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08 juillet 2014

La fascination du visible

Sur le moment, la fin d'Under the Skin m'a frustrée : moins à cause de l'absence d'explications (D'où vient cette créature de rêve et de cauchemar qui sillonne l'Écosse à camionnette pour appâter les hommes ? Pourquoi les fait-elle disparaître ?) que du manque de cohérence dans le suivi de l'intrigue (Que diable devient le motard qui récupère les corps ? Sans parler desdits corps.). Mi-curieux, mi-fasciné, on a suivi l'intrigante et voilà qu'elle disparaît sans crier gare, faisant disparaître avec elle tout espoir de résolution. Alors qu'on était si près de d'atteindre un parfait objet non identifié !

Cela fait pourtant une semaine que les images du film continuent de me hanter. L'affaire eût-elle été expliquée qu'elle aurait été classée. Irrésolue, elle persiste. Plus encore que l'incipit, où une forme noire, spatiale ou phallique, pénètre un œillet blanc pour s'ouvrir brusquement sur une pupille dilatée, c'est l'inquiétante étrangeté dans laquelle baigne le plus banal des quotidiens. À ce titre, le passage le plus marquant est certainement les lumières qui se reflètent sur ce qu'on met un certain temps à identifier comme un casque, le casque d'un motard qui roule sous un tunnel. La forme surgit en creux, dans le mouvement même de son effacement. Et c'est encore par l'effacement de tout environnement que Jonathan Glazer créé ses plus belles images : effacement par la blancheur, aussi chirurgicale qu'onirique, lorsque la créature semble dépecer le corps d'une femme à mesure qu'elle revêt ses vêtements (comme dans Proust ou les intermittences du cœur, le contrejour préserve la pudeur) ; effacement par un noir si profond qu'il en devient brillant, puis liquide lorsque les victimes masculines, suivant la créature de rêve, viennent y sombrer, comme dans des sables mouvants (ou le bassin d'or de la publicité pour le parfum de Dior, J'adôre). Aucune aridité cependant dans l'abstraction : plus le décor est abstrait, plus les corps sont présents. C'est nus et en érection que les hommes entrent en eau trouble et c'est de moins en moins habillée que la créature les y attire.

Le piège semble bien rôdé, jusqu'à ce que la créature attrape dans sa camionnette un jeune homme au visage difforme : les moqueries l'ayant rendu revêche à tout contact humain, la perspective du coït ne suffit pas, la créature doit en passer par une phase de préliminaires où – c'est une première – sa peau entre en contact avec celle de l'homme. Qu'elle laisse filer. Ébranlée, elle se défile, semblant désapprendre tout le savoir humain dont elle usait, s'arrêtant de conduire sa camionnette, qu'elle abandonne dans le brouillard, au milieu de la route. Elle qui ne sourit que pour obéir au mécanisme de la séduction, qui capture des hommes tranquillement, qui assiste à une noyade sans faire un geste, sans comprendre presque, voilà que l'humanité lui colle à la peau, transformant peu à peu la sensation en sentiment. Pour ressentir, il fallait d'abord sentir !

À mesure que s'estompe son indifférence, on comprend que c'est en réalité ce qui nous captive. Ne sachant pas ce qui sera significatif ou non, ne sachant donc pas quoi regarder, on regarde tout, avec attention : les passants, même laids, même médiocres (de futurs victimes ?), les rares paroles échangées, pourtant banales (s'y cacherait-il un indice ?), la route et de signalisation (dès fois que l'on devinerait où l'on va)... L'étrange n'est pas la créature mais nous, à travers le regard qu'elle pose sur nous. Et l'on est d'autant plus fasciné par son regard qu'on ne comprend pas tout de suite ce qu'il y a qui mérite d'être observé. Ce regard qui suspend le jugement et qui renouvelle le monde à nos yeux, sous nos yeux, n'est-ce pas là la définition même de la poésie ?

Il n'est pas sûr cependant que, pour renaître, ce monde ne doive être englouti. Il faut voir que la poésie n'intervient pas ici dans l'enchantement mais dans l'effroi de la fascination – fascination qui trouverait son origine dans le fascinus, le sexe dressé des hommes. Le désir de savoir (ce qu'il est advenu des hommes, disparus en pleine érection) mène à l'effroi : on voit l'homme pris dans le liquide noir comme dans du formol quand soudain, il ne reste de l'homme que la peau, qui se met à flotter, sans plus de consistance qu'un sac plastique.

