Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25 novembre 2010

Rhume inné

Ce matin, vers trois heures, alors que j'essayais de me rendormir avec un mouchoir à la main en guise de doudou, j'ai eu l'intuition de saisir la signification métaphysique du rhume : cette banale crève d'hiver que l'on ne parvient qu'à endiguer ou à accélérer alors qu'on guérit des trucs autrement plus virulents est là pour nous rappeler que respirer est un privilège dont on ne bénéficiera pas ad vitam aeternam, qu'un jour l'air ne nous parviendra même plus en se faufilant entre les bouchons de morve dans un sifflement désagréable, que l'impression que l'on va s'étouffer si l'on repose la tête sur l'oreiller n'est sera plus une et qu'on mourra. Curieusement, cela ne m'a pas aidée à me rendormir. Plutôt eu la sensation de me noyer dans l'obligation d'attendre le matin et sa vie bruyante qui tardait à revenir. Lorsque la cage d'ascenseur a résonné, le trafic a repris, des bribes de voix sont entrées par la bouche d'aération, l'eau s'est écoulée dans les canalisations, et les volets des voisins ont claqué avec toute la discrétion de leur sans-gêne, j'ai pu me reposer – Dieu merci, pas en paix.

29 octobre 2010

Lumières d'automne

Il me faut travailler sur des nouvelles françaises du XXème et miss Red m'avait conseillé celles de Charles Juliet. A la bibliothèque, j'ai cru me souvenir du titre mais lorsque le bibliothécaire est revenu de la réserve avec Lumières d'automne, j'ai lu en-dessous « Journal VI ». Je me sentais bête, je n'allais pas le faire repartir d'où il venait, alors j'ai remercié, pris le livre et l'ai feuilleté un peu dépitée.

J'ai néanmoins gardé un tel souvenir de Lambeaux que je me suis installée au bout de la file d'attente pour l'exposition Lagerfeld avec le soulagement d'une lecture pour la remonter. Il y avait aussi un roman de Kundera dans mon sac mais cela se prête bien moins à une lecture morcelée, debout, entourée de conversations. Devant moi, deux filles dont l'une a prononcé quelques mots dans une langue étrangère – russe, ai-je supposé à cause de son écharpe Burberry et de sa beauté (une queue de cheval blond cendré pas tirée, un nez qui rebondissait et de grands yeux clairs contrebalancés par du mauve et le balancement des boucles d'oreille). Elle a abandonné son amie quelques instants pour aller s'acheter quelque chose à la boulangerie. Curieusement, ma pomme m'avait calée, j'ai commencé à parcourir mon livre.

Cela commence plutôt mal, guerre en Bosnie. Je retourne le livre, 1993-1996, indique la jaquette, forcément. Je diagonalise, picore une phrase du bout des cils, saute un paragraphe. Puis on s'éloigne des actualités meurtrières d'alors, des notes plus quotidiennes apparaissent, des souvenirs. Je m'attarde sur celui d'un homme qui s'est évadé avec un bouquin et un camembert et a fini par dévorer la pâte de la couverture mêlée au fromage fondu tellement la faim sans cesse repoussée était devenue insurmontable. J'ai oublié la suite, sauf la femme qui l'aime et qui le pousse à l'abandonner pour qu'il rentre auprès des siens, de sa mère, surtout, qui n'a jamais été détrompée de sa mort à laquelle il a fait croire pour ne pas être poursuivi. J'ai oublié le reste et son destin s'est condensé en un camembert et une femme effacée.

La Russe est revenue et répond entre deux bouchées de viennoiserie : « Ce n'est pas pour rien que j'ai pris huit kilos ! ». Elle n'est pas bien épaisse, pourtant, quoique grande. Peut-être seulement robuste sous un manteau dont la coupe évasée laisse quelques doutes sur la carrure de la jeune femme.

Devant moi, des vies apparaissent, se donnent à entendre par bribes et font sentir quelque chose d'humain. Je saute de moins en moins de paragraphes. L'auteur emménage pour quatre mois dans un monastère partiellement reconverti en résidence d'écrivain. Je ne suis pas particulièrement sensible aux montagnes ni aux genêts qui y poussent leur parfum de miel, mais la réclusion dans des lieux clos m'a toujours fascinée. Mon passage préféré des Misérables est indéniablement la vie du couvent où Cozette et Jean Valjean trouvent un temps refuge, parenthèse dans le roman et dans l'anticléricalisme de l'auteur, là où Victor est le moins Hugo.

