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03 avril 2014

Beware of the plesiosaur

Panneau triangulaire de circulation routière avec silhouette de plésiosaure

 

Si vous êtes dessinatrice de manga dans un film branché réalité à plusieurs niveaux avec incursion dans la psyché, réfléchissez-y à deux fois avant de dessiner des cadavres et des bestioles pas possibles. Vous pourriez bien finir dans un hôpital dont la technologie est assez évoluée pour permettre à la personne qui vous est le plus intime de vous rendre visite... dans votre cerveau, où un dessin a autant de réalité que la vie que vous vous inventez. D'un coup, les cadavres et les plésiosaures ne font pas bon ménage avec l'inconscient et les trauma refoulés. Les tentatives de Koichi pour décoller Atsumi de sa table de dessin et la faire revenir à elle sont ainsi accueillies par quelques visions d'horreur, qui perdurent bien après ses visites mentales à sa petite amie. La caméra a beau s'attarder d'abord sur le visage terrifié ou dégoûté de Koichi et glisser lentement vers l'objet de l'horreur, je sursaute à chaque fois, même si l'apparition en question n'est qu'un enfant trempé à la mine revêche. Koichi n'en continue pas moins ses visites et on attend.

On attend le retournement : ces effets secondaires sont des perturbations bien trop circonscrites, qui ne remettent pas en cause la frontière entre le réel et le rêve. Le retournement finit par arriver mais Kurosawa, le réalisateur, prend son temps avant de dénouer le traumatisme qui empêchait un retour à la réalité. Il prend tellement son temps que la salle rit parfois quand on repart pour une nouvelle incursion psychique. Ce rire n'a rien à faire là mais reste cependant affectueux ; la romance s'est déployée au rythme tranquille de l'histoire, dans l'espace aquatique de la psyché où même les crayons flottent en l'air, et la tendresse des deux amoureux a fini par nous en faire éprouver pour eux. La beauté de leur visage n'ajoute pas peu à la poésie : tandis que celui d'Haruka Ayase fait oublier à Palpatine qu'il n'aime que les toutes petites poitrines, celui de Takeru Sato me plonge dans des abymes de contemplation soupirante. Cela vaut bien un plésiosaure sans doute.

 

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Les deux faces du film

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Real, quand la réalité est dépassée par le réel

01 avril 2014

Bruckner power & stream of consciousness

Assister à un concert, c'est souvent écouter l'humeur dans laquelle on est ce soir-là. Sans qu'on s'en rende compte, l'œuvre passe en sourdine et ce n'est que lorsque notre stream of consciousness bifurque avec un peu trop brusquement qu'elle ressurgit soudain, comme composition méritant notre attention pleine et entière. La musique débride le flux des pensées et, la plupart du temps, le canalise : les idées éparses se suivent soudain avec la même évidence que ces notes qu'on a cessé d'écouter mais qu'on entend toujours, et celles que l'on ressassait en boucle sont enfin déroulées.

Inévitablement, dans le processus, on projette une partie de nos humeurs sur la musique. Brahms, qui ne m'enthousiasme toujours pas plus que cela avec son Premier concerto pour piano, en a fait les frais : cette douce résonance résignée, barrée de coups de percussions discrets mais perceptible, n'est-ce pas exactement le sentiment de se sentir prisonnier d'une vie qu'on a pourtant tranquille, et dirigé dans ce sens ? Vous entendez bien les accords sonores du pianiste (d'une force assez incroyable), ces éclats de frustration exaspérée ? Et cette douceur, soudain : peut-être l'apaisement ; une accalmie, en tous cas, assurément. 

Plus rarement, non seulement la musique calme le flux de conscience (en le rendant justement conscient), mais elle parvient aussi à le rediriger. Pour ça, il faut des moyens, il faut la puissance de Bruckner. Maussade, grincheux, euphorique... tout le monde est ramassé dans son tractopelle céleste. Le second balcon devient un vaisseau spatial, d'immenses bras mécaniques se déplient et nous avec. On se redresse sur son siège comme Lincoln sur son mémorial, la poitrine en plus, façon guerrière bardée d'une carapace ultra-sexy jouant dans un film ultra-nul. Et oui, le stream of consciousness n'échappe pas à la pollution des eaux ; des trucs bizarres y flottent, genre un plan des derniers épisodes de West Wing ou la photo illustrant un article de Trois couleurs sur le dernier rôle d'Eva Green. En deux temps trois mouvements, Bruckner a nettoyé ce dépotoir : la Neuvième, ça décolle (de l'humeur poisseuse) et ça dépote ! Manger du lion au petit-déjeuner < Écouter du Bruckner après le dîner.

Comme un basson en pâte

On ne devrait peut-être pas le dire mais, parfois, ce sont surtout les bis qu'on retient d'un concert. Le Concerto pour violoncelle n° 2 de Haydn, le Concerto pour basson de Mozart et sa Messe de l'orphelinat ont eu beau faire passer une belle soirée au spectateur, comme un coq en pâte, les solistes leur ont volé la vedette.