Excité, le spectateur s'est enfoncé dans les eaux troubles du film, qu'il était venu voir attiré, appâté, par Scarlett Johansson (quitte à débander déchanter). Tout le monde ne parle que du corps de l'actrice (que l'on voit dans sa beauté et dans son imperfection, désacralisé) mais il faut une sacrée trempe pour se laisser filmer ainsi, s'abandonner à la caméra pour ensuite, à l'écran, devenir cette prédatrice qui nous happe du regard. Il faut une présence incroyable pour ne pas avoir l'air inexpressive, une présence que peu d'actrices possèdent (Mia W. est l'une de ces rares actrices, preuve que la sensualité dont il est question n'a que peu à voir avec les canons d'un corps désirable). Quelque chose qui a à voir avec la peau et que l'on ne voit pas. Quelque chose.

The true mystery of the world is the visible, not the invisible. Under the skin est en la manifestation si parfaite que le film prend fin lorsque l'on a la peau de la créature, de ce qu'il y avait en-dessous et que cela ne nous avance en rien. Autant une invisible rationalité aurait été compréhensible, autant le visible se refuse dans le mouvement même par lequel il se donne. Le mystère sait se faire désirer et c'est ce qui le rend si excitant.

06 juillet 2014

Kaguyahime sans Kylián

Kaguya, Kaguya... mais c'est Kaguyahime ! Devant la bande-annonce de l'animé d'Isao Takahata, la suffixation japonaise reprend son sens : hime, c'est la princesse, et Kaguyahime, celle qu'un vieux coupeur de bambou découvre, miniature, au cœur d'une pousse de bambou. Devenue un nouveau-né, la princesse grandit à vue d'œil et se voit ainsi nommée Takenoko (pousse de bambou) par les autres enfants. Elle ne prendra le nom de Kaguya que bien plus tard, qui sera en quelque sorte son nom de baptême. Car princesse, Takenoko l'est surtout dans le cœur de ses parents adoptifs et cela serait resté un nom affectueux si le père, persuadé de la destinée de la princesse, n'avait tout fait pour lui en donner le statut : le destin est une prophétie auto-réalisatrice qui n'advient que si l'on y croit. Le père adoptif utilise l'argent trouvé dans la bambouseraie pour satisfaire ce qu'il pense une volonté divine : emmener Takenoko en ville, et lui donner l'éducation de la parfaite princesse. Manières, kimono, koto, maquillage traditionnel, Takenoko n'échappe à rien, si ce n'est à l'ennui d'une vie qu'elle ne souhaite pas – une vie à laquelle elle ne se résigne qu'après un mouvement de révolte qui, se retirant, laisse place à une mélancolie sans remède. Si la jeune fille mène la vie dure à des prétendants qui ne l'ont jamais vue mais convoitent sa beauté (si renommée que l'Empereur lui-même fait le déplacement, pour se faire à son tour éconduire), ce n'est pas seulement parce qu'elle refuse de devenir une femme, la femme d'un homme ; elle pressent ce dont elle a tardivement la révélation : elle vient de la Lune et devra bientôt y retourner. Le moment venu, le peuple de la Lune a beau arriver tout chant dehors sur son petit nuage, le rapatriement de la princesse (enlèvement d'un point de vue terrestre) ressemble à s'y méprendre à une mort symbolique (une méprise, selon Palpatine). Le paradis qu'on lui propose sous la forme d'un manteau de plume, qui efface tous les souvenirs sitôt porté, ne fait que transformer sa mélancolie en nostalgie – nostalgie de la vie qu'elle a passée à la campagne et nostalgie de celle qu'elle n'a pas vécue, avec son ami d'enfance.

Le Conte de la princesse Kaguya ressemble moins à un dessin qu'à une aquarelle animée. Les couleurs délicates et le trait d'esquisse animent (d'une âme) les êtres et les choses ; jamais fermés, les contours se reforment sans cesse, épousant la métamorphose incessante des fragiles créatures auxquelles ils donnent vie. L'animé invite ainsi à la contemplation de la nature, aussi bien humaine que végétale ; il est à l'image de son héroïne : une beauté lunaire.

