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18 janvier 2015

National Gallery

Il est des documentaristes qui savent poser les bonnes questions. Il en est d'autres qui savent écouter. Si les murs de la National Gallery ont des oreilles, ce sont sans conteste celles de Frederickk Wiseman. Silencieux, il écoute et regarde. Cette scène de restauration, par exemple, où l'on s'épouvante de la couleur criarde que la restauratrice étale sur le tableau (ne se rend-t-elle pas compte que ce n'est pas du tout la bonne teinte ?), avant de comprendre qu'elle ne fait qu'ôter la pellicule jaunie d'un vernis qui masquait, après l'avoir protégée, la couleur d'origine.

Tout le film de Frederick Wiseman est sur ce modèle : il nous laisse découvrir ; nous laisse le temps de nous étonner avant de nous donner à comprendre. Jamais le sens ne nous est imposé, alors même que l'essentiel des trois heures est constitué de discours sur l'art : la parole est donnée à quelques conservateurs (qui ne font pas leur exposé pour la caméra mais d'autres personnes présentes avec eux, qui les comprennent souvent à demi-mot) mais surtout recueillie auprès des conférenciers (écouter, toujours écouter – un comble pour un film sur la peinture ?). Le plus curieux, c'est que l'on n'a pas du tout l'impression d'assister à une visite guidée filmée ; le documentaire n'est en rien l'équivalent cinématographique de l'audioguide. D'une part, parce qu'on nous mène dans les « coulisses » du musée, dans des zones où ne circule pas habituellement le public (atelier de restauration, atelier de dessin, installation des œuvres pour une exposition temporaire, réunion pour parler budget à équilibrer et potentielle participation à un événement de charité – quelle image ? Pour quel public ? Avec quelles retombées ?) ; et d'autre part, surtout, parce que le discours sur l'art devient le sujet même du film, une manière méta de s'interroger sur le sens que peuvent revêtir les œuvres d'art à nos yeux.

Personne n'a, à ma connaissance, relevé que le documentaire ne montre presque aucune œuvre de la section impressionniste. Cela n'a pas grand-chose d'étonnant si l'on considère qu'à force de discrétion (une discrétion remarquable), Frederick Wiseman nous amène à croire que sa présence n'altère ni les comportements ni la teneur des propos enregistrés (plus de biais cognitif, un rêve de scientifique – une illusion, en réalité, dont l'effet persiste bien après qu'on l'ait découverte). L'omission d'une aile qui fait beaucoup pour attirer les touristes est pourtant fort intéressante. Surtout quand on sait que le mouvement impressionniste, facilement déclinable en produits dérivés, a tout pour intéresser une boutiques de musée et que celle-ci n'est pas filmée, alors même qu'elle fait partie intégrante de l'institution. Frederick Wiseman n'est certes pas Martin Parr, mais tout de même... Quelque chose me pousse à croire que ce n'est pas un hasard, ni même une simple question de goût, si cette période, pourtant évidente pour les visiteurs, est laissée de côté : plus que l'affluence dans les salles, c'est cette évidence même qui pose problème. On a tellement été (j'ai tellement été ?) exposé aux impressionnistes qu'ils ne nous impressionnent plus. Ils ne nous interrogent pas. Ou plus. On n'a pas, devant leurs tableaux, les même expressions que celles que filme Frederick Wiseman dans les salles des anciens maîtres. Cet air un peu... bête ?

