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12 décembre 2014

Éloge de la variation

Le concours de promotion du corps de ballet de l'Opéra de Paris, c'est YouTube IRL. Même pas besoin d'appuyer sur replay pour repasser une variation : l'armée de quadrilles s'en charge avec sa variation imposée. Dix-huit premières variations du pas de trois du Lac des cygnes (acte I), suivies par onze Gamzatti (acte II) et six paires d'ailes noires en tutu blanc qui rembobinent la variation d'Odile (acte III) à coups de tours attitudes.

La difficulté des variations imposées se dessine au fur et à mesure des passages : ici un passage par la cinquième délicat (tantôt escamoté tantôt arrêté), là un début houleux (les épaulements s'entrechoquent et la pauvre quadrille ressemble alors à une bille ballotée dans une grande boîte en fer). Les premières candidates font surgir des points d'achoppement différents, qui se trouvent plus ou moins soulignés par les suivantes, comme un chemin frayé à travers champ, qui finit par devenir un chemin de terre à force d'être emprunté. C'est une véritable carte des difficultés qui apparaît, avec son relief escarpé, ses montagnes à gravir et le vent qui souffle à leur sommet, faisant pencher les danseuses dans leur diagonale de tour. À chaque fois, le public, se méprenant pour Éole, retient son souffle en espérant que celle qui s'est éloignée des côtes et tangue dangereusement va vite redresser la barre. D'autres mènent leur barque en ayant manifestement le pied marin, mais heurtent soudain un récif sous-marin : Juliette Hilaire surnage avec ses chaussons définitivement brisés tandis qu'Hannah O'Neill, ayant trébuché sur un petit sautillé sur pointe*, repart ni vu ni connu. On leur pardonne d'autant plus facilement qu'elles nous ont habitué à un rythme de croisière. Je m'en étais fait la réflexion une fois en voyant Myriam Ould-Braham trébucher : mieux vaut surprendre le spectateur par un accident de parcours que le laisser tout crispé d'avoir pour la danseuse serré tout ce qu'il pouvait, dents, poings et fesses.

Mais la technique n'est pas qu'affaire de difficultés. C'est avant tout une question de maîtrise, c'est-à-dire d'apprentissage bien sûr mais aussi de choix. On identifie au niveau macro les écoles de danses (par nationalité : française, russe, américaine...) mais il existe au sein de ces écoles, au niveau de chaque individu, tout un tas de manières de faire – de faire un pas et de faire avec un corps qui n'est jamais le corps idéal et qui est surtout toujours différent de celui de la voisine (même à l'Opéra de Paris, qui a probablement le corps de ballet le plus homogène qui soit). À partir de ses facilités naturelles et de ses handicaps, chaque danseuse développe une manière de danser qui lui est propre et qui va infléchir la façon dont elle aborde les rôles. C'est là, ancré dans un physique qui ne l'explique pas entièrement, que surgit le style, au croisement du corps et de l'interprétation, entre donné et conquis.

Et c'est passionnant à observer. Prenons par exemple les redoutables tours attitude en dehors de la variation du cygne noir. Laura Hecquet les prend très resserrés, très rapides, au risque de les faire paraître rabougris et d'avoir un atterrissage un peu brutal : comme elle reste musicale, l'arrivée abrupte fait apparaître toute la sécheresse du cygne noir, de cette mauvaise bête avec ses mauvais tours – on n'a pas franchement envie d'être à la place de Siegfried. Héloïse Bourdon, quant à elle, plus grande et moins rapide, prend ses tours attitudes planés, avec une descente moelleuse, au risque d'arriver en retard et d'ôter du piquant à son personnage : c'est que son Odile n'est pas une mauvaise bête, c'est une reine ensorceleuse, fière et envoûtante, qui vous empêche de détourner le regard – on comprend pourquoi Siegfried se laisse si volontiers prendre au piège.