28 juin 2014

Andrew Bujalski roque

Viens, c'est sur des geeks qui programment des jeux d'échecs. Sur cette description sommaire, j'ai rejoins Palpatine pour voir Computer chess. La caméra (d'époque) traîne entre des geeks soixante-huitard à grosses lunettes et des dinosaures numériques pourvus de gros moniteurs, réunis dans un motel pour un tournoi d'échecs un peu particulier, où les programmes s'affrontent les uns contre les autres (et les pièces sont déplacées manuellement sur un échiquier parce qu'il n'y a pas encore d'interface graphique). Je crois d'abord à un documentaire explorant la faune et la flore de cet étrange concours qui, avec son président à cheval sur le règlement et ses participants qui se connaissent tous, ressemble un colloque universitaire de seconde zone. Mais l'illusion documentaire cède au délire fictionnel lorsque ce petit monde en vase clos entre en collision avec un groupe de thérapie de couple, qui vit lui aussi sur une autre planète.

Peu à peu, le film perd pied et le spectateur prend le sien. On est pris de nostalgie pour l'époque du rétroprojecteur (on déplace des pièces sur film transparent pour reproduire et commenter les parties) et de tendresse pour les personnages dont on se moque fraternellement : le président du concours, qui prend son rôle très au sérieux ; l'original qui erre dans le motel plein de chats, à la recherche d'une chambre à squatter parce sa réservation n'a pas été prise en compte ; le parano-mégalo persuadé, joint au bec, que le Pentagone surveille ses algorithmes ; le jeunot qui ne comprend pas plus le programme sur lequel il travaille que les filles (c'est-à-dire l'unique fille du concours – trimballer un ordi d'une chambre à l'autre constitue leur seule activité nocturne) ou encore le mystique qui considère que les voies de l'informatique sont, comme celles du seigneur, impénétrables et prône la vie de famille comme remède à la folie lorsque le jeunot lui explique que leur programme est mauvais parce qu'il ne veut pas jouer contre d'autres programmes. Face à la complexité qu'on ne s'explique pas, l'ordinateur se voit attribuer une volonté propre, et l'autre, avec lequel on interagit à l'aveuglette, est bientôt vu, lui aussi, comme une machine – l'homme, cette curieuse boîte noire.

Mi-fou mi-roi, Andrew Bujalski est apparu à la suite de la projection, via webcam, pour répondre aux questions qu'on n'osait pas poser. Ce n'est pas un vieux barbu, comme j'aurais cru, mais un jeune gars hyper sympa, qui répond au comment et élude le pourquoi. Ouais, pas besoin d'explication. Allez, viens, on va boire une bière, je prendrai un Coca.

Mit Palpatine, qui essayait de deviner avec quel langage les nerds programmaient.

Adieu au langage

On a pu remplacer l'œuvre par sa genèse ou par sa destruction méticuleuse. Mais là où le nouveau roman a pris soin de conserver un matériau minimal (un sujet à défaut de personnages, des apparitions intrigantes à défaut d'intrigue) et de l'articuler (il n'y a pas plus construit qu'un roman d'Alain Robbe-Grillet ou de Claude Simon), Jean-Luc Godard y va la caméra au fusil, shootant tout ce qui bouge et n'avance pas. Adieu au langage ressemble à un pot-pourri de rushs random, mêlant bouts de conversations sans enjeu, arbres au vent, relation adultère sans drame ni perspective et surtout, le chien du réalisateur, qu'il aime manifestement plus que ses spectateurs.

Pour sa patience face à des bribes qui n'entrent jamais en résonance, le spectateur en prend plein les yeux plein la tête : 3D, couleurs (dé)saturées, flous qui n'ont rien d'artistique, ruptures sans style, bande son désynchronisée... Qu'il expérimente, fort bien (le procédé selon lequel on voit deux actions différentes selon que l'on ferme l'œil droit ou gauche est une chouette trouvaille), mais qu'il ne nous présente pas ses brouillons barbouillés de deux ou trois jeux de mots comme une œuvre ! Ah, dieux ! Oh, langage ! Encore faut-il pouvoir articuler pour faire ses adieux au langage. Malgré tout ce que peut en dire Jean Douchet, venu présenter le film de son ami, il n'y a pas de pensée possible sans grammaire. Mais cela plaît grandement aux onanistes intellectuels, qui peuvent élaborer à propos du film les théories les plus délirantes, sans que rien ne vienne jamais les contredire.

Je suis pour ma part incapable de prendre du plaisir sur un objet aussi vide de sens, ni logique ni poétique, où même la nature est laide et la chair ne donne pas envie. Je ne suis pourtant pas contre un peu de masturbation intellectuelle, lorsqu'elle donne l'occasion de jouir. Mais, à l'image de ce bateau, filmé encore et encore, qui n'en finit pas d'arriver, Adieu au langage est un film de peine à jouir, qui transforme toute excitation en irritation. Non. Juste non.

Mit Palpatine