14 juillet 2010
Le Dr House de Limoges
Dans le train, j'ai rencontré… non, pas un jeune homme, on voit tout de suite un jeune freluquet ou une ébauche de mâchoire et joues bien dessinées, qui donneront ensuite un charme viril qu'il ne possède pas non plus. Le visage plein et peut-être débordant, une petite bedaine dissimulée par une forte carrure qui se tasse difficilement dans le siège de seconde classe, ce pourrait être un bon vieux s'il l'était. Il en a tout de même un attribut, la canne, qui pourrait lui donner un air de dandy si sa chemise bleu roi n'avait pas pour motif un dragon rouge, auquel sont d'ailleurs assortis ses cheveux. Enfin plus ou moins, je ne l'ai pas tout de suite remarqué, et j'ai su pourquoi lorsqu'il m'a dit que la couleur n'avait pas très bien pris par-dessus les reflets bleu électriques.
Il s'exclame que le métro est terrible par ce temps-là, qu'on y étouffe tous serrés debout, un petit vieux l'a même engueulé pour qu'il se lève, mais quand il s'est levée, il a fermé sa grande gueule, finalement bien petite à la réflexion, et s'est contenté d'étouffer dans la mêlée des aisselles. Dans ces cas-là, je suis heureuse d'être grande, pour trouver un peu d'air au-dessus de la mêlée des aisselles. Il avance et recule sa canne comme s'il passait une vitesse : « pas pour moi. Je ne peux pas rester debout. » Bah, ce n'est que pour un temps... Non, il a sa carte d'invalidité, un papier violet un peu plus grand que le permis de conduire, qu'il déplie devant moi comme une curiosité. Ça sert juste quand tu veux faire taire les gens, après ils ferment leur gueule, s'amuse-t-il en la rangeant. J'aurais pu m'en douter, je remarque à présent le pommeau un peu élimé de la canne ; mais costaud à vous faire voler à l'autre bout du wagon en vous retournant une seule gifle, il n'a pas l'air d'un infirme, il n'est pas aigri et, quand à ses soirées picoleuses et enfumées, qui m'ennuient, j'oppose l'euphorie de la danse, grâce à laquelle non, on ne s'ennuie pas (nécessairement) avec moi en soirée, son « j'aimerais bien » n'a rien d'amer, il s'amuse juste de ce que j'ai déjà oublié ou ne songe pas même à devoir user de tact pour évoquer ce qui ne lui était plus permis. Je n'ai pas demandé pourquoi, depuis quand, quel accident. La canne fait partie de lui, un détail, on l'appelle d'ailleurs le « Dr House de Limoge ». Voilà : dans le train, j'ai rencontré un personnage. Si j'avais commencé par là, vous vous seriez dit que j'étais bien mignonne (ou même pas), mais qu'il fallait que j'arrête de ne pas boire, parce que rêver de rencontrer Tic et Tac dans le Corail, c'est signer qu'on commence à dérailler.
En montant dans le wagon, il m'a adressé la parole à cause des replacements qu'indiquait une feuille A4 affichée d'un seul côté du wagon, et qui disparaissait à chaque fois que la porte coulissait. Pour jouer convenablement aux chaises musicales, nous n'avons cessé d'avertir les gens, presque tous entrés par la seconde porte, comme un fait exprès, ou trop occupés à libérer leur valise de sa fermeture automatique : à mesure qu'il se remplissait le wagon s'est mis à maudire la SNCF, ritournelle efficace pour engager le voyage dans un esprit de camaraderie, puis peu à peu les gens se sont tus. Après avoir échangé sa place avec la dame aux mots croisés assise en face de moi, sous couvert de pouvoir ouvrir l'écran d'un ordinateur qui n'a jamais été sorti du sac, il a pris un gros bouquin d'heroic fantasy et l'espace entre le pouce et le reste de la main gauche a peu a peu s'est peu à peu épaissi. J'ai fait autre chose, essayé d'écouter de la musique, mais le classique en MP3 ne s'écoute que le soir, dans son lit, au volume 1, alors j'ai viré pop-rock et fini par hurler intérieurement « I'm bad! », avant de mettre fin au ridicule de la situation (je suis sensible à ne pas me donner à moi-même en spectacle) et de prendre Arrière-saison.
