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07 décembre 2014

Cousu de fil blanc comme neige

De tous les extraits de Kafka étudiés en cours d'allemand, je crois n'avoir retenu qu'un mot : übersehen. Un mot formidable : über-sehen, voir par-dessus, c'est à la fois se rendre compte et ne pas faire attention à, voir du dessus et ne pas voir de regarder au-delà. Il n'y a pas de meilleur mot pour rendre compte de White Bird in a Blizzard, film dans lequel Kat, une adolescente calme mais pas apathique, grandit sans s'inquiéter outre mesure de la disparition de sa mère.

Lorsque son père lui annonce sa décision de déclarer la disparition à la police, elle continue de piocher dans son pot de glace, mine contrite, vaguement mal à l'aise. Factuelle, elle confirme à l'inspecteur que la piste d'un amant est tout à fait plausible, sa mère prenant un malin plaisir à draguer son petit ami – celle du suicide aussi, tant les signes de dépression étaient évidents chez cette parfaite desperate housewife (parfaite Eva Green). Un meurtre ? Encore faudrait-il un corps. Kat opte pour l'hypothèse de l'amant et continue à vivre comme on hausserait les épaules.

Pourtant, le corps reste central, dans les rêves de Kat, où elle aperçoit à peine sa mère, masse blanche recroquevillée dans une tempête de neige, comme dans sa sexualité, de plus en plus assumée à mesure que s'estompe le fantôme de sa mère qui, avec sa silhouette de mannequin, ne cessait de reprocher ses courbes à sa fille. L'absence de la mère semble à vrai dire un soulagement pour sa fille, qu'elle enviait, mais aussi pour son mari, à qui elle reprochait sa médiocrité. Autant dire que le mystère, qui sera élucidé dans les cinq dernières minutes du film, est volontiers éludé : lorsque Kat rend visite à l'inspecteur, c'est dans le but avoué de le draguer – et elle n'a pas peur de son désir. La scène, meilleur dialogue préliminaire qui soit, marque la fin de l'enquête policière et le début d'une quête sensorielle et humaine : le corps désirant a pris la place du cadavre que l'on s'attendait à trouver. Fascinant le spectateur, il arrête le regard au moment même où, voyant un personnage ne pas voir, on devrait voir intensément ce qu'il ne voit pas. Übersehen. Le malaise, s'il y en a un, vient de là, mais le tout est filmé et joué avec une telle pudeur (Shailene Woodley) qu'il est à peine plus perceptible qu'un oiseau blanc sous une tempête de neige.

Mit Palpatine

Gourmandise douce-amère

- Life is tragic.
- But it's good.

Ce bref échange, entre deux garçons dépités d'être invisibles à côté du chanteur de leur groupe, donne à lui seul le ton de God Help the Girl. Loin d'être évacués par l'esthétique rétro du film, prompte à présenter le présent comme un heureux souvenir, la maladie de l'héroïne et le regret des amours manquées se trouvent enrobés d'un voile nostalgique qui en fait mieux passer l'amertume. Avec simplicité, sans hyperbole lyrique ou mélodramatique, comme jeunesse se passe. On contemple l'étrange beauté du spleen dans le regard d'Emily Browning (Eve), la maladresse juvénile dans le corps d'Olly Alexander et le visage d'Hannah Murray (bouche ouverte, comme Adèle), et l'on s'aperçoit que les sourires font affleurer les blessures, que les courses les plus enjouées enjouées sont des errances déguisées. But it's good. La bande-son pop, qui aurait pu affadir le film, l'adoucit juste ce qu'il faut pour réconforter les jeunes âmes ébréchées, rafistolées à coups d'amitié. Et l'on n'en finit plus de chantonner God help the girl, she needs all the help she can get.

La prochaine fois, je viserai le Zodiac

À force de regarder des séries TV criminelles pleines de scientifiques, on oublie qu'il n'y a pas longtemps encore, il n'y avait ni smartphone ni ADN. Les pièces à conviction étaient photographiées après avoir été retirées de la scène du crime et on faisait tout à la main, traquant les empreintes digitales et réalisant des études de graphologie (parce que la politesse était encore une valeur en vogue et que même les criminels prenaient la peine de vous adresser un petit mot). Autant dire que c'est une époque bénie pour les réalisateurs, non seulement parce qu'une lettre est plus photogénique qu'un SMS, mais parce que la résolution d'un crime s'apparente à la résolution d'un casse-tête, qui a le double avantage de prendre du temps (plein de matière pour 2h de film) et de laisser place au doute (donc à l'interrogation et au mystère).

