19 janvier 2014
Le corps ludique
Autoportrait d'Erwin Blumenfeld. Tout est dans le nez - il faut en avoir, pour réaliser de tels montages.
Erwin Blumenfeld, c'est un peu Man Ray en moins mystérieux, plus ludique et sensuel. Ses photographies fourmillent d'inventivité, qu'ils s'agisse de trucs relevant de la mise en scène (éclairage particulier, corps recouvert d'une étoffe de soie mouillée, miroir démultiplicateur...) ou de techniques de traitement photographique (solarisation, montage, superposition de multiples négatifs, peinture sur le tirage...). Ces manipulations argentiques, qui entraînent tout un tas de trouvailles, ont un charme que n'ont pas les photomontages numériques. En effaçant les traces lors de la fusion de deux images, Photoshop chasse le fantôme d'une présence que l'on devine dans les photos issues de négatifs multiples : une colonne, là, dans une cathédrale qui a connu bien des passages depuis ; le visage, ici, sur un mur peut-être détruit aujourd'hui mais qui conserve la beauté de cette femme vieille à présent, sinon morte – corps, es-tu là ?
Portrait à la Fresco
La cathédrale de Rouen devenue orgue
La délicatesse de cette dentelle florale en fait ma photo préférée de l'exposition (elle n'était pas orientée dans ce sens, en revanche).
Blumen feld, un champ de fleur.
Il n'y a pas que l'aura passée de l'œuvre ; il y a aussi la beauté de corps magnifiquement présents sous l'œil d'Erwin Blumenfeld. Ses photographies finissent par constituer un blason du corps féminin, d'autant plus sensuel que ses lignes s'approchent de l'abstraction – j'imagine que c'est le grain de la photographie, proche du grain de la peau, qui fait tenir ce paradoxe. Et l'humour discret d'un touche-à-tout qui touche toujours aux corps en s'amusant, loin d'un érotisme sérieux et énigmatique.
Des fesses christiques, il fallait le faire, quand même !
Ça ne vous donne pas la chair de poule ?
Ces seins sabliers ne faisaient pas partie de l'exposition mais comment résister ?
Et hop que je te compose, décompose, recompose le corps (souvent en jouant sur la symétrie et l'opposition/complémentarité face-profil, comme dans son autoportrait, plus haut).
Ce visage-masque morcelé me fait penser à Noire et blanche de Man Ray.
Dans de la soie mouillée
Après des salles consacrées aux dessins et collages, aux portraits et autoportraits, aux nus puis à l'architecture et à la politique (avec un photomontage apparemment célèbre d'Hitler, que je ne me souviens pas avoir vu dans les manuels d'histoire, pourtant friands de ce genre d'image), l'exposition se termine dans une explosion colorée avec les photos de mode qui ont fait la couverture de Vogue et de Harper's Bazaar.
Rage for color
Mit Palpatine.
À lire : le dépliant de l'expo
16:45 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : expo, exposition, photographie, photo, erwin blumenfeld
Vallotton
Des scènes intimes qu'aurait pu choisir Degas, des scènes de théâtre à la Hopper, des chignons façon Toulouse-Lautrec, un portrait d'Émile Zola à la Mucha, des ombres et des nuages comme des boyaux de Dali, un tableau de Verdun futuriste... on a du mal à croire que tout cela a été peint par le même homme. Félix Vallotton, tout à la fois romancier, dramaturge, graveur et peintre, est passé d'un sujet à l'autre sans se soucier de continuité stylistique – ni même de rupture : je n'ai pas fait assez attention aux dates pour en être certaine mais il ne semble pas y avoir de périodes distinctes dans sa peinture, que le commissaire a donc choisi d'exposer par thématiques transversales. À chaque salle, c'est un peu la surprise – quand ce n'est pas d'un tableau à l'autre.
Valse
Quand le pointillisme se fait paillettes... Juste wow !
