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04 août 2015

Il faut que jeunesse se passe

Josh, suivi par sa femme Cornelia, s'entiche de Jamie et Darby, de vingt ans leurs cadets. Dit comme ça, le pitch de While we're young ne me disait rien. Heureusement trainait par là le nom d'Ibsen. Je connais encore très mal l'oeuvre du dramaturge, mais le peu que j'en ai découvert a suffi à faire de son nom un mot magique : Ibsen, c'est l'assurance d'une compréhension incroyablement fine de la nature humaine. Certes, l'adaptation entraîne toujours le risque d'une déperdition, mais ne connaissant pas la pièce originale, je suis prête à le courir – surtout confortablement installée dans un siège de cinéma.

J'ai été surprise par les nuances que l'humour n'aplatit jamais. Cele tient à des détails, sûrement, mais qui, accumulés, ont un effet de vérité. Par exemple, au restaurant, alors que les deux couples tentent de se rappeler un nom qui leur échappe, Josh a le réflexe de sortir son téléphone pour appeler Google à la rescousse ; Jamie lui fait signe que non : c'est plus amusant d'essayer de se rappeler, quitte à faire chou blanc sur le moment et à ce que le mot revienne de lui-même des heures plus tard, alors qu'on ne le cherchait plus. J'aime que ce qui trahisse l'âge face à la technologie ne soit pas sa maîtrise (exit le cliché du jeune qui se débrouille mieux parce qu'il est jeune, et du moins jeune parce qu'il n'est pas né avec) mais le rapport de relative indifférence que développent plus aisément ceux pour qui cela va de soi – même s'il y a là un certain snobisme, comme le montrera ensuite l'appartement de Jamie aux étagères remplies de vinyles (la taille de l'appartement dit aussi le statut social qui favorise ledit snobisme).

Le film joue avec parcimonie la carte de celui qui se rend risible parce qu'il fait des choses qui ne sont plus de son âge1 : il y a la chute de vélo de Jamie, due à un début d'arthrite, et son chapeau sans élégance qui crie « j'aurais voulu être un artiste », mais le décalage n'est pas utilisé comme une ficelle comique récurrente. La cérémonie occulte durant laquelle l'assemblée tout de blanc vêtue vomit ses tripes (ses démons, selon la version officielle du chamane) tourne moins en dérision les quadra qui se demandent ce qu'ils font là (surtout Cornelia) que les délires de la jeunesse. Car il faut que jeunesse se passe – cela aurait pu donner un titre dans la tradition des titres français qui boudent les traductions. 

Plutôt que de montrer la jeunesse comme un idéal perdu vers lequel tendent désespérément ceux qui s'en éloignent, le film trace une esquisse, en creux, de ce qu'est l'âge adulte, à commencer par la difficulté à se sentir adulte. À la fin du film, lorsque le comportement de Jamie force Josh à prendre ses distances avec lui, il avoue que l'admiration que le jeune homme lui a manifesté l'avait fait enfin se sentir adulte, qu'il pouvait être un modèle, indépendamment du rôle de père que la stérilité de sa femme a écarté. J'ai été un peu déçue d'ailleurs de l'issue du film, qui corrobore l'idée répandue qu'on ne peut être pleinement adulte qu'en étant parent. Force est de reconnaître cependant que, là aussi, le constat est nuancé : si le couple d'amis de Jamie et Cornelia qui vient d'avoir un enfant s'extasie sur le changement apporté dans leur vie, le père reconnaît plus tard qu'aussi fort soit son amour pour son enfant, il n'a pas comblé toutes ses aspirations et, si cela a modifié son quotidien, cela n'a pas substantiellement modifié sa manière d'envisager sa vie. 

Jamie et Darby forment en quelque sorte un repoussoir qui sert pour Josh et Cornelia à prendre conscience que la manière dont ils envisagent leur vie influe sur la manière dont ils la vivent. La jeunesse n'intervient qu'en tant qu'une certaine conception de la vie y est attachée, où le temps paraît illimité. Josh continue à vivre sur cette illusion, même après en avoir perdu le bénéfice, qui est de se risquer (sur le mode : il sera toujours temps ensuite de redresser la barre). Il traîne depuis des années son documentaire sans parvenir à l'achever – à le monter, précisément : les rushs sont plus que suffisants, mais il ne se résout pas à faire le deuil des heures d'enregistrements qui devront être laissées de côté, comme il ne se résout pas à faire le deuil des possibles que son existence a rendus impossibles. Et pourtant, s'il ne monte pas son film, c'est l'intégralité des enregistrements qui sera perdue ; s'il ne fait rien de sa vie, elle passera quand même. La jalousie qu'il éprouve envers Jamie lorsque celui-ci sort son documentaire trahit surtout le fait qu'il n'aime pas ce qu'il est lui-même devenu – et l'amertume de ce constat se mêle à la déception après la découverte des motifs égoïstement puérils qui ont animé Jamie. 