Perplexe, surtout : comment appréhender ces œuvres ? On prend la mesure de la difficulté avec la séance pour aveugles qui suivent, feuilles en relief à l'appui, la description par la conférencière d'un tableau que Frederick Wiseman se garde bien de nous montrer. Couleurs, formes, structure du tableau... malgré la précision des indications, il est extrêmement difficile de se faire une idée du tableau. Lorsqu'il nous est finalement dévoilé, on ne peut que constater l'écart avec l'image que l'on a mentalement reconstituée : d'un Pissarro, on a fait un Picasso. L'anecdote dit la difficulté à percevoir la structure, les dynamiques d'un tableau, tout ce qui, très concrètement, dirige l'interprétation, le sens, de l'œuvre. Et cela n'est pas qu'une question de handicap : même sans être mal-voyant, il faut se faire voyant. À la vue du tableau, on ne sait pas non plus très bien comment on s'y prendrait pour le décrire à quelqu'un qui ne le voit pas, car on ne le comprend pas immédiatement, dans son ensemble – pas avant d'avoir cerné l'effet qu'il produit sur nous et analysé les raisons pour lesquelles il produit cet effet. C'est à cela que doit aider le conférencier.

Parmi tous les extraits de visite, on s'aperçoit vite que certains conférenciers sont plus à même de nous intéresser que d'autres. L'artiste contemporaine qui raconte à une classe de collégiens qu'elle vient régulièrement au musée et que tous ces tableaux anciens sont encore une source d'inspiration pour la création d'aujourd'hui n'est pas très convaincante (malgré son enthousiasme), car pas un instant elle ne dit comment ni en quoi ces tableaux peuvent être source d'inspiration. L'érudition se révèle souvent bien plus passionnante : non pas parce qu'elle viendrait, par son savoir, combler une certaine ignorance, mais au contraire parce qu'elle met en branle le questionnement. Plus sont précis les détails sur les conditions de production, d'accrochage et de réception de l'œuvre, plus celle-ci devient mystérieuse.

 

Samson et Dalila, de Rubens

 

Commence alors une enquête du sens où le plaisir est similaire à celui que l'on prend à la lecture de Daniel Arasse. Tel conservateur donne l'impression d'ouvrir une porte dérobée lorsqu'il explique que le Samson et Dalila de Rubens, destiné à être accroché au-dessus de la cheminée de son commanditaire, a été peint en fonction de cet emplacement : le peintre a pris en compte la source de lumière qui viendrait de la gauche et a esquissé plus que dessiné la partie de droite, pour épouser l'ombre dans laquelle elle resterait. À partir de cet exemple, on comprend mieux les questionnements sur l'accrochage et l'enjeu de la mise en contexte via les cartels : lorsque techniciens et conservateurs jonglent avec les conditions d'éclairage et de sécurité (trop directe, la lumière risque d'endommager la toile ; indirecte, elle créé des reflets sur les vitres), agitant les mains et les appareils de mesure autour d'un triptyque, c'est pour trouver un compromis entre impératifs de conservation et conditions favorables à l'appréciation de l'œuvre. Encore que l'on puisse diverger sur ce qui importe : recréer des conditions d'expositions similaire à l'église dans laquelle l'œuvre était initialement exposée ou profiter du déplacement du lieu de culte au lieu de culture pour donner à voir l'œuvre de plus près ? Les choix qui découlent de ces interrogations indiquent d'eux-mêmes un sens, une piste de lecture.

 

Bellini

 

Si le mystère persiste, ce n'est plus à cause de l'opacité d'une œuvre qui ne nous parles pas (le conférencier parle pour elle) mais grâce aux (trop) nombreuses interprétations possibles. Pendant que l'on se hasarde à émettre des hypothèses, des interprétations, la polysémie de l'œuvre nous a fait entrer dans son intimité. C'est exactement cette relation de familiarité qu'un conférencier essaye d'établir entre son groupe d'enfant et L'Assassinat de Saint-Pierre martyr (Giovanni Bellini, 1507 - voir ci-dessus). Il les interroge non pas sur qui était Saint Pierre ou ce qu'il a fait, mais très prosaïquement sur les bûcherons juste derrière, en plein travail : pourquoi avoir mis ces bûcherons là, alors qu'ils n'ont rien à voir avec le sujet du tableau ? La question n'appelle pas une réponse unique et les suggestions, timidement avancées, sont toutes fort bonnes, nourries par les informations supplémentaires que le conférencier livre au fur et à mesure. Émerge l'idée que l'horreur est renforcée par le prosaïsme de la scène : occupés à leur travail quotidien, les bûcherons ne prêtent pas attention au meurtre et, par leurs haches, redoublent l'action (Saint-Pierre abattu comme on le ferait d'un arbre). Frederick Wiseman passe alors à une autre séquence, mais c'est gagné : initié à la logique du tableau, on a envie d'en apprendre davantage.