Je ne m'étonne plus de ne pas connaître le peintre : pour se faire (re)connaître du grand public, mieux vaut avoir un style identifiable. Or celui de Vallotton est particulièrement difficile à cerner. On ne peut même pas dire, comme pour Gerard Richter, artiste contemporain qui passe sans transition de la peinture hyper-réaliste d'après photographie à des séries abstraites qui n'ont encore rien à voir les une avec les autres, que son style se définit par une absence de style, visant l'objectivité. Il y a au contraire chez Félix Vallotton une multiplicité de styles, qui ne sont pas pour autant des explorations techniques comme c'est le cas chez Signac, par exemple, qui cherche ce qui, du point, du trait ou de la ligne, restituera le mieux la couleur et la vibration de la vision. On dirait que Félix Vallotton ne cherche rien, ne se dirige nulle part, essayant seulement à se débarrasser de ses tracasseries. Apparemment, il n'a pas eu un rapport aux femmes aisé et cela s'en ressent dans ses tableaux de couples, où la femme n'a pas le beau rôle, et dans certains de ses nus féminins, où la chair a quelque chose de massif, comme lourde de menaces. (En même temps, si je puis me permettre, à en croire ses autoportraits, ce n'est pas le charisme qui l'étouffe.)
Portraits
Les Cinq Peintres (Vallotton se trouve debout, à gauche)
J'ai un peu l'impression qu'ils jouent à qui a la plus grosse (barbe).
Félix Jasinski tenant son chapeau
(Cet homme me fait penser à un camarade de lycée de manière assez frappante...)
J'aime beaucoup la signature de Vallotton, en haut à droite, dans une police qui évoque la gravure, avec juste la hampe du F et du V qui partent en arabesque.
Portrait de Zola
Ne trouvez-vous pas que les contours marqués donnent un côté Mucha au portrait ?
Nus
La Femme au perroquet
Olympiaa, Olympiiiiiia, Maaaanet, Maneeeet, Olympiaaa... J'ai ri devant ce perroquet qui radote sûrement moins que les spectateurs devant ces hoquets de l'histoire de l'art.
La Blanche et la Noire
Le Sommeil
Les hanches font un drôle d'angle (et la couette a la même forme curieuse que l'épaule d'un autre nu féminin).
L'Automne
(Pas certaine d'avoir envie que toutes les feuilles tombent.)
Le Bain turc façon American college
Le Bain au soir d'été
Entre nous, je trouve ce tableau assez affreux mais il paraît qu'on a beaucoup de chance de le voir (certains ont dû être touchés par les rayons de la grâce divine, en haut du tableau).
Étude de fesses
Autant dire que, placé à côté d'une nature morte de jambon, cela fait rire tout le monde.
Scènes de la vie théâtrale et intime
La Loge de théâtre
Hopper style
Le Provincial
Il faut au moins la plume de cette élégante et le rideau de droite pour mettre en scène en scène cet homme plutôt banal.
Le Dîner
Vallotton, de dos, face à sa belle-fille. Ambiance.
Femme fouillant dans un placard
Fouillant, pas rangeant.
Misia à sa coiffeuse
Le seul tableau que je connaissais déjà (sûrement vu au musée d'Orsay).
Le Mensonge
On détourne les yeux de tout ce rouge et l'on voit... ce titre rabat-joie. De belle illusion, l'amour est devenu un mensonge, qui emprisonne entre deux pans de papier peint. Je t'aime ne se dit pas.
Intérieur avec couple et paravent
À la dissimulation du paravent, je préfère la tendresse des mains dans le dos.
Xylographies
Ses xylographies (il est fun, ce mot !) accentuent ce qui est peut-être la seule caractéristique commune de ses peintures : la prégnance du trait et des aplats de couleur pour ce que le panneau de la première salle définit comme une « peinture du contour ». Les vignettes produites sont à mi-chemin entre Tintin, Persepolis et les illustrations des pièces d'Oscar Wilde ! Parce qu'elles semblent préfigurer la bande dessinée et sont présentées dans la dernière salle du rez-de-chaussée (comment ça, y'a encore un étage ?), on a l'impression que ces gravures constituent l'aboutissement de son travail alors qu'elles sont en réalité antérieures à la plupart des peintures.
La Paresse
Je n'aurais pas été surprise de trouver cette gravure illustrant une anthologie d'Oscar Wilde.
Le Feu d'artifice
Toutes ces petites têtes avec chapeaux et fichus ne vous rappellent-elles pas celles de Persepolis ?