Les variations imposées permettent de mieux percevoir le continuum entre technique et interprétation, celle-là s'effaçant derrière celle-ci à mesure que l'on monte de classe. La différence de maturité est flagrante. Jamais je n'avais remarqué à ce point la jeunesse des quadrilles : leur visage aux traits légers et leur corps fluet, mais aussi leur danse à l'image de leurs préparations propres et posées, trop visibles pour n'être pas scolaires. Les erreurs de jeunesse (qui ne s'est pas lancée dans Kitri comme une bourrine ?) se confondent avec un enthousiasme mi-fonceur mi-naïf, qui leur fait choisir comme libre des variations d'étoile canoniques, que les danseuses osent de moins en moins aborder à mesure qu'elles se rapprochent du rang stellaire : 7 variations de Petipa/Noureev sur 18 chez les quadrilles, 2 sur 11 chez les coryphées et 1 sur 6 chez les sujets.

L'audace ne paie pas toujours, mais elle en impose parfois. Le port de tête royal de Roxane Stojanov arrache ainsi un "qu'est-ce qu'elle est beeeeeelle" au petit chignon à côté de moi (un peu plus tard, Forsythe, moins chanceux, écopera d'un "c'est bizarre"). La vérité sort de la bouche des enfants : Roxane Stojanov, véritable petite tsarine dans Paquita, possède une classe indéniable (et solide avec ça, la bougresse). Mais la perle que ce concours m'a permis de découvrir, c'est Amélie Joannides. Elle possède dans le buste et les bras une fluidité qu'on ne voit guère, dans la compagnie, que chez Myriam Ould-Braham. Encore quelques années, un peu de travail sur la musicalité, des protéines pour passer les fouettés à l'italienne et cette jeune danseuse devrait faire merveille.

En attendant, le jury, qui ne transige pas avec la solidité technique, a promu Jennifer Visocchi, sexy et provoc' à souhait dans le Grand Pas de Twila Tharp, et Ida Viikinkoski, avec un Printemps, heu, printanier. La même variation a été présentée par Emma d'Humières et Léonore Baulac, si bien que j'avoue ne plus trop me souvenir qui l'a dansée comment. D'une manière générale, l'arrivée de Benjamin Millepied a opportunément ravivé l'amour de tous pour Robbins (10 variations libres) – et de certains pour Balanchine (4 variations libres, qui ne détrônent pas encore les 6 de Noureev). Aucun lien, évidemment, avec le fait que 4 des 5 danseuses promues ont choisi l'un de ces deux chorégraphes – c'est naturel. Tout aussi naturel que de passer du printemps à l'automne sans hiver ni été. L'automne de Laura Hecquet, sans être aussi insipide que celui qui avait valu à Sae Eun Park sa promotion comme sujet (son Odile était elle aussi hors sujet), m'a moins ému que le souvenir de Letizia Galloni – mais comme ce n'était pas cette année, il n'y a pas eu ce léger sentiment de malaise qui accompagne la sortie de scène d'une danseuse dont la variation a été mieux interprétée par quelqu'un de la classe d'en-dessous (toujours délicat, ce genre de choses). Quoique Laura Hecquet me laisse de marbre, son indéniable allure (et sa patience) se trouvent récompensées. Voilà qui devrait redonner espoir à certaines danseuses comme Leila Deilhac, plus mature que la plupart de ses collègues (j'allais écrire « camarades » ; la plupart sortent de l'école) et qui l'a montré en choisissant la variation en vert de Dances at a Gathering, variation de la maturité si l'on se souvient de la présentation qui en avait été faite lors de la séance de travail avec Sabrina Mallem (mais où est-elle passée, d'ailleurs ?).