Lorsqu'érudition va de paire avec interprétation, l'admiration que l'on éprouve devant un tableau n'a plus rien à voir avec l'admiration muette qu'impose l'argument d'autorité « parce que c'est un maître ». Plus le discours est érudit, moins on se sent bête. En ce sens, on comprend la position élitiste du conservateur qui refuse de vulgariser pour démocratiser ; quelque part, ne pas mener les visiteurs à la compréhension serait les prendre pour des idiots sous couvert de les prendre en compte. Il est vrai aussi que la démarche n'est pas aisée, que cela prend du temps et que faire entrer le visiteur sous un prétexte ou un autre lui donne au moins une chance de l'amorcer. Tant pis pour le visiteur pressé, la National Gallery en veut d'autres, pourrait-on dire en paraphrasant Gide.

Aucune arrogance, pourtant, dans cette position. Le véritable savoir rend humble, parce que l'on se rend compte que tout ce que l'on sait, c'est que l'on ne sait rien. Qu'est-ce qu'un maître sinon celui qui, sachant cela, rend la parole ? Qui, après nous avoir coupé le souffle, nous rend la parole par les interrogations qu'il suscite ? Le meilleur discours sur l'art, au final, c'est celui qui nous enjoint à dialoguer avec lui. Et Frederick Wiseman de répondre à l'art par l'art, avec, dans les dernières séquences, la danse et la musique qui s'invitent au musée.

 Mit Palpatine

Pour retrouver les tableaux dont il est question, vous pouvez jeter un œil au compte-rendu hyper détaillé de ce club ciné.

11 janvier 2015

The Riot Club

Le Riot Club, nous apprend le prologue, plein de perruques, de verres cassés et de demoiselles troussées, est une confrérie d'Oxford fondée au XVIIIe siècle à la mémoire de son inspirateur, libertin mort sous l'épée d'un mari jaloux. Quelques siècles plus tard, la tradition qui veut que seuls les meilleurs, les plus forts et les plus intelligents en fassent partie a été librement réinterprétée : seuls les plus riches, les plus roublards et les plus résistants à l'alcool y sont admis. En l'occurrence, Miles et Alistair, davantage liés par un échange de chambre et un binôme de débat que par leur personnalité.

Miles, c'est le beau gosse qu'on verrait bien dans l'équipe d'aviron, très à l'aise avec les filles et surtout avec Lauren, la chic fille par excellence (canon, dégourdie, sans chichi – le charme prolo, aux dires de la confrérie). Alistair, la gueule d'ange contrite de vivre dans l'ombre de son frère aîné, connu du tout Oxford, c'est plutôt celui dont on devine qu'il n'y avait pas de fille dans son lycée (They're like use, only smarter, lui sort Miles, alors que Lauren est à portée de voix) et qui se fait reluquer par le professeur s'amusant à repérer les puceaux (Let's play Who's virgin. It'll be more difficult tomorrow.).

Le film suit leur initiation depuis le bizutage (chambre saccagée, ordinateur compris) jusqu'au dîner qui, élu lieu de débauche suprême par le club, constitue sa raison d'être. C'est dans un pub éloigné d'Oxford que le film prend des allures de huis-clos, allant crescendo, de la fête à la folie, à mesure que les jeunes gens s'enivrent de l'irrespect qu'ils ont jusque là prôné par pur esprit de provocation. Ce n'est pas tant l'excès qui fascine – la fête est bien plus exubérante dans Le Loup de Wall Street, par exemple – que la métamorphose qui s'opère, transformant des blanc-becs risibles en individus dangereux. Car rien n'indique au début que ces gosses de riches sont autre chose que des petits cons qui peuvent se payer un frac sur mesure pour une simple soirée, dégueuler à bord d'une Lamborghini et ponctuer leur dernière rasade d'un bris de cristal simplement pour se donner l'air désinvolte. Quand, en début de soirée, la serveuse qui vient de finir ses études et n'est pas impressionnée pour un sous soupire Boys... on a envie d'ajouter : will be boys. Il faut voir la tête de celui qui a réservé les services d'une prostituée1 lorsqu'elle refuse de passer sous la table pour « s'occuper » de chacun d'eux : de quoi va-t-il avoir l'air devant les copains ? D'un enfant mal élevé qui joue au débauché en manquant cruellement de raffinement.