 

« 'Bruno ', j'aime bien », dit la Russe. C'est vrai qu'à sa façon de prononcer « blllrrru-no », le prénom sonne bien. J'y entends « Brno », la ville où est né Kundera et j'ai comme un doute, soudain, sur sa nationalité. « Mais en français, cela ne sonne pas bien, tout le monde me le dit, que ce n'est pas beau. Je demande des avis ; tu en penses quoi, toi, de Bruno ?
- Je n'aime pas trop, c'est vrai, ça fait un peu vieilli.
- C'est dommage, tu vois, parce qu'en polonais, c'est moderne, ça fait très dynamique. »

La non-Russe polonaise n'avait pas une beauté assez lisse pour être russe. Je repense à Idalia, une fille superbe qui est apparue un temps au cours de danse pour repartir aussi vite qu'elle était venue ; la beauté polonaise a du caractère. Cela plaît. « Bruno » me confirme que le -graphie que j'avais entendu tout à l'heure avait bien écho- pour préfixe. Les huit kilos ne sont plus uniquement imputables à la fréquentation des boulangeries et l'enthousiasme de la shopping-addict s'explique (« J'ai envie de savoir, il me faut la couleur. J'ai envie de faire les magasins ! », trépigne-t-elle joyeusement). Pour une fois, cela ne me dégoûte pas : elle a l'air à la fois trop heureuse et pas assez béate pour cela.

Dans le ventre de la Polonaise et dans les pages de mon livre, un soupçon de vie, des traces qui s'esquissent ou s'effacent. Je n'ai jamais lu un journal dont l'auteur parle aussi peu de lui. Il voudrait bien n'en pas parler du tout s'il ne craignait pas par là de se couper de la source de toute émotion, de tout ressenti, et de rendre ainsi ses mots exsangues. Les destins qu'il consigne comme un collectionneur méticuleux provoquent toujours un écho en lui et se répètent parfois dans sa propre histoire, des anecdotes qu'il met en regard et prolongent par leur variation ces vies dures, amoindries, parfois finies. Charles Juliet est infiniment sensible à l'humain, en particulier au goût de vivre des gens qui ont souffert. Dans son recueil d'éclopés, un certain apaisement finit par se faire sentir. Ma lecture se ralentit. Même chose qu'avec Lambeaux, j'ai du mal à comprendre comment une écriture si simple peut faire un tel effet. Ce n'est pas une simplicité travaillée, elliptique, obtenue à force de dépouillement stylistique, comme chez Kundera, par exemple ; l'écriture est plutôt anodine et par là s'adresse directement au lecteur, à sa personne autant et même plus qu'à son intellect.

C'est de l'ordre d'une empathie immédiate qui ne demande qu'à se transformer en sympathie. Comme pour la Polonaise, à qui je n'adresserai pourtant qu'un sourire, par-dessus ma lecture. Je n'ai pas l'impression d'être embusquée derrière mon livre, bien au contraire ; c'est comme si ce journal dont la lecture souffre et même encourage des arrêts me rendait plus attentive à ce qui m'entoure, ceux qui m'entourent, à la Polonaise. Je ne l'épie pas plus que je ne survole la parole de Charles Juliet, quand bien même je sauterais parfois un paragraphe. Tout apparaît seulement avec plus d'acuité et je suis étrangement sereine les pieds au froid dans cette file d'attente que j'ai presque remontée en une demie-heure, trois quarts d'heure. Nous arrivons à la porte, qui se ferme sous notre nez ; les jeunes filles sont invitées à reculer et à attendre derrière la porte. L'amie de la Polonaise a l'air plus jeune qu'elle, alors qu'elles doivent avoir sensiblement le même âge. Cela me fait penser à Polaroïd Girl, qui m'effraye justement de ne pas être terrifiée. Les choses ont l'air normales pour ces filles, aisées. Les voir ou les lire est reposant. D'autant qu'elles ne perdent rien de leur allant : « Attends, je vais aller voir le vigile et je vais lui dire que je suis enceinte, comme ça on attendra au chaud. » Elle n'est pas une « femme-enceinte » qui se croit pas tout permis : elle joue une bonne farce de gamine. De l'autre côté de la porte vitrée, je ne les entends plus parler ; je dois sourire, j'ai rangé Charles Juliet et suis tout à fait disposée à tout regarder.