Au final, si Josh s'est senti en décalage avec le couple d'amis de son âge, ce n'est pas ou pas seulement parce qu'ils ont eu un enfant, mais parce que, contrairement à lui, ils ont admis que le temps se dérobait devant eux et que, s'ils voulaient faire quelque chose, il fallait le faire maintenant2. While we're young, tant que nous sommes jeunes – aucun jeunisme là-dedans : il ne s'agit pas du fait que, vieillissant, on n'est plus bon à rien, mais de ce que la vie a toujours déjà commencé. Être adulte n'est peut-être rien d'autre qu'en prendre conscience : la vie a toujours déjà commencé. (Mais putain, ce que c'est difficile – voir en face que nous sommes mortels et continuer à vivre comme si de rien n'était.)

Mit Palpatine 

1 Petite pensée pour Hugh Grant dans Le Come-back.
2 Hasard aujourd'hui de lire dans ce post : « finalement, ce qu'on fait, ça compte peu, ce qui compte, c'est de faire des choses »

29 juillet 2015

Un sujet en or

1944,

J'ai cessé de compter téléfilms dont le résumé commence ainsi dans le programme TV. On dirait un mème : comme #IvreVirgule, #1944Virgule. Forcément, il devient difficile de se renouveler. Il faut biaiser, prendre de nouvelles perspectives. Après Monument Men, Woman in Gold / La Femme au tableau aborde la seconde guerre mondiale à travers les oeuvres d'art volées par les nazis - avec un peu plus de recul si l'on considère que l'histoire s'ancre des décennies après les faits, lorsque Maria Altmann, dépouillant les affaires de sa défunte soeur, se met en tête de récupérer le tableau qui représente leur tante et qui n'est autre… que le portrait d'Adele Bloch-Bauer de Klimt !

La bataille pour la restitution du tableau devient une quête hollywoodienne de justice, laquelle n'échappe à la grandiloquence que grâce à l'interprétation très juste d'Helen Mirren. Maria est secondée par Randol (Ryan Reynolds), avocat inexpérimenté (au égard à la sur-spécialisation du domaine) ; d'abord motivé par le prix estimé du tableau en question, il finit par se sentir investi d'une mission et devient le soutien indéfectible de la vieille dame. Leur binôme, qui marche d'un pas décidé mais claudiquant, n'est pas sans rappeler le duo formé par Philomena (Judi Dench) et Martin (Steve Coogan) dans Philomena, entre mines ahuries et remarques tendrement cinglantes.

C'est bardé d'humour et d'humanité que le film se frotte à un passé qui ne passe pas et à une société autrichienne1 qui en porte encore les stigmates. Ce n'est pas tant le thème de la résilience qui est abordé que celui du souvenir. Toute l'ambiguïté du souvenir est résumée par le reproche de Maria à Randol : "The young especially don't remember." Mais comment se souvenir de ce qu'on n'a pas vécu ? Les scènes d'époque visant à (r)animer le passé sont l'indice de la difficulté, qu'elles escamotent ; à croire que sans elles, le film n'aurait pas trouvé son assise émotionnelle, son souffle mélodramatique. Il est un peu triste d'avoir pensé que, sans la jeune Maria campée en toute beauté par Tatiana Maslany2, le spectateur n'aurait pas été ému par les rides infiniment expressives d'Helen Mirren - on a d'ailleurs si peu foi en notre empathie que l'on a pris soin de gommer ses rides sur l'affiche du film, comme s'il ne pouvait y avoir d'héroïne âgée. Peut-on parler du passé et de son influence sur le présent si l'on considère qu'il y a de la répugnance à s'identifier à une femme plus âgée que soi ?