Si l'on partage le mépris grandissant de la serveuse et de son père au cours de la soirée, on ne peut s'empêcher d'être surpris, fasciné, par des références à un monde qui n'est pas le nôtre : comment peut-on reconnaître un grand cru alors que les bizuteurs ont pris soin de cracher dedans ? Utiliser un vocabulaire érudit pour un jeu à boire (même sobre, on a plus d'hésitation qu'eux bourrés) ? Être fin saoul et identifier les volailles d'une farce avec assez de précision pour se rendre compte qu'il en manque une, sur les dix requises ? On a beau essayer de se raccrocher à l'honnête travailleur qu'est l'aubergiste et qui, avec sa fille, devient un contrepoint à la fascination peu saine qu'exercent les dépravés, la fascination demeure et la provocation n'est pas ce qu'il y a de plus dérangeant lorsque, l'aubergiste découvrant sa salle de réception saccagée, de fines lèvres lui susurrent à la figure : News for you: you don't hate us. You love us. You want to be us.

La fascination se mue en horreur quand l'irrespect se fait violence et le geste est joint à la parole, méprisante, éructante. Il faut croire que, pour ces gamins pour qui tout s'achète (la réparation des dégâts causés aussi bien que l'aubergiste et la réputation de son pub), seule la violence gratuite a encore quelque attrait. J'avais découvert à quel point la violence gratuite m'horrifiait avec Orange mécanique ; le bras gauche de Palpatine pourra confirmer que j'ai toujours aussi peu de résistance.

Soulagement après un paroxysme sadique (de Sade, vraiment : la violence physique est moins violente que l'idée de liberté et d'impunité dont elle s'accompagne) : la bande est rattrapée par la réalité, la légalité ; la police débarque. Plus tard, loin de l'hystérie collective où tous se ressemblent (selon les dires de la victime), foin de solidarité, il n'y a plus que des individus qui, selon les personnalités, se dégonflent (la mauviette qui sert de président au club), s'humanisent (Miles) ou se durcissent (Alistair). C'est un autre type d'horreur qui prend alors la relève : la parenthèse du dîner se referme, comme si le comportement criminel avait été anecdotique – un débordement parmi d'autres. On se remémore telle ou telle soirée, où le scandale avait été étouffé. Il le sera encore probablement cette fois-ci : Alistair, poursuivi par la justice, rencontre un ancien du Riot Club qui, selon sa propre formulation, ne lui offre pas seulement l'avocat qu'il lui faut, mais un futur. Se devine alors un réseau d'influence de personnes haut-placées, qui n'a rien à voir avec le folklore universitaire : les trois années passées à Oxford ne seraient rien d'autre qu'une initiation – à biaiser avec le pouvoir que ces jeunes gens sont appelés à incarner. Et le tueur à gueule d'ange de repartir le sourire en coin.

Le film nous abandonne comme ça, sur la vision glaçante de ce requin à fossettes.

 

1 Au passage, on voit l'évolution du langage et de la société : si « escort » est clairement une couverture politiquement correcte pour « prostitute », le « she's a sex worker » murmuré à l'oreille du patron l'emporte sur le « you're a whore » jeté à la figure de l'intéressée.