26 juillet 2010

Cagouilles et bisouilles

A Rouffignac, je suis la fille du cagouillot. Ne cherchez pas dans un dictionnaire, cela n'existe pas plus que l'escargotier ; simplement, ici, on n'est pas héliciculteur mais éleveur de cagouilles. Vous pouvez aussi entendre parler de « Slak », avec un « k » sonore, comme dans « berk », moyen infaillible d'identifier un Néerlandais si jamais il n'était pas grand et blond. En général, ils ne s'approchent pas trop du stand, et se contentent de pointer les bocaux du doigt, dès fois que la bestiole ne soit pas vraiment morte et qu'elle vienne leur coller un bisou baveux. L'invisible périmètre de sécurité autour du stand est également respecté par quelques Français, qui doivent craindre de se faire magnétiser s'ils approchent trop et que toutes leurs pièces s'envolent de leur porte-monnaie. D'autres sont plus courageux mais non pas téméraires ; ils collent leur bedaine à la nappe verte, la tête obstinément penchée vers les produits à examiner, qu'ils ne relèveront sous aucun prétexte, et certainement pas celui de répondre aux « bonjour » réitérés qu'on leur lance. Variante possible : le nain pique-assiette qui s'engouffre toutes les tartines de mousse d'escargot en dégustation, tandis que ses parents s'appliquent à ne rien acheter.

La dernière espèce nuisible au vendeur de cagouilles est quant à elle résolument casse-couille : un « fin connaisseur » vient vous expliquer que lui, les cagouilles, y les ramasse, et il les cuisine avec un p'ti verre de vin blanc et du piment d'espelette, y vous dit que ça – ça serait une bien bonne idée, entre nous, mais il continue, c'est qu'y s'y entend, et propose au p'ti gars de lui donner sa recette, parce que y vous dit que ça – ou presque, parce que quand même le beurre d'ail, c'est quek'chose aussi, c'est bien bon, surtout là quand vous saucez avec du pain, parce qu'y met du vrai beurre, hein, pas d'la margarine, avec de l'ail du jardin. Il aurait presque la larme à l’œil avec son Bourgogne, ça l'empêche de voir les Gros gris qu'on vend, et dont il constaterait en les goûtant que cela n'a rien à voir, que la chair est beaucoup plus tendre, parce que l'escargot vit quelques mois au lieu de plusieurs années. Puis on les fait jeûner, pas dégorger. Là, généralement, ils sont surpris et tendent l'oreille, juste le temps d'entendre que la bestiole se durcit contre la souffrance lorsqu'on lui en fait baver avec du gros sel, et d'être vexés. Là, enfin, l'amateur rentre dans sa coquille et se sauve son oseille en refusant de prendre une douzaine au beurre d'ail.

 

Il ne faudrait pas croire que la menace vient toujours des clients, elle peut surgir tout près de vous, de votre côté du stand, et vouloir votre peau. Surtout si vous êtes de sexe féminin, dépourvu de poils au menton (la yétisation des jambes n'y fait rien, ce serait comme s'enduire d'orangeade au lieu de citronnelle pour repousser les moustiques), et de moins de trente ans, c'est-à-dire de la chair plus fraîche que la barbaque découpée la veille au soir. Si vous êtes un homme de plus de cinquante ans, vous serez également bisouillé, peut-être avec moins d'enthousiasme (sauf par les femmes à barbe très poudrées), mais vous serez aussi bisouillé, parce que tout le monde se bisouille, sur le marché ; au moins autant de bisouilles qu'il y en a dans cette phrase.

Tout le monde se bisouille, mais ceux qui bisouillent le plus sont de préférence vieux, bedonnants, l'haleine qui vous fait regretter qu'ils ne se soient pas désinfectés la bouche au beurre d'ail, imprégnés de l'odeur du tabac refroidi, et dont on espère que la dernière douche ne remonte pas au dernier rasage. Il y en a un de cette espèce qui a fait irruption au stand, dimanche dernier. Forcée de saluer, j'ai fait mine d'oublier que j'étais une fille, et j'ai tendu la main en jetant mon bras raide aussi loin de moi qu'il était possible sans me déboîter l'épaule, le buste de profil pour m'escrimer à maintenir un peu de distance, limite une passe d'arme. Mais la main moite ne voulait pas lâcher la mienne, et lorsqu'elle a appris que j'étais la fille du cagouillot, elle s'est avancé pour donner du mou à mon bras, puis l'a tiré comme dans une passe de rock, pour opérer le rapprochement et porter offense à mes joues. Si c'est la fille du cagouillot, alors... La coutume est fourbe, en plus, parce que la triple bise ne commence pas du même côté qu'à Paris (où, instinctivement, vous tendez la joue droite, si, si, vous vérifierez à la prochaine embrassade) ; pour peu que vous changiez de côté au dernier moment, les lèvres boudeuses ne pardonneraient pas.

La prochaine fois, je me tartine épais de fond de teint, comme ça je n'aurai plus qu'à me démaquiller en rentrant.

