28 janvier 2014
Lulu femme nue
Karin Viard en Lulu
Alors que la mamie du film déclare qu'elle en a marre d'être vieille, je me demande si j'ai bien fait d'aller voir Lulu femme nue avec ma grand-mère. À la sortie, elle exprime la crainte inverse : ce n'est pas vraiment un film pour les jeunes, si ? Pour qui, alors ? Lulu est une femme entre deux âges, partie passer un entretien d'embauche après des années au foyer. Cela ne donne rien sinon l'occasion, acte manqué sur acte manqué, de ne pas rentrer : elle échoue en beauté à Saint-Gilles, un bled aussi paumé que ses habitants. Il y a l'homme sur la plage, comme tombé des rochers, dont elle tombe amoureuse ; ses deux frères qui vivent au camping et le suivent à la trace, ne sachant pas quoi faire de leurs journées et encore moins de leur vie depuis qu'ils ne lui rendent plus visite au parloir ; la gamine qui se fait rabrouer par la patronne du café, dont on ne sait si elle est plus bête ou méchante ; la grand-mère qui héberge Lulu après qu'elle a tenté de lui voler son sac, et finit avec une nouvelle couleur de cheveux vaguement mauve ; la fille de Lulu, qui trouve moche l'amant de sa mère mais espère que ça fera les pieds au mari qu'elle a vachement mal choisi, et la tante qui hallucine en voyant sa sœur sortir toute nue de la mer, toutes formes dehors. C'est la seule scène de nudité de tout le film si bien que Lulu, toute nue, est surtout dans le dénuement : brièvement matériel, lorsque son mari, croyant mettre fin à son escapade, déclare sa carte bleue volée mais surtout affectif, redécouvrant tardivement le bonheur de deux bras qui attendent pour la réchauffer. Dans ce monde de cartes postales tristounettes qui font drôlement plaisir à recevoir, où les illusions s'usent plutôt qu'elles ne se perdent, il n'est pas question de repartir à zéro mais simplement de retrouver le sens de la sympathie au gré des rencontres. Le film est un peu lent mais c'est la vie. Surtout, Solveig Anspach réussit à ne porter aucun jugement sur ces vies de bric et de broc : on est mal fagoté, mal dégrossi et pas forcément très dégourdi mais on sait rire et partager. Pour peu qu'on apprenne à la voir avec tendresse, une Lucie se cache en chaque Lulu.
14:30 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, lulu femme nue, karin viard
Clavecin
J'avais déjà entendu du clavecin en CD et vu l'instrument exposé à la Cité de la musique, mais je n'en avais jamais entendu en concert – du moins pas seul, en récital. C'est désormais chose faite grâce au concert de Céline Frisch proposé par le théâtre de la Ville. Et chose à refaire car, si Ligeti au programme excitait Palpatine et ma curiosité, les pièces de William Byrd, qui constituaient l'essentiel du récital, m'ont également beaucoup plues. Un morceau entamé et c'est le robinet de notes qui est ouvert, nous éclaboussant de ses sonorités métalliques comme crépite le feu. Il ne manque d'ailleurs plus que ça : un feu de cheminée. La douche de lumière qui entoure la claveciniste est bien trop statique ; on s'attendrait à ce qu'elle vacille et grimpe, pleine de vie, jusqu'au double clavier. Je ne sais si c'est le motif de la veste de Céline Frisch ou le pull et la cordelette des lunettes de l'accordeur, mais j'ai l'impression d'écouter un lointain parent jouer dans une maison de campagne, un tapis moelleux sous les pieds. Point de torpeur cependant : à ces images se mêlent celles, anachroniques d'au moins deux siècles, des danses de Pride and Prejudice. De part et d'autre de cette Angleterre fantasmée surgissent les curieuses explorations de Ligeti : Continuum donne une idée de ce qu'aurait donné Einstein on the Beach au clavecin, qui à ce moment-là se rapproche étonnamment de l'orgue et du téléphone (imaginer ici une machine rétro-furturiste avec un clavier de synthétiseur et plein de LED rouges qui clignotent à qui mieux mieux) ; Passacaglia ungherese invente le clavecin mécanique, qu'on imagine jouer avec des cartes perforées ; quant à Hungarian rock, cet oxymore folklo, on le verrait bien dans la bande originale d'un Tim Burton avec des squelettes dansant le quadrille, accompagnés par un orchestre à l'harmonica et au banjo – parce que, s'il y a bien un truc étrange avec le clavecin, c'est que sa sonorité ressemble bien moins au piano qu'à n'importe quel instrument à corde. Pour le coup, l'anglais est moins fourbe : le clavecin est bien une harpsichord.