C'est ainsi que Zodiac, vu à la télé cette semaine, distille le charme des romans d'Agatha Christie, quand bien même la structure fédérale de l'état américain entraîne la multiplication d'enquêteurs, Miss Marple et Hercule Poirot devenant les héros d'un cross-over corsé. Les faits sont montrés, datés, soupesés, le spectateur mène l'enquête, à l'abri des coups de théâtre de la science moderne pour laquelle, en dehors de la preuve, tout est littérature – preuve qu'elle n'y entend décidément rien. Zodiac se suit comme un récit, est un récit – à tel point qu'il sera rédigé de manière intra-diégétique par Robert Greysmith, dessinateur dans un journal qui a suivi de près toute l'enquête.

C'est pourtant à ce point de l'histoire, lorsque le dessinateur se met à écrire son livre, que le charme d'Agatha Christie laisse place à la fièvre de Thomas Pynchon. L'étendue à la fois spatiale (les crimes ont lieu à des endroits éloignés les uns des autres) et temporelle (l'affaire court sur plus de vingt ans) conduit une telle accumulation de faits et de soupçons que, comme dans Vente à la criée du lot 49, on n'est bientôt plus à même de les embrasser. On ne peut plus jongler avec, les ordonner et désordonner au gré des nouveaux éléments et des hypothèses émises par un enquêteur ou un autre : on ne peut plus que suivre. Pour vérifier la cohérence du récit, il faudrait un second visionnage ; on se contente de ce que notre mémoire défaillante ne nous signale pas d'incohérence.

Se produit alors ce curieux revirement, qui fait de Zodiac un film à la croisée des enquêtes policières d'hier et des séries TV criminelles d'aujourd'hui : on ne cherche plus à comprendre, on veut savoir. Savoir, comme Robert Greysmith qui, obsédé par l'affaire au point de risquer y laisser sa famille et sa santé, sent qu'il pourra guérir de cette obsession une fois qu'il aura regardé le tueur dans les yeux en sachant que c'est lui. Je veux le regarder dans les yeux et savoir que c'est lui. Il n'est même pas question de le savoir en prison : ce n'est pas un homme qu'on veut envoyer derrière les barreaux, c'est le chaos qu'il a soulevé et qui nous dérange bien plus encore que ses meurtres. S'ils n'étaient pas gratuits, dérangeant notre raison qui veut une cause à toute chose et donc un mobile, ces meurtres seraient banals, selon l'aveu même d'un policier sur l'affaire. Si l'on veut à tout prix savoir, alors même qu'on a cessé de chercher à comprendre, c'est pour y mettre fin : une fois que l'on sait, notre esprit peut définitivement classer l'affaire.

Du moins le croit-on à la fin du film, car les images des meurtres ressurgissent à l'esprit dans les jours qui suivent. Zodiac réussit là où les séries échouent (ce qui les rend du coup consommables à la chaîne – l'échec narratif devient une réussite commerciale) : on a beau finir par savoir qui est le meurtrier, on ne comprend toujours pas pourquoi il a tué. David Fincher se garde bien de donner des explications, gardant intacte la fascination que suscite la pulsion de mort. Dans La prochaine fois je viserai le cœur, Cédric Anger va plus loin et met carrément de côté l'enquête pour se focaliser sur cette pulsion et la fascination qu'elle suscite. Si la caméra suit la main qui zippe le blouson et s'arrête sous le menton de l'homme qui s'habille pour aller chasser du gibier humain, ce n'est pas pour préserver l'identité du tueur, qui sera connue dès la scène suivante (et qui est en réalité déjà connue depuis la bande-annonce du film). L'énigme n'est pas l'identité du tueur, c'est sa personne : à la fois assassin et gendarme, scrupuleux dans le crime comme dans son devoir. On aurait aimé ne jamais voir sa tête et pouvoir le considérer comme fou. Mais plus que fou, il est humain et le portrait qu'en fait Cédric Anger est d'autant plus dérangeant qu'il ne s'installe pas dans le cliché : l'homme est solitaire mais pas asocial ; il n'a aucune relation amoureuse, mais le déjeuner familial dominical montre clairement qu'Oedipe n'est pas en cause ; il a clairement un problème avec les femmes, mais pas au point de ne pas inviter au restaurant sa jeune aide ménagère qui en pince pour lui, etc.

Même les scènes de masochisme ne parviennent pas totalement à en faire un fou à lier, les bains de glaçons prenant même des allures d'entraînement. Elles infirment en revanche la liberté de conscience dont se targue le tueur, bien moins à l'aise avec ses meurtres qu'India dans Stoker. Si pour celle-ci le meurtre est une jouissance, il s'apparente davantage au soulagement d'une éternelle frustration pour le gendarme tueur (éternelle, car loin de le soulager, l'acte charnel ne fait que renforcer son besoin de tuer). Il choisit ses victimes comme d'autres choisiraient une fille à draguer (Oh, non, se lamente Palpatine quand une rousse se fait prendre en stop) et le spectateur assiste, impuissant et fasciné, au bal des voitures de location et du sang qui ne tarde pas à les maculer. La résolution de l'affaire ne résout rien ; elle met fin au film sans mettre fin au mystère. La fascination exercée par le meurtre et la pulsion de mort demeure, même si on a tenté de l'oublier en se passionnant pour une brève chasse à l'homme. Permission denied, la battue échoue. Le criminel sera finalement confondu par son emploi du temps – le suspens n'était pas narratif mais humain : on s'attendait à se prendre le film de Cédric Anger en pleine tête, il a visé le cœur. Et s'avère bon tireur.