 

14 juillet 2010

Le Dr House de Limoges

Dans le train, j'ai rencontré… non, pas un jeune homme, on voit tout de suite un jeune freluquet ou une ébauche de mâchoire et joues bien dessinées, qui donneront ensuite un charme viril qu'il ne possède pas non plus. Le visage plein et peut-être débordant, une petite bedaine dissimulée par une forte carrure qui se tasse difficilement dans le siège de seconde classe, ce pourrait être un bon vieux s'il l'était. Il en a tout de même un attribut, la canne, qui pourrait lui donner un air de dandy si sa chemise bleu roi n'avait pas pour motif un dragon rouge, auquel sont d'ailleurs assortis ses cheveux. Enfin plus ou moins, je ne l'ai pas tout de suite remarqué, et j'ai su pourquoi lorsqu'il m'a dit que la couleur n'avait pas très bien pris par-dessus les reflets bleu électriques.

Il s'exclame que le métro est terrible par ce temps-là, qu'on y étouffe tous serrés debout, un petit vieux l'a même engueulé pour qu'il se lève, mais quand il s'est levée, il a fermé sa grande gueule, finalement bien petite à la réflexion, et s'est contenté d'étouffer dans la mêlée des aisselles. Dans ces cas-là, je suis heureuse d'être grande, pour trouver un peu d'air au-dessus de la mêlée des aisselles. Il avance et recule sa canne comme s'il passait une vitesse : « pas pour moi. Je ne peux pas rester debout. » Bah, ce n'est que pour un temps... Non, il a sa carte d'invalidité, un papier violet un peu plus grand que le permis de conduire, qu'il déplie devant moi comme une curiosité. Ça sert juste quand tu veux faire taire les gens, après ils ferment leur gueule, s'amuse-t-il en la rangeant. J'aurais pu m'en douter, je remarque à présent le pommeau un peu élimé de la canne ; mais costaud à vous faire voler à l'autre bout du wagon en vous retournant une seule gifle, il n'a pas l'air d'un infirme, il n'est pas aigri et, quand à ses soirées picoleuses et enfumées, qui m'ennuient, j'oppose l'euphorie de la danse, grâce à laquelle non, on ne s'ennuie pas (nécessairement) avec moi en soirée, son « j'aimerais bien » n'a rien d'amer, il s'amuse juste de ce que j'ai déjà oublié ou ne songe pas même à devoir user de tact pour évoquer ce qui ne lui était plus permis. Je n'ai pas demandé pourquoi, depuis quand, quel accident. La canne fait partie de lui, un détail, on l'appelle d'ailleurs le « Dr House de Limoge ». Voilà : dans le train, j'ai rencontré un personnage. Si j'avais commencé par là, vous vous seriez dit que j'étais bien mignonne (ou même pas), mais qu'il fallait que j'arrête de ne pas boire, parce que rêver de rencontrer Tic et Tac dans le Corail, c'est signer qu'on commence à dérailler.

 

En montant dans le wagon, il m'a adressé la parole à cause des replacements qu'indiquait une feuille A4 affichée d'un seul côté du wagon, et qui disparaissait à chaque fois que la porte coulissait. Pour jouer convenablement aux chaises musicales, nous n'avons cessé d'avertir les gens, presque tous entrés par la seconde porte, comme un fait exprès, ou trop occupés à libérer leur valise de sa fermeture automatique : à mesure qu'il se remplissait le wagon s'est mis à maudire la SNCF, ritournelle efficace pour engager le voyage dans un esprit de camaraderie, puis peu à peu les gens se sont tus. Après avoir échangé sa place avec la dame aux mots croisés assise en face de moi, sous couvert de pouvoir ouvrir l'écran d'un ordinateur qui n'a jamais été sorti du sac, il a pris un gros bouquin d'heroic fantasy et l'espace entre le pouce et le reste de la main gauche a peu a peu s'est peu à peu épaissi. J'ai fait autre chose, essayé d'écouter de la musique, mais le classique en MP3 ne s'écoute que le soir, dans son lit, au volume 1, alors j'ai viré pop-rock et fini par hurler intérieurement « I'm bad! », avant de mettre fin au ridicule de la situation (je suis sensible à ne pas me donner à moi-même en spectacle) et de prendre Arrière-saison.