Le Trottoir roulant
L'enfer de la modernité
Le Grand Moyen
Cinq heures
Chez Vallotton, on fait toujours l'amour à cinq heures.
FV ou le cheveu Van Gogh
Portrait d'Edgar A. Poe
La Mer et le noir soleil de la mélancolie
Et puis aussi, en vrac...
Lavandières à Étretat
Le Ballon
À Édimbourg, je suis passée sur un pont surplombant un immense jardin où un père et son enfant jouaient au ballon. L'ombre des arbres, la lumière... c'était exactement ça.
Verdun futuriste
12:41 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : exposition, expo, peinture, vallotton, grand palais
15 janvier 2014
Le couturier qui travaillait les femmes au corps
Lorsque je flashe sur une robe dans un magazine, je peux être à peu près sûre qu'elle est de Hervé Léger, Paule Ka ou Azzedine Alaïa. J'ai fini par comprendre que le premier possède moins un style qu'un truc, déclinant la même technique de robe en robe ; j'ai découvert qu'avec des économies et des soldes importants je pouvais faire la folie de m'acheter une robe du second ; le troisième, en revanche, reste à la fois inaccessible (la robe la moins chère me coûterait un mois de salaire, et encore, si je négocie bien) et mystérieux (éclectique et peu médiatisé, il ne se plie pas ou pas toujours au jeu des défilés saisonniers, préférant la femme à la mode). Je ne pouvais donc pas manquer l'exposition du palais Galliera.
Tout n'est pas à mon goût, en particulier l'époque moumoute ethnique et livre de la jungle, et le couturier a même commis une faute impardonnable en aidant à la vulgarisation du legging (tout le monde n'a pas la silhouette d'Olivia Newton-John, Sandy dans Grease), mais l'étendue de son savoir-faire impressionne. Celui qui préfère se définir comme couturier que comme designer (on n'habille pas une femme d'un dessin) est un touche-à-tout, qui travaille aussi bien le cuir que le lycra ou des matières plus fun qui nécessitent d'être moulées, avec des techniques très diverses que je ne suis pas compétente pour énumérer mais qui incluent la découpe de motifs au laser !
La lecture des cartels et l'observation des robes sous toutes les coutures permet bientôt de dégager un style commun à ce qui semble d'abord relever de différentes modes. En fait de style, c'est surtout une silhouette, qui me plaît d'autant plus que je m'y reconnais : une petite poitrine et une taille assez marquée pour faire ressortir les hanches. Selon Alaïa, l'essentiel est le bas du dos : la chute de rein et les fesses, qu'il convient de rehausser par le vêtement et les talons – pour ce qui est de la poitrine, on s'en accommode toujours. On comprend rapidement que le créateur ne peut pas être gay. S'il aime les courbes des femmes, ce n'est pas comme des lignes abstraites qu'on redessine d'un croquis : c'est pour sa chair et ses muscles, dont le vêtement doit épouser les mouvements. Chacune de ses robes semble être une manière de faire l'amour à la femme qui la porte : il faut voir, sentir presque, les colliers qui enserrent le cou, les dos nus ménagés par le tissu qui revient de part et d'autres comme la caresse de deux mains, les dos ceinturés par des boucles, les laçages le long de la colonne vertébrale ou à la naissance des fesses, qu'il faudra bien qu'une main délace, les tailles serrées et les hanches fermement maintenues avant que que le reste du tissu ne s'évase dans un geste d'adoration de tout le corps... Comment ne pas se sentir belle dans ces robes qui font un cul d'enfer qui sont la forme même du désir ?
L'auteur des cartels s'en est donné à cœur joie, voyant dans les bandelettes ajourées de tendres coups de fouet et dans le maillage de pièces de cuir une douce cage pour victime consentante – moi aussi, je suis consentante, hein, je consens totalement à ce qu'on m'offre une de ces robes, même si je tendrais plus naturellement vers la robe structurée par une fermeture éclair en spirale (oh, oui, dézippe-moi !) ou la chemise à faux cul qui donne un faux air saut-du-lit et sent le syndrome du Parc à dix kilomètres à la ronde (oh, oui, fais-moi décoller !). Et pour ne pas attraper froid, je prendrai ce manteau d'inspiration militaire, plus sexy que n'importe quel uniforme.