La maturité. Lorsque les danseuses en font preuve, la variation imposée ne semble plus l'être. Le lieu commun, de cliché répété par des générations de gambettes, devient l'espace où l'identité permet par contraste d'apprécier davantage l'altérité. On compare non plus tant pour trouver le meilleur (même si c'est le principe du concours) que pour trouver ce qui diffère, ce qui est spécifique à chaque danseuse. On s'aperçoit que l'interprétation tient parfois à pas grand chose : dans la variation du pas de trois du Lac des cygnes, c'est le port de tête lors des temps de flèches (tête en arrière : jouissance explosive ; de profil, menton baissé : provoc' / menton levé : superbe...) tandis que dans la Bayadère, toute la force expressive semble se concentrer dans la préparation de la diagonale en remontant (plus ou moins royale, délicate, épaulée, cambrée...). Tout cela n'est presque rien au regard de la richesse chorégraphique des variations, mais la différence est incroyable – incroyablement excitante pour le spectateur.

Quand on en est là, c'est gagné, tout n'est plus question que de personnalités. Commence alors la litanie des noms, qu'il faut prononcer avec ferveur, comme un bouquet de feu d'artifice : Camille de Bellefon, qui m'a fait découvrir une nouvelle variation d'Arepo (quand diable se décidera-t-on à le programmer ?) ; Lucie Fenwick, la grande perche aussi grande que sexy quand elle traverse la scène dans sa tenue électrique d'In the middle ; Laurène Lévy, musicale et élastique à souhait pour un autre extrait de Forsythe, exactement comme je l'aime dansé (rien que la main flex qui descend devant le spectateur tient en haleine) ; Charlotte Ranson, le doigt mutin en muse d'Apollon (si ce n'est pas mutin, on a l'impression de voir un bras dans le plâtre) ; Marion Barbeau, que j'aurais bien vue classée un peu plus haut avec sa Bahkti ; Laure-Adélaïde Boucaud, bassin et queue de cheval au taquet dans le Sacre du printemps de Béjart (la chorégraphie en elle-même fait toujours son effet mais il faut avoir le courage de la proposer – et cette année, la vague néoclassique américaine a beaucoup amoindri le contraste qu'il y a habituellement entre le classique et le contemporain, finalement peu représenté) ou encore Héloïse Bourdon, moins pour sa variation des Mirages que pour celle du cygne noire, réellement splendide (alors que je l'aurais davantage imaginée en cygne blanc – heureuse d'avoir été surprise !). Si l'on s'en tenait uniquement aux prestations du concours, c'est elle qui aurait dû monter. Et pourtant, la promotion de Laura Hecquet, si elle fait soupçonner que les dés sont pipés, est en soi plus juste, car elle promeut une artiste plus constante (Héloïse Bourdon a une présence-néon : éteinte quand elle est paralysée par le truc, incroyablement lumineuse quand elle est sûre d'elle).

C'est l'éternel problème du concours comme mode de promotion : les impératifs de la compagnie impliquent des décisions qui relèvent davantage d'un manager (gestion à long terme d'un groupe) que d'un jury (évaluation ponctuelle d'un individu). Sans même parler des décisions parfois arbitraires, on se trouve rapidement à rejouer la dichotomie philosophique entre le juste (reconnaître Héloïse Bourdon comme ayant fait le meilleur concours) et l'éthique (promouvoir une danseuse qui le mérite depuis longtemps). Comme les danseurs tiennent à la façade démocratique du concours, qui leur permet d'être vus dans la variation de leur choix une fois l'an, même s'ils sont très peu distribués par ailleurs, je serais pour que l'on transforme le concours en fête : deux journées portes ouvertes où les danseurs pourraient présenter à leurs pairs et au public une nouvelle facette de leur personnalité. Quoi, on peut toujours rêver !

 

D'autres avis chez le petit rat, Amélie, Blog à petits pas... 

*Le concours se sera déroulé sous le signe du sautillé sur pointes : non seulement il y en avait dans deux des trois variations imposées, mais d'assez nombreuses candidates ont rentabilisé leur entraînement en choisissant des variations libres qui en contenaient (Giselle mais pas uniquement).