L'incarnation d'Adèle par la sublime Antje Traue est empreinte du même soupçon de déception : n'était-il pas suffisant que le tableau devienne un objet que l'on se dispute pour un symbolisme qui n'a rien d'artistique ? A-t-on si peu foi en l'art qu'il faille recourir au bon sentiment (certes en partie désamorcé par l'humour) ? C'est efficace, ça oui ; efficace comme un expédient : vite, vite, récupérons le tableau pour ne pas le regarder, commémorons pour pouvoir oublier. 

Mais tout cela va dans le sens de l'histoire. J'attends maintenant qu'on s'attaque à la question du vol des tableaux par les Russes. Curieusement, quand on est vainqueur, on peut réécrire l'histoire et poser tranquillement dans l'Hermitage un panneau expliquant que "these paintings were found during WWII" (il a peut-être été retiré depuis, mais il y était quand je l'ai visité il y a une dizaine d'années).

 

1 Le plaisir d'entendre parler allemand... quelle belle langue, tout de même !
2 Surprise de découvrir que l'acteur qui incarne son mari jouait dans The Riot club (du coup, j'ai admiré l'habileté avec laquelle le réalisateur fait en sorte qu'il n'ait jamais à ouvrir la bouche - sauf pour une réplique de trois mots).

19 juillet 2015

Le prince somnambule

Le Prince de Hombourg, adaptation par Marco Bellocchio de la pièce éponyme d'Heinrich von Kleist, a la structure d'une tragédie classique : le prince, désobéissant au plan de bataille du Grand Électeur lui fait remporter la victoire ; vainqueur mais insubordonné, il est envoyé devant la cour martiale, qui, pour faire un exemple, le condamne à mort. Ajoutez à cela que le prince de Hombourg est chéri du Grand Électeur, qui est son oncle, et de Natasha, la fille de celui-ci et la fiancée de celui-là : vous obtenez un parfait dilemme entre l'amour de la vie et de la loi.

Seulement voilà, le dramaturge n'est pas Corneille ni même Racine, c'est Henrich von Kleist, qui rend son personnage somnambule. La pièce prend de suite une tout autre allure : la tragédie s'abolit dans un onirisme qui fait apparaître toute l'étrangeté d'un dilemme trop bien balancé. On ne plonge pas dans la psyché des personnages pour assister au combat rationnel du cœur et de l'esprit, mais dans leurs entrailles où s'agitent des désirs d'autant plus puissants qu'ils s'enracinent dans l'inconscient.

La beauté de l'absurde surgit au sein de la guerre. Je n'ai jamais compris la guerre rangée, la guerre avec un code d'honneur. La guerre totale, la guerre vicieuse, oui, comme pur affrontement de force. Mais la force subordonnée à des règles partagées par le camp adverse dans le moment même où l'on souhaite le vaincre, non : pourquoi, à ce moment-là, ne pas décider de la victoire sur une partie d'échecs, par exemple ? Ou, s'il faut que le sang coule, pourquoi ne pas désigner le meilleur combattant pour un duel symbolique ? Cette incompréhension, c'est la fascination et l'effroi de voir l'Électeur continuer à trotter paisiblement sur le champ de bataille alors que le cavalier juste à côté de lui est fauché par un boulet de canon. C'est l'amour de l'ordre jusqu'au milieu du désordre, l'amour de la loi comme si elle seule pouvait nous garder de la déliquescence.

Même condamné par la loi, le prince y souscrit – à tel point qu'aux arrêts, la veille de son exécution, le garde le laisse librement circuler pour qu'il aille demander grâce au château. L'honneur n'a même pas besoin d'être invoqué : pas un seul instant il ne songe à fuir, même ravagé par la peur de mourir. Dura lex sed lex. Face aux suppliques de Natasha pour épargner le prince, l'Électeur a cette étrange réplique : « Vois-tu, si j'étais un tyran, tes paroles, je le sens bien, auraient déjà fait fondre mon cœur. » Le tyran : celui qui dispose d'un pouvoir absolu après l'avoir illégitimement pris. Dans le moment même où l'Électeur fait profession d'humilité et admet qu'il n'est pas semblable à un dieu tout-puissant, qu'il est homme, en somme, il perd une humanité qui rejaillit paradoxalement sur la figure même de l'autorité inhumaine. On croit rêver. Peut-être parce que la société que crée la loi est elle-même un rêve, l'illusion d'un organisme qui serait rationnel quand bien même composé d'hommes raisonnables, pas toujours raisonnés (toujours pleins de désirs, en revanche).