20 novembre 2014

Asphyxie

Soyons francs, Mélanie Laurent est meilleure actrice que réalisatrice. Si la fin de Respire confère au film une tension dramatique indéniable, elle lui fait défaut à peu près tout le long. Le début, surtout, m'a fait pousser des soupirs : la lycéenne un peu effacée avec son Eastpack sur le dos, les amies à qui elle claque la bise, la nouvelle qui arrive... non seulement tout cela a été vu et revu, mais cela sonne faux, archi-faux – surtout le cours de philo, dans la droite ligne de La Vie d'Adèle. Par pitié, chers réalisateurs, cessez de mettre en scène des cours de philosophie à mi-chemin entre le théâtre et la discussion de groupe, où le prof ressemble à un coach de développement personnel. D'avance merci.

Une fois sorti du lycée, on se met à respirer et le film prend peu à peu autour de Charlène-auto-surnommée-Charlie et Sara, la première tombant sous le charme de la seconde. Charlie, c'est la fille qui s'habille passe-partout, s'attache les cheveux vite fait pour ne pas être gênée, fait la bise à son petit groupe de copines en arrivant au lycée et se trimballe avec un Eastpack orange. C'est moi, c'est ma cousine, c'est un tas de filles. Sara, c'est la fille en mini-short que tout le monde regarde et écoute, qui a toujours une longueur d'avance, un truc cool à raconter et une crinière de cheveux lâchés. C'est la fille qui fascine par son aplomb et dérange par le sans-gêne auquel il confine.

Flattée que Sara l'ait choisie comme amie, Charlie ne se rend pas compte qu'elle devient peu à peu son faire-valoir. Ou plutôt, lorsqu'elle s'en rend compte, c'est trop tard : elle est déjà devenue dépendante de l'attention que Sara lui prête et lui retire sans cesse, aussi accro à sa soi-disant amie que sa mère l'est à son père. Celui-ci va et vient à sa guise, certain d'être à son retour pardonné – pour quels écarts, on ne le saura pas, cela n'a guère d'importance. Ce qui importe, c'est cette relation où celui qui souffre continue d'aimer celui qui le fait souffrir, malgré ou à cause du fait qu'il le fasse souffrir. Mélanie Laurent nous en offre une métaphore aussi magistrale qu'indésirable sous la forme d'un documentaire de SVT, qui n'a pu exister qu'à l'époque des VHS, où l'on observe un parasite enlacer un géranium jusqu'à l'étouffer. Inutile de dire que Sara et Charlie sont plutôt de belles plantes.

Il n'y a pas besoin de violence physique (ni même verbale, à la limite) pour que la mère adopte les mécanismes psychologiques de la femme battue. Il n'y a pas plus besoin de manipulation sordide pour que Charlie tombe sous l'emprise de Sara, reproduisant le schéma familial dans son cercle amical. C'est simple comme une adolescente avec un complexe d'infériorité (une ado, quoi) qui se lie avec une adolescente chez qui ce complexe d'infériorité s'est inversé en complexe de supériorité. Ma cousine avait une copine comme ça, je me souviens, toujours plus importante, toujours plus belle, toujours plus au centre de l'attention – toujours plus pimbêche, rappelait-on régulièrement à ma cousine, quand elle commençait à trop se dévaloriser.

La Sara, elle, réussit à se faire aimer de l'entourage de Charlie et, ce faisant, à l'en couper. Sa méchanceté, jamais plus visible qu'une indifférence manifeste, passe sous les radars ; on ne voit que les marques d'affectation qu'elle donne, au bon moment, au moment où l'on est sur le point de décrocher, et par lesquelles elle renverse les rôles, au point de faire douter Charlie de sa propre culpabilité. L'équivalent amical du pervers narcissique, quoi – qui, selon votre personnalité et votre résistance, peut vous faire de l'ombre et vous empêcher de vous épanouir ou carrément vous pourrir la vie. Vous empêcher de respirer. Et quand, comme Charlie, on est asthmatique, cela peut prendre des proportions dramatiques.

 

De Respire, je retiendrai surtout un visage. Non pas tant celui de Lou de Lâage (qui a par moments un petit côté Arielle Domsbale) que celui de Joséphine Japy, diaphane, même fermé.

 photo Respire-Charlie_zpsee2098d4.jpg