04 janvier 2015

Troisième personne singulière

Dans Puzzle, Paul Haggis adopte une narration polyphonique tout ce qu'il y a de plus romanesque. Mais les personnages sont si bien incarnés et le storytelling si efficace que l'on ne se préoccupe guère de construction narrative. À peine cherche-t-on à relier les différentes histoires. On veut savoir si Julia, mère paumée qui cumule les contretemps, va réussir à récupérer la garde de son fils, confiée à son père, artiste new-yorkais qui vit dans son loft avec sa nouvelle copine, une jeune femme sensible au chagrin du gamin et aux malheurs de la mère. On veut savoir si Sean, un Américain qui a l'air d'un Italien mais qui déteste à peu près tout de l'Italie à l'exception des costumes dont il vient s'inspirer, va aider Monica, belle femme tzigane croisée dans un bar, à récupérer sa fille kidnappée ; s'il va croire la mère en détresse ou plutôt son banquier, qui le met en garde contre ce qui a tout l'air d'une escroquerie ; s'il continuera à être fasciné par la belle, arnaqueuse ou amoureuse. On veut savoir ce que va révéler le nouveau livre de Michael, écrivain à succès en mal d'inspiration qui s'est réfugié dans un bel hôtel parisien où il reçoit la visite d'Anna, jeune femme aussi ravissante qu'indépendante pour laquelle il vient de quitter sa femme, et avec laquelle il partage des jeux érotiques mi-tendres mi-cruels, dont on ne sait pas s'ils vont davantage les lier ou les séparer.

Les plans s'enchaînent si bien que l'on remarque moins les transitions au noir qu'on ne le ferait des pages blanches séparant les chapitres d'un livre. Il faut attendre la première incohérence flagrante pour que l'on commence à y prêter attention. Pourquoi donc Michael trouve, sur le bureau vieille France de sa chambre, un papier au dos duquel Julia a griffonné une numéro de téléphone à la hâte, alors qu'elle faisait la chambre... d'un hôtel ultra-moderne, au mobilier design ? Alors seulement, dans le télescopage des ors et moulures avec la vitre et le métal, prend-t-on réellement conscience des lieux, de leur éloignement et de l'étrangeté qu'il y a à faire se côtoyer des personnages qui ne se croiseront pas.

Si le film de Paul Haggis est un puzzle, c'est l'un de ces puzzles monochromes à plus de mille pièces, auquel il faut s'atteler à plusieurs personnes ; trois personnes, en l'occurrence, qui ont avancé chacune dans leur coin et fait émerger trois îlots distincts, dont on s'étonne soudain qu'une pièce puisse les relier. À vrai dire, la métaphore paraît bien trop peu adéquate pour qu'on ne soupçonne pas le traduction française d'avoir, sous couvert de mot « bilingue », choisi un cliché, et l'on commence à s'intéresser un peu plus au titre original, The Third Person. Qui peut bien être cette troisième personne ? La femme de Michael dans le binôme qu'il forme avec Anna ; le complice/maître chanteur de Monica, qui exige de Sean des sommes toujours plus élevées ; la copine du peintre, qui tend un mouchoir à Julia, en larmes d'avoir raté le rendez-vous avec l'avocate, ou bien encore le fils qu'elle n'a pas vu depuis deux ans ?


Attention : zone à haute densité de spoilers


Même si le motif du trio et l'incertitude des personnes à y inclure dans le cas de Julia a son importance, c'est une phrase d'Anna qui donne la clé du titre : découvrant le journal de Michael, elle s'amuse de ce qu'il parle de lui-même à la troisième personne. La troisième personne, c'est la mise à distance de soi par la fiction ; c'est la fiction, c'est tout le film, c'est Michael dans son journal, et Sean et Monica et Julie et tous les autres.

The Third Person ne propose pas de résolution magistrale, qui nouerait subitement les trois fils narratifs juxtaposés pendant tout le film et nous conduirait à oublier les histoires de chacun au profit de la ruse qui les a brillamment rassemblées. Au lieu de cela, les histoires sont absorbées, réincorporées, dans la fiction que s'efforce d'écrire Michael : les incohérences se trouvent levées par ce rattachement logique, mais surtout, surtout, l'histoire de l'auteur se trouve diffractée dans celles de ses personnages qui en assument chacune une facette, avec toute la force qui lui est propre.

