29 octobre 2010
Lumières d'automne
Il me faut travailler sur des nouvelles françaises du XXème et miss Red m'avait conseillé celles de Charles Juliet. A la bibliothèque, j'ai cru me souvenir du titre mais lorsque le bibliothécaire est revenu de la réserve avec Lumières d'automne, j'ai lu en-dessous « Journal VI ». Je me sentais bête, je n'allais pas le faire repartir d'où il venait, alors j'ai remercié, pris le livre et l'ai feuilleté un peu dépitée.
J'ai néanmoins gardé un tel souvenir de Lambeaux que je me suis installée au bout de la file d'attente pour l'exposition Lagerfeld avec le soulagement d'une lecture pour la remonter. Il y avait aussi un roman de Kundera dans mon sac mais cela se prête bien moins à une lecture morcelée, debout, entourée de conversations. Devant moi, deux filles dont l'une a prononcé quelques mots dans une langue étrangère – russe, ai-je supposé à cause de son écharpe Burberry et de sa beauté (une queue de cheval blond cendré pas tirée, un nez qui rebondissait et de grands yeux clairs contrebalancés par du mauve et le balancement des boucles d'oreille). Elle a abandonné son amie quelques instants pour aller s'acheter quelque chose à la boulangerie. Curieusement, ma pomme m'avait calée, j'ai commencé à parcourir mon livre.
Cela commence plutôt mal, guerre en Bosnie. Je retourne le livre, 1993-1996, indique la jaquette, forcément. Je diagonalise, picore une phrase du bout des cils, saute un paragraphe. Puis on s'éloigne des actualités meurtrières d'alors, des notes plus quotidiennes apparaissent, des souvenirs. Je m'attarde sur celui d'un homme qui s'est évadé avec un bouquin et un camembert et a fini par dévorer la pâte de la couverture mêlée au fromage fondu tellement la faim sans cesse repoussée était devenue insurmontable. J'ai oublié la suite, sauf la femme qui l'aime et qui le pousse à l'abandonner pour qu'il rentre auprès des siens, de sa mère, surtout, qui n'a jamais été détrompée de sa mort à laquelle il a fait croire pour ne pas être poursuivi. J'ai oublié le reste et son destin s'est condensé en un camembert et une femme effacée.
La Russe est revenue et répond entre deux bouchées de viennoiserie : « Ce n'est pas pour rien que j'ai pris huit kilos ! ». Elle n'est pas bien épaisse, pourtant, quoique grande. Peut-être seulement robuste sous un manteau dont la coupe évasée laisse quelques doutes sur la carrure de la jeune femme.
Devant moi, des vies apparaissent, se donnent à entendre par bribes et font sentir quelque chose d'humain. Je saute de moins en moins de paragraphes. L'auteur emménage pour quatre mois dans un monastère partiellement reconverti en résidence d'écrivain. Je ne suis pas particulièrement sensible aux montagnes ni aux genêts qui y poussent leur parfum de miel, mais la réclusion dans des lieux clos m'a toujours fascinée. Mon passage préféré des Misérables est indéniablement la vie du couvent où Cozette et Jean Valjean trouvent un temps refuge, parenthèse dans le roman et dans l'anticléricalisme de l'auteur, là où Victor est le moins Hugo.
« 'Bruno ', j'aime bien », dit la Russe. C'est vrai qu'à sa façon de prononcer « blllrrru-no », le prénom sonne bien. J'y entends « Brno », la ville où est né Kundera et j'ai comme un doute, soudain, sur sa nationalité. « Mais en français, cela ne sonne pas bien, tout le monde me le dit, que ce n'est pas beau. Je demande des avis ; tu en penses quoi, toi, de Bruno ?
- Je n'aime pas trop, c'est vrai, ça fait un peu vieilli.
- C'est dommage, tu vois, parce qu'en polonais, c'est moderne, ça fait très dynamique. »
La non-Russe polonaise n'avait pas une beauté assez lisse pour être russe. Je repense à Idalia, une fille superbe qui est apparue un temps au cours de danse pour repartir aussi vite qu'elle était venue ; la beauté polonaise a du caractère. Cela plaît. « Bruno » me confirme que le -graphie que j'avais entendu tout à l'heure avait bien écho- pour préfixe. Les huit kilos ne sont plus uniquement imputables à la fréquentation des boulangeries et l'enthousiasme de la shopping-addict s'explique (« J'ai envie de savoir, il me faut la couleur. J'ai envie de faire les magasins ! », trépigne-t-elle joyeusement). Pour une fois, cela ne me dégoûte pas : elle a l'air à la fois trop heureuse et pas assez béate pour cela.
Dans le ventre de la Polonaise et dans les pages de mon livre, un soupçon de vie, des traces qui s'esquissent ou s'effacent. Je n'ai jamais lu un journal dont l'auteur parle aussi peu de lui. Il voudrait bien n'en pas parler du tout s'il ne craignait pas par là de se couper de la source de toute émotion, de tout ressenti, et de rendre ainsi ses mots exsangues. Les destins qu'il consigne comme un collectionneur méticuleux provoquent toujours un écho en lui et se répètent parfois dans sa propre histoire, des anecdotes qu'il met en regard et prolongent par leur variation ces vies dures, amoindries, parfois finies. Charles Juliet est infiniment sensible à l'humain, en particulier au goût de vivre des gens qui ont souffert. Dans son recueil d'éclopés, un certain apaisement finit par se faire sentir. Ma lecture se ralentit. Même chose qu'avec Lambeaux, j'ai du mal à comprendre comment une écriture si simple peut faire un tel effet. Ce n'est pas une simplicité travaillée, elliptique, obtenue à force de dépouillement stylistique, comme chez Kundera, par exemple ; l'écriture est plutôt anodine et par là s'adresse directement au lecteur, à sa personne autant et même plus qu'à son intellect.
