n'est pas très convaincante (malgré son enthousiasme), car pas un instant elle ne dit comment ni en quoi ces tableaux peuvent être source d'inspiration. L'érudition se révèle souvent bien plus passionnante : non pas parce qu'elle viendrait, par son savoir, combler une certaine ignorance, mais au contraire parce qu'elle met en branle le questionnement. Plus sont précis les détails sur les conditions de production, d'accrochage et de réception de l'œuvre, plus celle-ci devient mystérieuse.

 

Samson et Dalila, de Rubens

 

Commence alors une enquête du sens où le plaisir est similaire à celui que l'on prend à la lecture de Daniel Arasse. Tel conservateur donne l'impression d'ouvrir une porte dérobée lorsqu'il explique que le Samson et Dalila de Rubens, destiné à être accroché au-dessus de la cheminée de son commanditaire, a été peint en fonction de cet emplacement : le peintre a pris en compte la source de lumière qui viendrait de la gauche et a esquissé plus que dessiné la partie de droite, pour épouser l'ombre dans laquelle elle resterait. À partir de cet exemple, on comprend mieux les questionnements sur l'accrochage et l'enjeu de la mise en contexte via les cartels : lorsque techniciens et conservateurs jonglent avec les conditions d'éclairage et de sécurité (trop directe, la lumière risque d'endommager la toile ; indirecte, elle créé des reflets sur les vitres), agitant les mains et les appareils de mesure autour d'un triptyque, c'est pour trouver un compromis entre impératifs de conservation et conditions favorables à l'appréciation de l'œuvre. Encore que l'on puisse diverger sur ce qui importe : recréer des conditions d'expositions similaire à l'église dans laquelle l'œuvre était initialement exposée ou profiter du déplacement du lieu de culte au lieu de culture pour donner à voir l'œuvre de plus près ? Les choix qui découlent de ces interrogations indiquent d'eux-mêmes un sens, une piste de lecture.

 

Bellini

 

Si le mystère persiste, ce n'est plus à cause de l'opacité d'une œuvre qui ne nous parles pas (le conférencier parle pour elle) mais grâce aux (trop) nombreuses interprétations possibles. Pendant que l'on se hasarde à émettre des hypothèses, des interprétations, la polysémie de l'œuvre nous a fait entrer dans son intimité. C'est exactement cette relation de familiarité qu'un conférencier essaye d'établir entre son groupe d'enfant et L'Assassinat de Saint-Pierre martyr (Giovanni Bellini, 1507 - voir ci-dessus). Il les interroge non pas sur qui était Saint Pierre ou ce qu'il a fait, mais très prosaïquement sur les bûcherons juste derrière, en plein travail : pourquoi avoir mis ces bûcherons là, alors qu'ils n'ont rien à voir avec le sujet du tableau ? La question n'appelle pas une réponse unique et les suggestions, timidement avancées, sont toutes fort bonnes, nourries par les informations supplémentaires que le conférencier livre au fur et à mesure. Émerge l'idée que l'horreur est renforcée par le prosaïsme de la scène : occupés à leur travail quotidien, les bûcherons ne prêtent pas attention au meurtre et, par leurs haches, redoublent l'action (Saint-Pierre abattu comme on le ferait d'un arbre). Frederick Wiseman passe alors à une autre séquence, mais c'est gagné : initié à la logique du tableau, on a envie d'en apprendre davantage.

Lorsqu'érudition va de paire avec interprétation, l'admiration que l'on éprouve devant un tableau n'a plus rien à voir avec l'admiration muette qu'impose l'argument d'autorité « parce que c'est un maître ». Plus le discours est érudit, moins on se sent bête. En ce sens, on comprend la position élitiste du conservateur qui refuse de vulgariser pour démocratiser ; quelque part, ne pas mener les visiteurs à la compréhension serait les prendre pour des idiots sous couvert de les prendre en compte. Il est vrai aussi que la démarche n'est pas aisée, que cela prend du temps et que faire entrer le visiteur sous un prétexte ou un autre lui donne au moins une chance de l'amorcer. Tant pis pour le visiteur pressé, la National Gallery en veut d'autres, pourrait-on dire en paraphrasant Gide.

Aucune arrogance, pourtant, dans cette position. Le véritable savoir rend humble, parce que l'on se rend compte que tout ce que l'on sait, c'est que l'on ne sait rien. Qu'est-ce qu'un maître sinon celui qui, sachant cela, rend la parole ? Qui, après nous avoir coupé le souffle, nous rend la parole par les interrogations qu'il suscite ? Le meilleur discours sur l'art, au final, c'est celui qui nous enjoint à dialoguer avec lui. Et Frederick Wiseman de répondre à l'art par l'art, avec, dans les dernières séquences, la danse et la musique qui s'invitent au musée.