14 novembre 2013

Concours du corps de ballet de l'Opéra, rideau

Concours et bonne marche de la maison

Chance pour les jeunes, risque d'injustice pour les plus expérimentés, le concours est une institution contestable, à l'image de cette note sur 10, « donnée par la Régie de la Danse et basée sur l'assiduité et la conscience professionnelle au cours de l'année écoulée », qui accompagne celle sur 20 du concours proprement dit et peut autant être un moyen de rattraper un danseur qui s'est manqué ce jour-là que de discriminer à la (trop grande) gueule du client.

Cependant, on oublie souvent, en critiquant cette formule, qu'une nomination discrétionnaire, comme c'est le cas pour les étoiles, n'est pas plus garante de justice et de légitimité. À ce niveau, le concours a au moins le mérite d'une relative exposition – sinon au public, du moins à la presse. Quelle autre solution pourrait-on imaginer ? Un vote du public, qui ne tiendrait pas compte de ce que l'on a besoin d'un premier danseur qui soit assez grand pour être le partenaire de telle étoile, que cette danseuse-ci se blesse régulièrement et n'est pas le choix le plus solide pour occuper une place centrale dans le corps de ballet, etc., etc. ? Tout choix est nécessairement excluant et parfois, lorsqu'on est face à un groupe d'artistes tous plus talentueux les uns que les autres, la seule bonne décision possible est d'en prendre une (c'est pour ça qu'une seule coryphée a été nommée *cough, cough*). Les injustices qui ont (eu) pour nom Emmanuel Thibault, Mathilde Froustey ou Sarah Kora Dayanova sont mises en avant par le concours mais prennent probablement leur origine ailleurs, dans leurs relations avec la direction et la perception qu'en ont leur hiérarchie. Attendons de voir ce que donnera le changement de règne côté management et ressources humaines.

(Remuant tout ça, je me prends à rêver d'une journée de gala ouverte au public, où chaque danseur, quel que soit son grade, pourrait présenter la variation de son choix, sans être sanctionné par la décision d'un jury.)

 

Le who's who des balletomanes anonymes


  Impressions danse

  

  

  Danses avec la plume

  

  

  Le Petit Rat

  

  

  À petits pas

  

  

  Danse-Opéra

  

  

  Une saison à l'Opéra

  

  

  Palpatine

 

  


Lire aussi le déroulé d'un concours type, minute par minute, comme si vous y étiez d'Amélie, ainsi que son palmarès personnel.

Concours du corps de ballet de l'Opéra, acte III

Concours de circonstances

Les variations libres, c'est la cour de récréation du blogueur, qui peut s'amuser à faire quelques statistiques, analyser les tactiques des danseurs et dégager les tendances de la saison. L'origine de la vague Lifar reste incertaine mais celle de Robbins peut être rapprochée de l'arrivée de Benjamin Millepied. Entre lèche et provoc', Axel Ibot et Florimond Lorieux reprennent ainsi la variation du danseur en brun, qu'avait dansée Millepied lors de la venue du New York City Ballet il y a quelques années. Gonflé... mais payant pour le premier qui a rendu la chose un peu piquante, quand le romantique Benji m'avait laissée plus ou moins indifférente. Ninon Raux n'a pas eu froid aux yeux non plus en choisissant une chorégraphie de John Neumeier, présent dans le jury. Pas mal du tout, même si je préfère quand cette variation unisexe est dansée par un homme.

D'autres ne s'attaquent pas au jury mais à la classe supérieure. Présenter en variation libre la variation imposée du niveau du dessus et la réussir mieux que pas mal d'entre eux, c'est le passeport assuré pour la promotion – et la voie choisie par Germain Louvet. Forcément, en sens inverse, ça fait mal, surtout quand il s'agit de deux variations librement choisies : dur pour Sabrina Mallem, dont l'Esméralda est moins incisive que celle de Fanny Gorse.