12:30 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : musique, concert, récital, clavecin, céline frisch, ligeti, byrd, abbesses
24 janvier 2014
Les meilleurs chocolats chauds de Paris
Que vous soyez plus chocolat crémeux ou Nesquik de luxe, chocolat fondu ou cacao léger, chocolat blanc ou chocolat noir, sucré ou amer, doux ou épicé, il y a forcément un chocolat chaud pour vous parmi les meilleurs de Paris.
Le chocolat chaud à l'ancienne dit « l'Africain », chez Angelina
Le meilleur chocolat chaud de Paris s'il n'en fallait qu'un. La première fois que j'en ai commandé un, j'ai cru que le serveur avait oublié le lait : j'avais pris la chocolatière pour le pot de chocolat fondu que les bonnes brasseries vous servent à côté du lait, pour que vous puissiez faire votre propre mélange. J'ai découvert plus tard, grâce à Mum et sa veille sur les recettes des magazines féminins, qu'il y a bien du lait : porté à ébullition, il finir par prendre cet aspect crémeux qui fait glapir de plaisir après la première gorgée. L'Africain a beau coûter 8 €, ce n'est pas cher payé si l'on considère qu'il remplace tous les anti-dépresseurs du monde. Et comme il y a de quoi se servir deux tasses, on peut en partager un pour deux. C'est même recommandé si vous comptez prendre une pâtisserie avec : il faut une sacrée résistance au sucre pour avaler les deux spécialités d'Angelina en même temps, le Mont-Blanc étant composé de crème chantilly et de crème de marron. Il est moins dangereux d'opter pour un Mont-Blanc + un thé OU un Africain + une viennoiserie. Un coup d'œil à la carte ?
Chocolat chaud : divin, très crémeux, très onctueux, très noir, très nourrissant (servi avec un pot de crème fouettée)
À choisir si : vous avez envie d'un orgasme culinaire, vous avez besoin de réconfort, vous avez faim, vous n'aimez pas le lait (testé et approuvé par ma grand-mère)
À éviter si : vous avez déjà trop mangé, vous êtes écœuré, vous voulez prendre un Mont-Blanc ou un Choc africain
À prendre avec : rien ou une viennoiserie (je recommande les pains aux raisins, parsemés de bouts d'écorces d'oranges confites)
À boire : en faisant des pauses et en trempant dedans une cuillère de crème fouettée de temps en temps
Prix : 8 €
Adresse : moult adresses (y compris une à Lyon et d'autres au Japon, en Chine et aux Émirats arabes !) mais la maison mère se trouve au 226 rue de Rivoli. Essayez de vous décaler par rapport à l'heure du goûter et venez si possible en semaine, sous peine de faire une demie-heure de queue dans le froid.
Le chocolat chaud Dalloyau
Celui-ci a davantage l'aspect d'un chocolat chaud maison, plus liquide que l'Africain. Pour ce qui est du goût, en revanche, il est très marqué : le chocolat ressort bien car la boisson est très peu sucrée. Si vous avez tendance à facilement trouver le chocolat amer, vous aurez peut-être envie du coup de le prendre en version viennoise. Dalloyau fait la chantilly la plus légère du monde (si légère que cela en est limite frustrant pour une morfale comme moi) : un nuage qui fond en bouche.
Chocolat chaud : délicieux, très chocolaté, très peu sucré, très légèrement amer
À choisir si : vous aimez le chocolat noir, vous êtes vite écœuré
À éviter si : vous craignez l'amertume, vous aimez ce qui est très sucré
À prendre avec : ce que vous voulez selon votre appétit, en évitant les pâtisseries au chocolat – de toutes façon, le Dalloyau est de loin ma préférée avec ses éclats de pralin et sa mousse pralinée
À boire : une ou deux minutes après s'être servi une tasse (il est brûlant mais refroidit vite)
Prix : 6,60 €
Adresse : il y a forcément un Dalloyau pas loin de chez vous, de votre boulot ou de la salle de spectacle où vous êtes toujours fourré
Les chocolats chauds de Jean-Paul Hévin
Ayant offert à Mum le livre de recette de Jean-Paul Hévin entièrement dédié au chocolat chaud, je me suis dit que ce ne serait pas mal de tester in situ. Dans la longue liste de la carte, j'ai choisi un chocolat chaud au marron tandis que Palpatine testait une autre saveur (je ne me souviens plus de laquelle, ce qui n'est pas très bon signe). J'ai d'abord été un peu déçue : le marron est une note éloignée, qu'on sent à peine. Puis, en goûtant aussi celui de Palpatine, j'ai compris : Jean-Paul Hévin travaille le chocolat comme une épice, en jouant délicatement sur les arômes.