 Mit Palpatine

Pour retrouver les tableaux dont il est question, vous pouvez jeter un œil au compte-rendu hyper détaillé de ce club ciné.

30 mars 2014

Un illustrateur en or

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Violet et plein de gravures qui passent très bien à la reproduction, il me faut le catalogue de l'expo.

 

Gustave Doré, je l'associais rapidement au conte : un chat botté, une barbe bleue et vas-y que je t'oublie. L'artiste hyperactif et touche-à-tout s'est pourtant illustré dans des genres très différents, que le musée d'Orsay s'attache à nous faire découvrir dans une exposition mal fagotée mais réjouissante. Mal fagotée : les thématiques se marchent sur les pieds, les panneaux mentionnent des tableaux vus deux cents mètres auparavant et les débuts de l'artiste apparaissent en seconde partie, après les salles thématiques du rez-de-chaussée, plus ou moins bien taillées pour faire entrer en vrac tout ce qui nécessite une grande hauteur sous plafond. Mais exposition réjouissante : par les œuvres exposées, bien sûr, mais aussi l'enthousiasme des organisateurs de l'exposition, qui se sont amusés à chercher une police imitant la texture des gravures et à trouver des parallèles avec le cinéma – que Slate a eu la bonne idée de reprendre (Melendili et moi attendons toujours la gravure qui attestera des origines dorées de Chewbacca – Barbe-bleue ? Slate penche pour le Chat botté mais je ne suis pas convaincue).

 

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Barbe-Bleue, l'ancêtre de Chewbacca ? Il est assez poilu pour.

 

La Bible, un conte comme les autres ?

J'ai un petit instant de surprise en découvrant que Gustave Doré a illustré la Bible. Est-ce un livre que l'on peut illustrer ? Je me reprends en me rappelant que ce n'est pas l'iconographie religieuse qui manque dans l'histoire de l'art mais vu les remous suscités à l'époque, façon caricatures de Mahomet, je me dis que je ne suis pas la seule pour qui le même sujet ne fait pas le même effet en peinture et en gravure. Il y a dans la gravure et le dessin quelque chose de plus familier que dans la peinture, quelque chose de plus prosaïque, qui ne semble pas particulièrement fait pour l'hagiographie. Mais peu importe ces préjugés, les anges de Gustave Doré tuent tout – the best angel ever, j'ai nommé Gabriel dans L'Annonciation.

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Cette apparition-disparition à la gouache blanche... Devant le tableau, l'œil aperçoit des traits blancs, qu'il distingue comme les plis d'une robe, avant de remarquer les ailes et de finalement voir l'ange. Un ange-fantôme. Il fallait y penser.

Il y en a aussi un paquet dans ses illustrations de Dante mais j'anticipe un brin.

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Grand tour littéraire

Le tour de l'Europe que faisaient jeunes gens de bonne famille pour parfaire leur éducation toute imprégnée d'humanités grecques et latines, Gustave Doré le fait à sa manière, en illustrant les classiques de la littérature européenne. Autant les effets de manche de Don Quichotte et les hyperboles gargantuesques me laissent assez indifférente, autant l'univers de Dante me fascine – La Divine Comédie risque de se retrouver très bientôt sur ma PAL (si vous avez une traduction à me recommander, n'hésitez pas).

Tournée dantesque...

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(Je verrais très bien cette gravure dans la photothèque d'Incitatus.)

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Si on va du côté parallèles ciné, je dois dire que cette gravure me fait penser à Harry Potter and the Half-Bood Prince, quand le héros est avec Dumbledore au milieu du lac verdâtre où se trouve caché un horcruxe.

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 How scary is that, Ron?

La palme de cette littérature « excentrique » revient aux Anglo-saxons, Poe en tête. Son corbeau a inspiré Gustave Doré bien après qu'il a dessiné la couverture du recueil de nouvelles ; on en retrouve la silhouette dans un ange noir. Petite pensée pour From the Bridge en découvrant une référence à Paradise Lost et surprise devant une vue des docks dickensiens : mais c'est Canary Wharf ! (Même si, d'après le GPS palpatinien, il s'agirait plutôt de Canada waters.)

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Dickens, es-tu là ?

Le Londres d'Oliver Twist n'est pas le seul endroit de l'œuvre de Gustave Doré où règne l'esprit de Dickens : une semblable verve satirique anime des caricatures très piquantes sur le communisme, les codes estudiantins ou encore l'histoire de la Russie (la réédition risque elle aussi de se retrouver sur ma PAL) et la peinture sociale transfère un peu de la misère des faubourgs londoniens à Paris, à l'époque de la Commune.