Les lois du concours sont multiples, comme vous pouvez le constater, mais il y en a une qui prévaut plus que les autres : toutes seront transgressées à un moment ou un autre, pour le pire (classements aberrants) ou pour le meilleur. En l'occurrence, le meilleur prend la forme de deux outsiders, peu attendus mais très remarqués : dans Donzetti – pas de deux, Fabien Révillion nous offre un feu d'artifice du genre wow et le Twyla Tharp endiablé de Lydie Vareilhes est une belle surprise. La balletomane anonyme a des idées arrêtées sur chaque danseur ou presque mais elle aime bien se faire surprendre, parfois, surtout quand la surprise est virtuose.

Nulle balletomane anonyme n'est parfaite cependant et, pour se distraire un peu de la litanie des variations imposées, elle compte les accessoires (2 éventails, une paire de castagnettes et 3 paniers, au cas où vous vous demanderiez) et invente des micro-lois type : plus tu es grande (avec un long buste), plus tu as de chance de choisir du Forsythe, et plus tu es petite, plus tu as de chance de faire la princesse. J'ai aussi noté dans un coin de ma tête qu'il fallait signaler à Palpatine le costume de Pierre-Arthur Raveau dans Marco Spada, vieillot mais très sexy (l'effet uniforme + col haut, certainement). Heureusement qu'il a été nommé, cela me facilite la tâche.

 

Délibérations

Le balletomaniaquerie bat son plein lorsque les résultats ont été proclamés et que la balletomane anonyme peut faire le différentiel de son classement personnel (aussi appelé pronostics) et du classement officiel. Habitués que nous somme depuis quelques années à ce que les deux n'aient rien à voir, la surprise de ce concours a été le consensus sur les nominations des hommes. Sébastien Bertaud a enfin été nommé et Alu, désormais étoilable, est accueilli par des applaudissements à la sortie des artistes (le futur directeur, déjà maître des lieux, s'est penché à la fenêtre pour voir d'où provenait le désordre). Seul regret concernant les hommes : l'oubli systématique par les balletomanes d'Allister Madin, toujours là pour assurer le show, avec beaucoup de bonne humeur et d'humour.

Pour ce qui est des femmes, c'est une autre paire de manche. Chez les quadrilles, on s'en sort encore : Léonore Baulac et Hannah O'Neill étaient dans le top 5 de tout le monde, même sans connaître au préalable l'existence de la seconde. Elle a été une Gamzatti royale et l'une des seules à ne pas développer ses tours en-dedans à la fin (redoutable) de la variation imposée. J'ai beaucoup aimé Emma d'Humières, encore un peu jeune, mais ultra-choupie en Kitri qui se défonce au point d'en oublier ses castagnettes, et j'ai été agréablement surprise par L.D., très à l'aise dans l'imposée comme dans sa Manon, où l'on sent qu'elle a de la bouteille. Mais sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur, ni donc de référencement élogieux – oui, j'ai cinq ans, je m'entraîne pour assister aux spectacles jeune public de l'Orchestre de Paris.

Les coryphées nous rapprochent du scandale : par manque de consensus dans le jury, un seul poste a été pourvu sur les deux de libres – très intelligent d'augmenter l'embouteillage quand on voit le nombre de talents qui sont stockés dans cette classe. La nomination de Sae Eun Park me laisse perplexe : sa variation imposée, très délicate et musicale (au point que j'ai eu l'impression d'assister à une autre variation), l'affirme sans conteste comme une très belle danseuse classique, qui prend admirablement la lumière (parce qu'elle sait la capter) mais j'ai des doutes sur ses qualités d'interprète lorsqu'elle danse du Robbins comme elle danserait du Petipa. Les quatre tours qu'elle fait les doigts dans le nez dans sa variation des Four seasons ne masquent pas sa totale absence de style, que possède en revanche Letizia Galloni, à qui l'on a fait payer bien cher une malheureuse sortie en coulisses.