Le fils enlevé à Julia, la fille kidnappée de Monica, le fils que Sean ne reverra plus... la présence de ces enfants, pour certains révélée tardivement, se révèle être le motif qui relie souterrainement les trois histoires, ces trois histoires que Michael n'a peut-être écrites que pour révéler, tout en le masquant, le secret qui lui pèse : pour prendre un appel de sa maîtresse, il a détourné la tête quelques secondes, quelques secondes d'inattention pendant lesquelles sa fille s'est noyée. Alors Julia qui, en pleine dépression, a failli tuer son enfant, c'est lui ; et Sean, qui a perdu son fils dans une noyade et vide son compte en banque pour sauver un enfant qui n'existe pas, c'est lui aussi, qui paye littéralement, littérairement, sa faute.

Diviser son histoire n'est peut-être qu'une manière d'essayer d'alléger la culpabilité. Et de retrouver un contact humain, après qu'Anna l'a quitté en apprenant sa part de responsabilité. On ne sait d'ailleurs pas très bien si c'est au terme du séjour parisien ou si celui-ci n'a été qu'une parenthèse rêvée par le romancier, qui n'aurait alors pas hésité à affubler Anna d'un secret qui pèserait au moins autant que le sien (un inceste poursuivi jusqu'à l'âge adulte) pour trouver une autre explication à l'échec de leur relation. À moins que le drame d'Anna soit réel. Au sein de la fiction. Peu importe, au final, de savoir ce qui a été écrit ou vécu par le romancier : le réalisateur nous l'a de toute manière fait vivre, dans une formidable démonstration de la puissance de la fiction.

Mit Palpatine

03 janvier 2015

Duras Song

L'exposition consacrée à Marguerite Duras par la BPI est organisée sur le diptyque Inside / Outside. Inside, à l'intérieur de l'espace d'exposition – vide, pour que cela résonne, sûrement : les manuscrits d'India Song montrent le travail à l'oeuvre dans l'écriture, l'écriture de l'intime. Outside, sur les murs extérieurs : des photos, des lettres et beaucoup d'articles de journaux – toute production extérieure à l'oeuvre –, éloignent l'auteur du statut de romancière qu'on lui associe spontanément, pour la présenter comme un écrivain aux prises avec son époque.

Les feuillets couverts de correction, qu'il faudrait consulter assis, en fac-similé, ont surtout le mérite, dans les cages de verre où ils sont exposés, de replacer le texte fixé, imprimé, que connaît le lecteur dans l'état flottant de l'écriture, quand une phrase peut encore être rajoutée, déplacée ou raturée. Le suspens entre l'écrire et l'écrit apparaît presque hasardeux – on s'est arrêté, parce que cela sonnait juste – ou moins faux, peut-être. Précaire histoire de la littérature : si ma mémoire ne se fait pas des films, il s'est est fallu de peu que L'Amant ne se soit intitulé L'Étranger. Imaginez un peu :

L'Étranger... de Camus ou de Duras ?