Ignorant l'homme, non humaine, la loi fait de celui qui l'applique aveuglement un être inhumain et de celui qui se propose de la subir un fou. Lorsque l'Électeur propose au prince d'annuler lui-même la sentence, en soutenant avoir subi une injustice, le prince se raffermit et, non seulement il accepte la sentence de mort, mais il la réclame, la défend contre la pétition de l'armée qui demande sa grâce. Le prince embrasse la loi comme si elle allait le régénérer, le rendre rationnel, digne de la société, peu importe qu'elle doive pour cela tuer l'homme raisonnable seulement, parce que désirant (vivre). Natasha embrasse de même cette pulsion de mort, s'exaltant, lorsque le prince refuse tout arrangement : elle l'aime ainsi et ne pourrait s'empêcher de crier de joie de le voir avec cette superbe, fusse criblé de balles – érotisme assumé.

Le film s'achève comme il a commencé : par une crise de somnambulisme. Renouant avec le sens du destin, la grâce finale, qui arrive au moment où le prince a cessé de la considérer comme un dû, se fond dans le rêve de gloire initial : la cour débarque dans un chatoiement de lumières dorées et argentées – à moins que ce ne soit la mort qui accueille ainsi le prince, célébrant avec lui les noces qui l'unissent à Natasha dans la pièce. L'ambiguïté du film est plus belle encore, comme un appel à ne pas cesser de rêver, à continuer de s'émerveiller encore des bizarreries humaines.

Mit Palpatine

18 juillet 2015

Une belle fin

C'est la première fois, je crois, que je trouve la traduction d'un titre meilleure que l'original : A still life dépeint parfaitement les gestes lents et minutieux de John May, dont le curieux métier consiste à retrouver la famille des personnes mortes dans la solitude ; mais Une belle fin dit beaucoup mieux la beauté de l'humain.

Tout comme les personnes à l'enterrement desquelles il assiste seul, après avoir pris soin de choisir une musique et composé une oraison funèbre de quelques phrases à partir des indices glanés dans l'appartement de la personne décédée, John May vit seul. Il vit seul signifiant : il travaille seul dans son bureau bien rangé, puis dîne seul après avoir mis la table et démoulé une sempiternelle boîte de thon, qu'il étale sur un toast (il faut voir son sourire lorsque, pour sa dernière enquête, il rend visite à un vieux loup de mer en maison de retraite et que, soulevant le sopalin pour manger ce que le vieil homme lui a préparé, il découvre la même boîte de thon, accompagnée du même toast).

Alors que ses gestes précautionneux et consciencieux à l'excès devraient nous donner envie de le secouer, on n'a qu'une envie : faire un câlin à cet homme, que seul son immense sens de l'humain empêche de déchoir comme le dernier quidam dont il tente de retrouver sa trace (un voisin qu'il ne connaissait pas, préfiguration de sa propre mort) – le dernier, parce que, pas assez efficace, pas assez rentable, on lui a sans ménagement notifié son licenciement. John May ôte sa ceinture et déplace sa chaise de bureau sous la fenêtre : on pense que c'est la fin ; mais non, il tentait seulement de reproduire un geste de protestation qu'on lui a rapporté, d'un homme qui se serait suspendu par les dents dans le hall de son entreprise. John May a un sens trop aigu de la dignité humaine pour penser à se suicider, pour s'autoriser même à souffrir de la solitude. Seul à en crever, son isolement ne génère pas chez lui de rancoeur. Il ne demande rien aux autres, ne se plaint pas, tente même d'être heureux à sa manière, et c'est alors que sa solitude est sur le point de prendre fin, alors qu'il vient d'acheter deux mugs affreux pour lui et la jeune femme qu'il a rencontrée, qu'il se fait renverser par un bus rouge....

Là où Kafka aurait cultivé l'absurdité grinçante, Uberto Pasolini pratique un humour d'une tendresse propre à désamorcer le rire, redoublant de cruauté, et à le transformer en sourire ému. La tristesse insondable qui émane du film (ou des yeux bleus d'Eddie Marsan, c'est tout un) n'a d'égale que la beauté morale de son personnage, célébrée dans la scène finale où l'on voit affluer autour de sa propre tombe le fantôme de tous ceux qu'il a enterrés et qui l'ont empêché de sombrer dans l'isolement. Une belle fin, à peine ironique, comme un beau sourire triste.

Mit Palpatine