Le scandale éclate chez les sujets, non pas à propos de la nomination d'Amandine Albisson, qui fera sûrement une belle soliste, mais du non-classement de Sarah Kora Dayanova. Son Ombre était dramatique à souhait, planant comme le danger, menaçante (quand celle de Laura Hecquet semblait presque perdue, furtive, et celle de Caroline Robert plus sournoise) – l'interprétation d'une véritable artiste, en somme.

Le chocolat chaud n'aura pas été de trop pour débriefer tout ça !

Concours du corps de ballet de l'Opéra, acte II

Bis repetita placent, jusqu'à un certain point

Chaque danseur présente la variation imposée définie pour sa classe et la variation libre de son choix. Traditionnellement, on attend avant tout des quadrilles un travail propre, ce qui conduit à leur choisir des variations paradoxalement plus complexes que la classe supérieure. La difficulté technique fait ainsi office de filtre, pendant le concours lui-même mais également en amont (un peu comme si un candidat à l'agrég' décidait de passer le concours l'année suivante parce qu'il porte sur l'auteur qu'il déteste par excellence et qui le lui rend bien). Ces tentatives d'intimidation et de découragement ont mieux fonctionné chez les hommes que chez les femmes : non seulement ils ne peuvent pas être touchés par l'épidémie de grossesse qui court à l'Opéra, mais on leur a choisi une variation pour ainsi dire in-dansable.

Noureev s'est surpassé pour la variation du pas de cinq des Pierres précieuses de La Belle au bois dormant. Un pas par note, c'est beaucoup trop simple. Non, ce qu'il faut, c'est qu'à chacune de ces notes, chacun de ces pas aille exactement dans la direction contraire de celle où le corps irait naturellement au sortir du pas précédent. Là, on voit bien les pieds pas tendus (ou le peu de cou-de-pied), les équilibres pas très assurés et les réceptions de justesse. Là, on peut être splendidement sadique – et promouvoir sans se prendre la tête Germain Louvet, qui s'en sort étonnamment bien.

Mais le sadisme n'est rien sans le masochisme : le jury s'est donc infligé 18 fois la même variation de Pierre Lacotte, Célébration, aussi technique qu'insipide et a clôt le concours par la variation de Raymonda la plus ennuyeuse qui soit, alors que ce ballet contient un bijou de style et de sensualité dans la variation de la claque. Que Christelle Granier et plus encore Julianne Mathis (ce regard et ce ralenti dans les mains juste après le claque... brrr !) soient remerciées pour avoir rétabli l'équilibre de l'univers en la choisissant comme variation libre.

Heureusement, entre les deux, on aura du classique un peu plus dansant avec, du côté des hommes, Paquita pour les coryphées et Giselle pour les sujets et, du côté des femmes, Suite en blanc, de Lifar, pour les coryphées. La variation de la Flûte est l'une des rares variations imposées à offrir tout une palette d'interprétations : très calme, classe (Letizia Galloni), plus mutin (Fanny Gorse), un peu désinvolte (Émilie Hasboun), aristocrate (Juliette Hilaire), élégante (Sae Eun Park), poigne de fer dans un gant de velours (Lydie Vareiles), charmeuse (Marion Barbeau)... Chez les hommes, c'est la variation d'Albrecht qui distingue les artistes et notamment Pierre-Arthur Raveau. Je ne l'avais pas plus remarqué que ça jusqu'ici mais cette couronne romantique façon j'enlève mon pull sensuellement (c'est la pose du spectre de la rose, quand on y pense), c'était tout à fait Albrecht. 


 

Enfin libres

Les variations libres : c'est là que commence le spectacle, surtout à partir des coryphées, quand on cesse d'avoir peur pour eux. Les quadrilles sont encore un peu jeunes, dans leur interprétations comme dans leurs choix : quand on n'a jamais dansé telle ou telle variation du répertoire qui fait rêver depuis qu'on est petit, on peut avoir envie de s'y essayer, sans passer tout de suite aux pièces plus rares ou contemporaines.