Giorgio Mandolesi, qui a visiblement hésité entre une carrière de comique et de musicien, joue du basson comme d'autres de la guitare électrique – à ceci près qu'avec la couleur et l'angle de l'instrument, les petits coups de tête me font irrémédiablement penser aux a-coups du coq. Vengeance pour la comparaison ? Il nous a tous bien réveillés avec un bis cubain et un scoop : le basson est un saxophone qui s'ignore !

De loin, dans sa robe plissée verte très élégante (en dépit de mon désamour total pour cette couleur), Sol Gabetta me fait penser à l'actrice qui joue Teddy dans Grey's Anatomy. Ne cherchez pas de photo s'il vous manque le comparé ou le comparant : les deux grandes blondes à la maigreur musclée ne se ressemblent pas du tout de visage. Peut-être est-ce le mélange de passion et de précision chirurgicale avec laquelle la violoncelliste se penche sur son instrument... Toujours est-il que le bis qu'elle nous a sorti (et dont je n'ai évidemment pas retenu le nom – je prie pour que Joël passe par ici me le déposer) était fascinant, plein de doigts qui descendent, aussi inexorablement que s'avance l'araignée qu'on essaye d'éviter en reculant, et de cordes étirées à la limite de l'audible.

 

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis, prends pitié de nous et de nos images saugrenues de souris incapables de se concentrer.

Monsieur Gustave

Si tu aimes les frères Coen, tu aimeras The Grand Budapest Hotel. Cet indice de ma collègue ne m'a guère avancée : j'avais plutôt ri devant A Serious Man et The Dude m'avait plutôt ennuyée, Inside Llewyn Davis me laissant mi-figue mi-raisin. Heureusement, le côté éternel loser de The Grand Budapest Hotel est enlevé par le ton acide et les couleurs acidulées du conte.

L'esthétique de boule de neige, qui affadissait un Anna Karénine kitschifié, est ici doublée par un côté œil de bœuf, qui grossit les traits des personnages jusqu'à en faire, justement, des personnages : un tueur avec une tête de tueur et des têtes de mort à tous les doigts, une soubrette comme on n'en fait plus que chez Sacher, trois sœurs plus hideuses les unes que les autres, une jolie pâtissière avec une tâche de vin en accroche-cœur sur la joue et surtout, un maître d'hôtel aux grandes manières et aux petites manies, qui a baisé à peu près toute sa clientèle avec beaucoup de charme et de discrétion. Monsieur Gustave, maître d'hôtel du Grand Budapest Hotel à l'époque de sa grandeur, a eu le temps de devenir un personnage de légende depuis que Zero (zéro études, zéro expérience, zéro famille), groom débutant, a été témoin de ses péripéties : ce n'est que bien des années plus tard, lorsque l'ancien garçon d'étage a pour ainsi dire hérité de l'hôtel fort décati, qu'il raconte leur histoire à un écrivain de passage, qui lui-même ne la publiera que bien des années plus tard et qu'une jeune fille lira un beau jour neigeux quelque part sur un banc (attention à ne pas se pincer les doigts dans ces poupées russes à grande vitesse).

En sortant de la salle, on n'est déjà plus certain d'avoir bien suivi cette aventure rocambolesque d'héritages multiples, entre testaments à rebondissements, course à l'œuvre d'art et apprentissage du métier. Le fil narratif n'est qu'un prétexte d'Ariane pour remonter vers un monde perdu1 à coups de souvenirs déformés. Toute disproportion est bonne à prendre : l'affreux tableau que tous les héritiers d'une fortune considérable se disputent aussi bien que les outils de poupée cachés dans des pâtisseries pour faire évader des prisonniers, le sermon poétique dans un placard à balai, la vieille dame de 80 ans définie comme un sacré bon coup, les télécabines musicales pour s'assurer de ne pas être suivi, le réseau clandestin de maîtres d'hôtel dans les palaces du monde entier ou encore le sens des priorités de l'élégant tout juste évadé de prison, qui préfère se parfumer avant de s'enfuir. De ce capharnaüm surgit la nostalgie d'un monde qui n'existait déjà plus à l'époque de monsieur Gustave, bien qu'il en ait maintenu « l'illusion avec une grâce merveilleuse », et qui n'a en réalité jamais existé que sous la forme de cette illusion. Tout comme l'histoire de Wes Anderson. Tout dans la manière, les manières, du maître (d'hôtel).

 

1 Seule référence à Zweig que j'ai pu trouver, malgré la revendication explicite des romans de l'auteur comme source d'inspiration.   

Mit Palpatine, qui a lui aussi trouvé jubilatoire ce "conte passé à la lessiveuse-enjoliveuse des histoires passées de bouche à oreille".