Copyright Azzedine Alaïa
La robe zip !
Photo d'Alain Truong
La robe-chemise
Jamais je n'avais fait d'exposition si excitante. Dépêchez-vous : elle ferme le 26 janvier. N'oubliez pas dans votre précipitation les quelques robes exposées en face, au musée d'Art moderne (pour envoyer les visiteurs au palais Galliera qui vient de rouvrir ? Pour donner gratuitement le goût d'un couturier pas si connu ?). Et même : commencez par là, le palais Galliera étant dépourvu de vestiaire.
Au milieu, la robe momie aux coups de fouet ; à gauche, au fond, une robe de mariée bordée d'œillets ; à droite, une robe qui me rappelle celle, bleue, du célèbre solo de Martha Graham.
Photo de Marc Verhille pour la mairie de Paris
La noire de gauche et la violette (oui, c'est violet, en vrai) du fond !
Photo de Pierre Antoine
Les ouvertures sur le côté pour la jupe du milieu et le tablier revisité à droite...
Photo d'Alain Truong
Copyright Azzedine Alaïa
Robe à zip avec les fils du bâti
Photo de Garance Doré
J'ai nommé : la robe-cellulose ! Mais si, rappelez-vous ce bout d'oignon observé au microscope au collège !
Photo d'Alain Truong
La robe-cellulose, détail
Copyright Azzedine Alaïa
Rober-bustier en queue de crocodile
Photo de Robert Kot, copyright Azzedine Alaïa
La queue de pie en crocodile (il ne fait vraiment pas bon être un crocodile auprès d'Alaïa)
À lire, une interview conjointe du directeur du palais Galliera et d'Azzedine Alaïa.
12:41 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : expo, mode, azzedine alaïa, galliera, robes
23 décembre 2013
Am stram gram tangram
Le bric-à-brac des immeubles new-yorkais comme métaphore de la vie de Xavier. Personne ne veut croire que New-York ressemble à ça quand il leur montre le décor via webcam.
J'ai ri. Vraiment. Le troisième opus de Cédric Klapisch est aussi bon que les précédents, voire meilleur encore. Peut-être est-ce parce qu'entre temps, je suis devenue une Twitter-addict, habituée à vivre ma vie avec une voix off qui la commente en permanence. Il s'agit moins de rendre public que de mettre en scène : un #epicfail passe mieux quand on le partage comme élément comique. Il faut bien avouer que Xavier aurait de quoi invoquer une #VDM. Et les philosophes qui sortent de nulle part quand il cherche à y voir plus clair ont tout du tweet-citation par un compte avec portrait d'époque en avatar.
De gauche à droite : le pote lesbien qui veut être enceinte, la papa paumé, l'ex anglaise partie vivre à New York, l'ex-ex qui revient d'actualité après s'être sérieusement décoincée
Peut-être aussi est-ce parce que Casse-tête chinois, en plus de tracer le portrait d'une génération, trace celui d'une société où les frontières géographiques ne sont plus les seules à devenir perméables : celles de la famille et de la parentalité sont constamment redéfinies à coups de divorces et recompositions (classique, maintenant) ainsi que (plus récent, j'ai l'impression) d'enfants pour les couples homosexuels et de parents qui n'ont jamais vraiment grandi et continuent à vouloir faire la bringue sans tenir compte de leur rejeton, trimballé en poussette à tout va. Et Xavier de se remettre à courir comme un dératé, exactement comme dans L'Auberge espagnole, pour sauver une amie adultère de la catastrophe. « On a presque quarante ans, merde, quoi, on a presque quarante ans ! » Xavier, papa warrior qui a traversé l'Atlantique pour retrouver ses enfants, embarqués par leur mère (luttant ainsi contre la reproduction du modèle familial qui voudrait qu'il rompe les ponts, comme son père), aspire à une situation stable mais sa vie ressemble à un tangram : alors que toutes les pièces sont là, les assembler pour reproduire l'image à laquelle il songe est un véritable casse-tête chinois.
Ce à quoi l'on tend vs ce à quoi ça ressemble
12:00 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, film, casse-tête chinois