Lorsque je l'ai reposé, quelques années d'errance plus tard, le pavé violet avec un être pas forcément humain mais incontestablement féminin dessus était déjà sur la tablette. Je ne sais plus lequel de nous deux a tiré à lui son sac, fait coulissé la fermeture éclair, farfouillé dedans en froissant une ou deux fois un sac plastique, et lequel des deux a suivi tous les mouvements de l'autre, attentif aux tours qu'il pourrait sortir de son sac, fusse une bouteille d'Ice tea sans marque, inattentif à dissimuler son attention. On n'a pas fait semblant de faire autre chose, puisqu'on ne pouvait pas ignorer le regard de l'autre, proche à ce que les genoux s'en excusent ; on a fait autre chose pour rester disponible et proposer à l'autre une accroche de discussion. Finalement, il a saisi mon livre et l'a retourné ; j'en ai fait autant et me suis retrouvée à découvrir en diagonale une intrigue que j'ai cessé de suivre dès que les pouvoirs rivaux se sont éparpillés dans des noms imprononçables dont j'aurais été bien en peine d'imaginer à quelle espèce fantastique ils pouvaient bien appartenir. J'entendais entre les lignes que ce n'était pas son genre de bouquin, il en avait déjà emprunté à sa soeur des gros livres dans le genre et il s'était endormi au bois de trois pages. Philippe Besson est pourtant loin d'Hugo, et je m'amuse de ce que ma petite bête de Pocket tout fin effraye la grosse d'au bas mot cinq cents pages. Une lecture de vacances, en plus. Je lui sors les quelques essais que j'ai emmenés en Dordogne, pour le plaisir de le traumatiser ; j'adore traumatiser les gens, en me faisant passer pour une folle furieuse, qu'elle soit psycho-khâgneuse, morfale (je ne suis toujours pas crédible hors de table), ou bourrée à jeun sur une piste de danse (je suis d'ailleurs classée « sportive » pour avoir les bras à l'air et refusé du « jus de fruit » bien sucré, thé glacé aromatisé).
Nous continuons à discuter, toujours plus fascinés qu'on puisse à ce point ne rien avoir en commun. Cela ne s'arrête pas, même la fête, que je ne fais pas souvent, nous la faisons différemment. Il est informaticien, manque toujours d'argent, et bois de la mauvaise bière, parce quand après avoir fait la collecte, tu as réuni cinq euros, y'a plus qu'à acheter un pack de bière premier prix dégueulasse. J'ai pris un coup de soleil à Ivry, il revient de vacances en Belgique. J'ai fait des études, il a fait un enfant. Il discute spontanément avec les gens, je suis naturellement misanthrope ; « et là, on fait quoi, depuis tout à l'heure ? » : on discute, c'est vrai, je le reconnais et l'apprécie comme une belle balle au ping-pong (non, au tennis je suis une quiche irrécupérable), un bel échange. Je ne sais plus trop ce qu'on se dit, je mélange peut-être avec les prolongations jouées autour d'un Coca ; lorsqu'il m'a proposé d'aller boire un verre si je restais sur Limoges, j'ai répondu par la négative sans pour autant décliner puisque ma correspondance me laissait un battement de plus d'une heure. Il n'a pas attendu tout ce temps, avec le coup de fil de son ex-femme, qui l'engueule de ce que, tout le temps qu'il était chez sa copine en Belgique, il n'était même pas joignable pour que sa fille lui souhaite un bon anniversaire ; sa fille, donc, de cinq ans, soit vingt de moins que lui ; son personnage bien connu ( « - ah, moi, non, je ne suis connue nul part. - Ça doit être triste. » Peut-être. Je ne sais pas.), du moins dans certains milieux, pas forcément en bien ; on achève de vider nos vies sans plus rien chercher, sinon à comprendre comment on a pu être attiré vers l'existence de l'autre et si bien parler alors que nous n'avons objectivement rien à nous raconter, rien que nos vies à des années lumière l'une de l'autre.
« On n'a pas beaucoup de points communs », finit-il par dire. C'est vrai, c'est la fin, on a abattu toutes nos cartes sans jamais avoir formé de paire, ni trouver qui était le pouilleux ; si j'avais sa vie, je l'aurais ratée, mais ce n'est pas un raté que j'ai en face de moi. De fait, on n'a jamais autant souri, la commissure de mes lèvres forçait le passage au milieu des rabats-joues, on n'a jamais autant souri aux gestes de l'autre, à ses habitudes d'excentrique, à son visage, pour rien, à son sourire. A l'autre, en somme.