C'est de l'ordre d'une empathie immédiate qui ne demande qu'à se transformer en sympathie. Comme pour la Polonaise, à qui je n'adresserai pourtant qu'un sourire, par-dessus ma lecture. Je n'ai pas l'impression d'être embusquée derrière mon livre, bien au contraire ; c'est comme si ce journal dont la lecture souffre et même encourage des arrêts me rendait plus attentive à ce qui m'entoure, ceux qui m'entourent, à la Polonaise. Je ne l'épie pas plus que je ne survole la parole de Charles Juliet, quand bien même je sauterais parfois un paragraphe. Tout apparaît seulement avec plus d'acuité et je suis étrangement sereine les pieds au froid dans cette file d'attente que j'ai presque remontée en une demie-heure, trois quarts d'heure. Nous arrivons à la porte, qui se ferme sous notre nez ; les jeunes filles sont invitées à reculer et à attendre derrière la porte. L'amie de la Polonaise a l'air plus jeune qu'elle, alors qu'elles doivent avoir sensiblement le même âge. Cela me fait penser à Polaroïd Girl, qui m'effraye justement de ne pas être terrifiée. Les choses ont l'air normales pour ces filles, aisées. Les voir ou les lire est reposant. D'autant qu'elles ne perdent rien de leur allant : « Attends, je vais aller voir le vigile et je vais lui dire que je suis enceinte, comme ça on attendra au chaud. » Elle n'est pas une « femme-enceinte » qui se croit pas tout permis : elle joue une bonne farce de gamine. De l'autre côté de la porte vitrée, je ne les entends plus parler ; je dois sourire, j'ai rangé Charles Juliet et suis tout à fait disposée à tout regarder.
10:47 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (11)
Commentaires
J'aime quand tu écris des notes tranches de vie ♥
Écrit par : Melendili | 29 octobre 2010
Cette note a quelque chose d'extrêmement apaisant... J'aime beaucoup! (Mais je ne sais pas faire les petits cœurs...)
Écrit par : inci | 29 octobre 2010
C'était "Attente en automne" patate ! ^^
Écrit par : MissRed | 29 octobre 2010
Melendili >> Je cours parfois après les compte-rendus de spectacle au détriment de ces tranches de vie, que je découpe pourtant souvent, oubliant de m'en resservir.
Inci >> Heureuse que tu le ressentes ainsi, parce que c'est exactement l'état d'esprit dans lequel j'étais.
Moi non plus, je ne sais pas faire les petits cœurs - il vaudrait peut-être mieux que j'évite de l'apprendre d'ailleurs, si je ne veux pas achever de virer bisounours guimauve, parce que je ne saurais pas le manier comme Melendili ^^
MissRed >> La Kartoffel te remercie.
Écrit par : mimylasouris | 31 octobre 2010
C'est la vie qui passe, c'est très beau. trois fois rien, et puis tout. Et puis... ce mot-là, le seul, au fond, qui compte : empathie.
Écrit par : Anne D | 31 octobre 2010
♥♥♥♥
Le petit "♥" qui est en voie de remplacer le "^^" ds ma syntaxe -c'est dire- se forme grâce à un raccourci clavier que j'avais appris sur Mac, mais on le retrouve aussi assez facilement sur Word dans 'insertion" puis "symbole" ♥
Comme dirait (l'autre) Marion, c'est pathignon ♥
Écrit par : Melendili | 01 novembre 2010
Ô¨›⁄¢√√∫ı¿¿•••±#‰Ó|ËËÍÍÎÎflfl··∆∆Ω∑ÆÅÅ‚‚™ŸªïŒ∏Ô∏Ω∑∆·flÎÍË|Ó‰#123´„”’[å»å»ÛÁØ]Ø]–
:-(
Pas trouvé le coeur...
Écrit par : Anne D | 02 novembre 2010
♣
Écrit par : Anne D | 02 novembre 2010
♥♠♦♣
(Mais tu es obligée de faire du copié-collé, alors! Ce n'est pas un raccourci... Moi qui pensais qu'un petit (L) comme sur msn suffisait...)
Écrit par : inci | 02 novembre 2010
Anne D. >> Mais si, là, dans votre main ^^
Melendili >> Plus tard, tu ouvriras un séminaire de linguistique sur l'insertion des caractères spéciaux dans la syntaxe des blogueurs. J'imagine bien un intitulé du type : "les caractères spéciaux, une nouvelle ponctuation ?"
Inci >> Même problème.
Écrit par : mimylasouris | 03 novembre 2010
Alors là, alors là !!!
De loin la plus jolie gentillesse que j'ai lue sur un blog...
Touchée...
Bonne fin de WE à vous...
Écrit par : Anne D | 07 novembre 2010
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