 

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Suite du règne d'Ivan-le-Terrible. Devant tant de crimes, clignons de l'œil pour n'en voir que l'aspect général. L'humour à la Tristam Shandy.

 

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Les embrasements de la Commune, au fond, et devant, cette silhouette qui fait ressortir toute la froideur...


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L'Enigme ou la Commune façon Khnopff. Oui, mon ange, la mort (de l'idéal) fait partie du mystère de la vie.

 

Au final, l'exposition est pleine de surprises et de déjà-vu : l'œuvre de Gustave Doré fait si bien partie de l'imaginaire commun qu'on méconnaît son influence originale – le paradoxe de l'illustrateur.

 

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N'auriez-vous pas dit vous aussi que La Ronde des prisonniers était un tableau de Van Gogh ?

 

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Bonus hors-sujet : un tableau dont le commissaire d'exposition ne savait visiblement que faire, accroché au début de l'exposition comme amuse-bouche. Il me fait penser à ce conte où deux oiseaux font voyager une grenouille en portant dans leur bec la branche qu'elle a mise dans sa gueule - et que, bien sûr, elle ne peut s'empêcher d'ouvrir.

12 décembre 2013

Allegro Barbaro

Béla Bartók et la modernité hongroise 1905-1920
 

affiche de l'exposition

 

Première bonne idée : appâter le visiteur avec un nom connu pour lui faire monter cinq étages et découvrir des peintres dont il n'a jamais entendu parler, alors que leurs toiles, entre fauves et folklore, lui parlent d'emblée. Je n'ai jamais vu la peinture de Sándor Ziffer, Dezsö Czigány ou Róbert Berény et pourtant, leurs tableaux me sont familiers. Les panneaux se chargent de m'expliquer pourquoi : moult analogies cultivées lors de voyages Paris-Hongrie et mûries par une culture propre, où le folklore occupe une place à part entière, beaucoup moins marginale que nos sabots et coiffes bretonnes (encore qu'en ce moment...). Cette prégnance du folklore dans les culture de l'Europe de l'Est, qui m'avaient intriguée dans certains romans de Kundera (lequel s'étranglerait en entendant parler d'Europe de l'Est et non d'Europe centrale), la voilà enfin visible – mais je ne dois toujours pas vraiment saisir, parce que ce n'est pas ce qui m'interpelle : je n'en retiens que les couleurs. Des couleurs, enfin, qui font ressortir la richesse de l'expérience humaine (et pas seulement sa vision) avec une puissance toute expressionniste : je ne me suis pas encore tout à fait remise de ce visage vert – vert ni de jalousie ni de maladie !
 

AutoportraitAutoportrait

Autoportraits de Dezsö Czigány et Sándor Ziffer.

Dans ses Deux Portraitspour orchestre (1907-1908), Béla Bartók fait se succéder l' « idéal » et le « grotesque ». Dans le même esprit, les peintres hongrois de la nouvelle génération, partis pour la plupart compléter leur formation à Munich puis à Paris, semblent animés de la conviction que l'excès de gravité confine au grotesque : certains autoportraits basculent ainsi de l'introspection dans l'autodérision.

Extrait de la présentation du musée d'Orsay.
 

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Sándor Ziffer, Landscape with fence

 

Seconde bonne idée : contempler la peinture en musique. Les deux arts rentrent autrement mieux en résonance par ce biais qu'en étant juxtaposés sur une chronologie (procédé tellement peu efficace que je suis toujours surprise d'apprendre que tel peintre n'était pas encore mort que tel musicien composait déjà). Et puis, c'est agréable : la scénographie est faite de telle sorte qu'il n'y a jamais collision sonore ; on circule librement dans les espaces aménagés au sein d'une grande pièce, sans personne sur les talons pour vous intimer d'avancer plus vite – seulement l'annonce de la fermeture du musée, à 17h30, un samedi après-midi ! La boutique est déjà fermée quand on sort de l'exposition : pas moyen de savoir si le DVD du Château de Barbe-bleue présenté est disponible à la vente. Cet opéra exerce sur moi une fascination que je ne m'explique pas totalement. Les quelques extraits donnés ont suffi à me donner envie de voir le reste de la mise en scène – peut-être m'aiderait-elle à comprendre pourquoi cela m'avait déjà fait un tel effet en version de concert. C'est en tous cas un prétexte parfait pour retourner voir cette exposition – avec Klari sous le bras, pour ajouter à la musique diffusée celle de la langue hongroise, pleine d'accents mystérieux.

 

Esquisse d'après un tableau de Róbert Berény

Je n'ai pas réussi à retrouver ce tableau (parmi mes préférés) mais une blogueuse en a fait une jolie esquisse à l'aquarelle, qui vous le fera retrouver sans souci lors de votre visite. D'après Róbert Berény, donc.

Mit Palpatine