Chocolat chaud : fin, travaillé comme une épice (c'est plus une boisson au cacao que du chocolat fondu dans du lait)
À choisir si : vous avez le palais gourmet, vous aimez les mariages de saveurs étonnants, vous considérez que le chocolat, comme le vin, a ses grands crus
À éviter si : vous avez envie d'une boisson réconfortante qui tienne au corps ou vous rappelle votre enfance
À prendre avec : ce qu'il y aura (le gâteau repéré était en rupture de stock)
À boire : à petites gorgées, que l'on fait traîner un peu en bouche pour sentir tous les arômes
Prix : je ne m'en souviens plus mais j'ai trouvé 6,60 € via l'avis d'un client
Adresse : 231 rue Saint Honoré, 75001 Paris (je vais travailler dans cette rue, j'aurai bientôt l'occasion de re-tester)
Le chocolat chaud à la pâte de noisette, chez Sip Babylone
Ce serait un chocolat chaud maison tout ce qu'il y a de plus traditionnel s'il n'y avait pas... un délicieux goût de noisettes. Attention, pas n'importe quel goût de noisettes, hein, pas un arôme chimique dégueu à la Starbucks : de la pâte de noisettes, dont le praliné craque très légèrement sous la dent – le petit côté granuleux que vous avez dans les pâtes à tartiner du Pain quotidien. En prime, une jolie spirale de noisette sur la mousse du chocolat. Cela vous transforme une souris en écureuil.
Chocolat chaud : à la noisette
À choisir si : vous êtes un écureuil, vous aimez le praliné, vous voulez retomber en enfance façon je-trempe-ma-tartine-de-Nutella-dans-mon-bol-de-chocolat
À éviter si : vous êtes allergique aux fruits à coque, vous n'aimez pas les noisettes
À prendre avec : un Apfelstrudel (pommes, raisins secs, noix, cannelle)
À boire : sans se soucier d'avoir une moustache de chocolat
Prix : je ne me souviens plus trop, autour de 6 ou 7 €
Adresse : 46 Boulevard Raspail, 75007 Paris
Hors compétition
Le chocolat chaud au chocolat blanc, chez Angelina
Oui, vous avez bien lu. Non, ce n'est pas aussi écœurant que ça en a l'air : ça l'est davantage. Pour vous donner une idée du potentiel écœurant de la chose, j'ai réussi à boire à peine une tasse à jeun. Mais. C'est excellent. Cette crème de beurre de cacao qui vous coule dans la gorge... Si vous avez le cœur bien accroché et que vous aimez les défis fous, vous ne regretterez pas.
Chocolat chaud : blanc, très crémeux, très sucré
À choisir si : vous êtes un adepte du Galak, vous aimez tester des recettes surprenantes, vous avez faim sans être à jeun (Palpatine a avalé une tasse sans problème après son poisson)
À éviter si : vous êtes sujet aux crises d'hyperglycémie, vous n'avez pas faim
À prendre avec : rien de trop sucré ; une petite brioche pourrait être une bonne idée – j'ai épongé avec du pain, pour ma part
À boire : lentement, en n'oubliant pas de respirer
Prix : 8 €
Adresse : cf. ci-dessus
Le chocolat frappé de Pierre Hermé
Lorsque le chocolat chaud n'est plus de saison, il est temps de passer au chocolat frappé de Pierre Hermé. Cette boisson cacaotée sans lait se déguste très froide, à la paille. Le plus dur est de choisir entre le chocolat frappé à la framboise et celui au fruit de la passion, tous deux excellentissimes.
Chocolat chaud : froid, fin, travaillé comme une épice
À choisir si : vous êtes gourmet, vous aimez le mariage fruit-chocolat, vous avez envie d'une petite folie
À éviter si : vous avez froid, vous avez faim, vous attendez votre salaire
À prendre avec : un macaron Pierre Hermé assorti
À boire : à la paille
Prix : un peu plus de 10 €, servi avec un macaron ou un chocolat Pierre Hermé (après, je ne sais pas si c'est le produit en lui-même qui est cher ou le lieu où on me l'a servi)
Adresse : j'imagine qu'on le trouve en divers endroits mais c'est au Royal Monceau (37 avenue Hoche, pas loin de Pleyel) que je l'ai goûté. La dernière fois, il ne figurait pas sur la carte qu'on nous a donnée mais il a suffi de demander.