Lorsque je l'ai reposé, quelques années d'errance plus tard, le pavé violet avec un être pas forcément humain mais incontestablement féminin dessus était déjà sur la tablette. Je ne sais plus lequel de nous deux a tiré à lui son sac, fait coulissé la fermeture éclair, farfouillé dedans en froissant une ou deux fois un sac plastique, et lequel des deux a suivi tous les mouvements de l'autre, attentif aux tours qu'il pourrait sortir de son sac, fusse une bouteille d'Ice tea sans marque, inattentif à dissimuler son attention. On n'a pas fait semblant de faire autre chose, puisqu'on ne pouvait pas ignorer le regard de l'autre, proche à ce que les genoux s'en excusent ; on a fait autre chose pour rester disponible et proposer à l'autre une accroche de discussion. Finalement, il a saisi mon livre et l'a retourné ; j'en ai fait autant et me suis retrouvée à découvrir en diagonale une intrigue que j'ai cessé de suivre dès que les pouvoirs rivaux se sont éparpillés dans des noms imprononçables dont j'aurais été bien en peine d'imaginer à quelle espèce fantastique ils pouvaient bien appartenir. J'entendais entre les lignes que ce n'était pas son genre de bouquin, il en avait déjà emprunté à sa soeur des gros livres dans le genre et il s'était endormi au bois de trois pages. Philippe Besson est pourtant loin d'Hugo, et je m'amuse de ce que ma petite bête de Pocket tout fin effraye la grosse d'au bas mot cinq cents pages. Une lecture de vacances, en plus. Je lui sors les quelques essais que j'ai emmenés en Dordogne, pour le plaisir de le traumatiser ; j'adore traumatiser les gens, en me faisant passer pour une folle furieuse, qu'elle soit psycho-khâgneuse, morfale (je ne suis toujours pas crédible hors de table), ou bourrée à jeun sur une piste de danse (je suis d'ailleurs classée « sportive » pour avoir les bras à l'air et refusé du « jus de fruit » bien sucré, thé glacé aromatisé).

 

Nous continuons à discuter, toujours plus fascinés qu'on puisse à ce point ne rien avoir en commun. Cela ne s'arrête pas, même la fête, que je ne fais pas souvent, nous la faisons différemment. Il est informaticien, manque toujours d'argent, et bois de la mauvaise bière, parce quand après avoir fait la collecte, tu as réuni cinq euros, y'a plus qu'à acheter un pack de bière premier prix dégueulasse. J'ai pris un coup de soleil à Ivry, il revient de vacances en Belgique. J'ai fait des études, il a fait un enfant. Il discute spontanément avec les gens, je suis naturellement misanthrope ; « et là, on fait quoi, depuis tout à l'heure ? » : on discute, c'est vrai, je le reconnais et l'apprécie comme une belle balle au ping-pong (non, au tennis je suis une quiche irrécupérable), un bel échange. Je ne sais plus trop ce qu'on se dit, je mélange peut-être avec les prolongations jouées autour d'un Coca ; lorsqu'il m'a proposé d'aller boire un verre si je restais sur Limoges, j'ai répondu par la négative sans pour autant décliner puisque ma correspondance me laissait un battement de plus d'une heure. Il n'a pas attendu tout ce temps, avec le coup de fil de son ex-femme, qui l'engueule de ce que, tout le temps qu'il était chez sa copine en Belgique, il n'était même pas joignable pour que sa fille lui souhaite un bon anniversaire ; sa fille, donc, de cinq ans, soit vingt de moins que lui ; son personnage bien connu ( « - ah, moi, non, je ne suis connue nul part. - Ça doit être triste. » Peut-être. Je ne sais pas.), du moins dans certains milieux, pas forcément en bien ; on achève de vider nos vies sans plus rien chercher, sinon à comprendre comment on a pu être attiré vers l'existence de l'autre et si bien parler alors que nous n'avons objectivement rien à nous raconter, rien que nos vies à des années lumière l'une de l'autre.

« On n'a pas beaucoup de points communs », finit-il par dire. C'est vrai, c'est la fin, on a abattu toutes nos cartes sans jamais avoir formé de paire, ni trouver qui était le pouilleux ; si j'avais sa vie, je l'aurais ratée, mais ce n'est pas un raté que j'ai en face de moi. De fait, on n'a jamais autant souri, la commissure de mes lèvres forçait le passage au milieu des rabats-joues, on n'a jamais autant souri aux gestes de l'autre, à ses habitudes d'excentrique, à son visage, pour rien, à son sourire. A l'autre, en somme.

On s'est fait la bise, et je l'ai salué d'une banalité que le tutoiement m'a fait entendre comme une familiarité, autre chose que le « tu » que j'ai été obligée d'employer quand il a fait mine de chercher partout qui aurait pu l'accompagner dans un « vous ». Et le Dr House de Limoges a tiré sa valise en guise de révérence. Ça y est, je crois que je ne confondrai plus avec Libourne, la seconde correspondance possible pour aller à Périgueux.