Plus que les coulisses de l'écriture, c'est la scène sociale et politique qui a capté mon attention dans cette exposition – peut-être parce que, tout en préservant sa vie privée, Duras réussit à faire ressurgir l'intime. Une interview croisée avec Jeanne Moreau sur leur vision des hommes fait ainsi état des aspirations féministes de l'époque, sans jamais occulter les obscures lois du désir – des pulsions que la raison parvient plus ou moins mal bien à assumer, parce qu'elles nous poussent dans les bras de ces hommes dont ne voulons pas avoir besoin. On est bien loin aujourd'hui d'admettre avec autant de lucidité que l'émancipation sociale (indépendance par rapport au père et au mari) peut aller de paire avec la soumission aux lois du désir (dépendance vis-à-vis de l'amant). On ne veut pas l'entendre et, pour être sûr de ne pas l'entendre, on a adopté un ton revendicatif qui empêche même de le formuler (et l'on croit ainsi être à l'abri de soi-même – curieuse époque où l'homme a d'autant plus foi en lui-même qu'il refuse de se connaitre). Ce qui semble incompréhensible, dans l'oeuvre de Marguerite Duras, c'est précisément cela (la passion, l'abandon, la perdition de soi et l'amour de ce désir), qu'elle a masqué-révélé dans l'écriture pour que cela nous touche avant que nous l'ayons compris, et qu'ainsi nous l'admettions avant d'avoir eu le réflexe de le repousser. (J'aime Duras pour ça, parce que je n'en comprends jamais tout mais que cela fait quand même sens.)

Duras admet tout cela avec une simplicité déconcertante. Et moi, qui reste fascinée par cette complexité humaine qui ne semble pouvoir être élucidée qu'avec la gravité propre au mythe, je suis toute surprise de voir l'auteur se passionner pour un fait divers (L'Amante anglaise, pourtant), écrire sur les difficultés d'une dame analphabète, qui se débrouille comme elle peut, et correspondre avec François Mitterrand, que l'on découvre ainsi moins président qu'homme – de lettres. Il n'est pas tout à fait vrai que je le découvre ; Hubert Nyssen en faisait état dans ses mémoires. Seulement entre la parole rapportée, fusse celle d'un éditeur, et le style implacable d'une petite lettre sans prétention, il n'y a pas photo (enfin, si, justement, il y a la photo de Melendili, qui me permet de vous transcrire ici un extrait de cette lettre).

 

« […] L'ennui c'est que tout le monde danse et tout le temps. Le peuple-Roi rigole tant qu'il peut et ripaille. Anniversaire sur anniversaire. Libération sur Libération. On décore machinalement. On pétarade de feux d'artifice. Les flics sont à l'honneur. Tout homme honnête sait bien qu'ils furent des noirs.

Tout cela n'est guère sérieux et le plaisir finit par s'épuiser. Thorez peut bien discourir sur la Production, la Révolution se fera en chantant et non par le Travail.

Si Robert est trop flemmard, Marguerite aura-t-elle le courage de m'écrire ? Je l'y engage fortement et j'attends vos nouvelles. On m'y dira encore qu'il a engraissé, ce Robert aux 35 kilos de supplément. Tant mieux – et qu'il retrouve vite ses allure de Bénédictin qui connait le péché

je vous embrasse

François Mitterrand »

 

Relisez, juste ça, lentement : Anniversaire sur anniversaire. Libération sur libération. Pause. On décore machinalement. Le rythme, l'impersonnel... Et ce Bénédiction qui connaît le péché ! Comme cela est troussé !

Et en face, il y a Duras, qui énonce comme ça, sans même la solennité rieuse de la rhétorique présidentielle, qu'elle aurait pu avoir une aventure avec Mitterrand.

« Mitterrand c'est un grand président de la République et un petit renard aussi. Et un enfant. On a dû être un peu amoureux l'un de l'autre dans cette sarabande hallucinatoire de la résistance. J'ai pensé quelquefois que si on avait eu un jour devant nous, lui et moi, sans S.S., sans gestapo, sans épouvante, sans la mort qui guettait à tous les coins de rues, on aurait eu une histoire. Quelquefois je pensais et je pense encore que même sous les balles de la gestapo, il aurait gardé ce regard très légèrement rieur, ce charme fait d'un sourire relatif, retenu. »

Mitterrand, un petit renard. Je vous laisse là-dessus.

 

 

Vous avez encore une semaine pour aller voir l'exposition. Attention au choix de vos horaires car l'entrée se fait par la bibliothèque. Le seul moyen d'éviter de faire la queue est de passer par le musée ; il vous faudra alors, génie de l'inorganisation, payer pour une exposition... gratuite.