On s'est fait la bise, et je l'ai salué d'une banalité que le tutoiement m'a fait entendre comme une familiarité, autre chose que le « tu » que j'ai été obligée d'employer quand il a fait mine de chercher partout qui aurait pu l'accompagner dans un « vous ». Et le Dr House de Limoges a tiré sa valise en guise de révérence. Ça y est, je crois que je ne confondrai plus avec Libourne, la seconde correspondance possible pour aller à Périgueux.
18:42 Publié dans La souris-verte orange | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : train, rencontre, ma vie et celle des autres
Commentaires
Dois-je te préciser combien j'adore tes portraits psychologiques?
Et alors, l'Arrière-Saison, c'est bien?
Écrit par : bambou | 19 juillet 2010
"J'adore traumatiser les gens, en me faisant passer pour une folle furieuse."
Je me rends compte que je fais pareil avec les gens, mais je me limite à ex-khâgneuse, Tolkienophile (ça marche super bien!) et geek-gamer. Et même si j'exulte quand je réussis, je suis toujours un peu déçue que les gens se fassent prendre au piège si facilement :(
J'aime beaucoup ta façon de raconter ta rencontre, on s'y croirait. Et tu m'as presque donner envie d'espérer que quelqu'un m'interrompe dans mon livre dans le train ou dans le TGV.
Écrit par : Lluciole | 19 juillet 2010
bambou >> Juste, oui. Je ferai peut-être un post dessus, mais je ne suis pas sûre de lui rendre justice.
Lluciole >> Tu te "limites" ? Ex-khâgneuse, je connais, mais il me semble que Tolkienophile et geek-gamer outrepassent largement la danseuse bourrin. Après, tout dépend de l'interlocuteur, évidemment ; ça ne m'aurait pas étonné que le Dr House de Limoges susurre "my precious" devant le Seigneur des anneaux, et que tu lui paraisses ainsi beaucoup plus saine d'esprit que moi. ^^
Écrit par : mimylasouris | 20 juillet 2010
Je pourrai faire morfale ou glandeuse fumiste aussi mais je ne suis pas du tout crédible ou en tout cas mes rares essais n'ont jamais traumatisé personne.
Donc oui, je me "limite" à ces trois personnages qui sont bien rodés et qui suffisent généralement.
Au fait "My precious", tout le monde peut le dire. C'est trop connu depuis les films, je pense pas que ça effraie beaucoup de monde. Par contre connaître la généalogie des Hobbits, ça fait un peu plus peur. Mais si ça peut te rassurer, je l'ai oubliée :)
Et oui, tout dépend de l'interlocuteur, je pense que la danseuse bourrin gagnerait sans doute auprès de certains de mes amis geeks/gamer.
Écrit par : Lluciole | 20 juillet 2010
Tout le monde peut le dire, oui, c'est pour ça que je m'y limite. Et encore ne dois-je mon entrée dans le monde qu'à une amie qui a organisé une séance visionnage chez elle de l'intégralité des films en version longue et en VO. On a dû finir vers trois heures du matin, sur un tatami de matelas. Passée une certaine heure, j'ai eu du mal à suivre (la tête penchée -allongée- n'aide pas à lire les surtitres) et ça donnait quelque chose comme ça :
"- Mais il n'est pas déjà mort, lui ?
- Avec la barbe blanche, là ?
- Oui.
- Alors c'est que tu confonds avec bidule, qui lui est dans le camp adversaire.
- Hein..." Moi j'dis, ça aurait été plus simple qu'il soit ressuscité.
Voilà à quoi je me limite du côté de Tolkien, à n'avoir eu d'yeux que pour my precious oreiller.
Écrit par : mimylasouris | 20 juillet 2010
Tolkien, c'est tellement plus !
C'est réducteur de penser juste aux films :(
Faut dire Peter Jackson ou à la rigueur le Seigneur des Anneaux alors.
Et je compatis, je me serai sans doute endormie avant le début du 3 personnellement.
Quoique maintenant, je ne suis même pas sûre de pouvoir regarder les films sans m'énerver.
Écrit par : Llu | 21 juillet 2010
Dre me le disait aussi, en extase, le bouquin sur les genoux. Un jour, peut-être...
Écrit par : mimylasouris | 22 juillet 2010
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