Dans chaque classe, il y a des danseurs qui savent pertinemment que leurs chances d'être promu sont minimes : parmi eux, les quadrilles saisissent l'opportunité du concours pour se faire repérer, montrer qu'ils existent en dehors du corps du ballet, quand d'autres, plus avancés, se font plaisir, à l'image de Julien Meyzindi qui, sur Twitter, remerciait Mats Ek de l'avoir autorisé à danser un extrait de La Maison de Bernarda. Le concours est l'occasion ou jamais d'affirmer une facette méconnue de sa personnalité et d'envoyer un message à la direction : Regardez, vous ne le saviez pas mais je suis virtuose ; OK, je suis une bonne technicienne mais j'ai de sacrées qualités d'interprétation ; Vous me pensiez très classique ? Admirez avec ma variation contemporaine comme je suis polyvalent.

Pour le spectateur, les variations libres sont comme un immense gala – pas hyper équilibré, il est vrai, puisque les grands classiques font l'objet d'un certain nombre de rediffusions (les filles, 3 bayadères, 3 Kitri, 3 Raymonda, 3 Esméralda et 4 Ombres, ça fait un peu beaucoup). On ne boude évidemment pas notre plaisir quand le choix du candidat est conforme à nos goûts. Très bon choix ! Très bon goût ! La variation finale de l'Arlésienne ? Alexandre Gasse n'est pas Manuel Legris mais oui, j'approuve ! (Dommage cependant que l'absence de décor ne lui permette pas de sortie spectaculaire.) Mes voisins râlent devant l'extrait d'Appartement, de Mats Ek, choisi par Grégory Dominiak mais la variation de la télévision est très réussie, même sans lumière clignotante depuis les coulisses. Qu'Yvon Demol et Daniel Stokes s'y mettent à deux pour mater la folie de Frollo n'est pas non plus pour me déplaire. En revanche, la variation d'Esméralda, qui m'a longtemps fait rêver parce que dansée par « une grande » au conservatoire pour son prix de perfectionnement, a perdu un peu de son aura. Je commence à comprendre Karen Kain qui, dans son autobiographie, qualifie Roland Petit de magicien de la mise en scène mais de chorégraphe moyen.

Gagnent également un bonus sympathie immédiat les filles qui choisissent Forsythe, particulièrement Lucie Fenwick (cette fille est magnétique), qui s'est par ailleurs plutôt bien tirée de la variation imposée si l'on considère qu'elle est taillée pour de petits modèles et non pour d'immenses pattes comme les siennes (solidarité grandes perches), et Léonore Baulac qui m'a déclenché une envie irrépressible de me tortiller sur mon siège et dont j'ai appris avec étonnement qu'elle n'était que quadrille, alors qu'elle bouffe littéralement l'espace. 

Les variations libres fonctionnent parfois comme une multitude de bandes-annonces qui donnent envie de découvrir les ballets dont elles sont extraites. Hugo Vigliotti, drôle à souhait dans Le Rire de la Lyre m'a ainsi donné envie de lui sauter au cou pour m'avoir fait découvrir cette pièce de José Montalvo. Un grand merci aussi à Adrien Couvez pour cet avant-goût très engageant de Push comes to shove : je veux voir ce ballet de Twyla Tharp ! Je suggère qu'on le programme avec Grand pas, dansé avec entrain par Lydie Vareilhes, dont je ne comprends même pas que je puisse ne pas la connaître. Dans un registre plus contemporain, Charlotte Ranson rappelle avec force que le Sacre du printemps n'est pas une exclusivité de Pina Bausch, en dansant la variation de l'Élue de Maurice Béjart. Quant à Aubane Philbert, elle me rappelle qu'il est temps de se procurer le DVD de Clavigo