Si, pour vous, le meilleur chocolat chaud de Paris n'est aucun de ceux-là, laissez-moi l'adresse en commentaire, ce serait dommage que je me contente de vous croire sur paroles !
11:45 Publié dans D'autres chats à fouetter | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : chocolat chaud, angelina, dalloyau, jean-paul hévin, sip, pierre hermé, morfale power
23 janvier 2014
Le Jardinier de Versailles
Le château de Versailles est assez moche, il faut bien l'avouer, avec ses couches successives grâce auxquelles rien ne va avec rien. Mais une fois que l'on se retrouve, derrière, dans le parc, c'est une autre histoire... Cordonniers obligent, je n'y vais pas si souvent que ça mais j'adore cet endroit et j'étais curieuse d'en apprendre davantage, par celui-là même qui y travaille (et y vit !). Dans Le Jardinier de Versailles, Alain Baraton mêle, comme on pouvait s'y attendre, Histoire, botanique et petites anecdotes mais aussi, et c'était la bonne surprise de cette lecture, des réflexions extrêmement pertinentes sur notre époque, qui vont bien au-delà de la botanique, l'observateur de la nature l'étant aussi de son temps. Voilà qui mérite bien une chroniquette, sans doute !
Un mille-feuille historique
L'absolutisme de Louis XIV a été tel que c'est encore aujourd'hui dans l'image de son règne que le château de Versailles est figé – à l'exception du Petit Trianon préempté par Marie-Antoinette. Alain Baraton replace l'image dans sa chronologie : Versailles est d'abord un domaine où l'on vient chasser le gibier et folâtrer les belles et le redeviendra en partie après la mise sous tutelle des courtisans par le roi-soleil. À la Révolution, le parc, menacé d'être divisé et vendu en parcelles, est sauvé grâce à l'idée du jardinier d'alors, de mettre la production du potager royal à disposition du peuple. Tombé en disgrâce avec la royauté et devenu aujourd'hui un musée, il ne continue pas moins d'héberger tout un tas d'événements politiques et mondains (un chapitre entiers est consacré aux fêtes d'alors et d'aujourd'hui), qui sont partie intégrante de son histoire.
Cet aspect mille-feuilles de l'histoire de Versailles lui confère une atmosphère particulière. « Malraux a su mettre en mots le sentiment confus qui domine à Versailles : qu'importe le vacarme et les prouesses de ces clinquants ballets de puissants, puisque leur renommée n'atteindra jamais celles de ces lieux ! [...] À Versailles, nous sommes tous des "hôtes de passage"1. »
Des rois qui sont allés voir si la rose...
À défaut d'être honnêtes hommes, soyons honnêtes : les anecdotes grivoises sont celles que l'on préfère. On en apprend de belles. Ainsi de Louis XV qui a un « goûteur attitré : un de ses valets est chargé de "tester" les demoiselles et tient un carnet rigoureux des caractéristiques de chacune. Un métier pas déplaisant en somme, mais risqué en ces temps de vérole... Si, au bout de quinze jours, il ne se voyait pas pourvu d'un chancre et de pustules, le bon roi honorait la dame. La méthode resta infaillible jusqu'à la fin... du roi, qui mourut de la petite vérole. En quelques années, le règne avait transformé le parc en bordel et les mères en maquerelles2. »
Mais ma préférée, c'est certainement Louis XIV qui s'est représenté sous les traits d'Hercule et a placé juste en face de sa statue celle d'une maîtresse déguisée en Diane chasseresse – les deux se regardant droit dans les yeux (et c'est effectivement assez rare pour qu'on le remarque). Il paraît que la reine était si courroucée par cette manière d'afficher publiquement son infidélité qu'elle fit planter une haie entre les deux.
Le Nôtre et La Quintinie
Tandis que le château a ses rois, le jardin a d'autres noms propres. Le Nôtre est certainement le plus connu. Ce qui l'est moins, c'est qu'il se voulait d'abord peintre et a étudié l'architecture. Sa vocation première a fortement influencé sa conception des jardins : « il dessine l'espace, mais ne le cultive pas. Le parc de Versailles tient surtout de l'aménagement urbain : des perspectives, des plans à différents niveaux, des parterres immenses, une statuaire omniprésente et des jets d'eau, tel est Versailles3. » « Le jardin est une cité idéale, parallèle à la cité idéale qu'est le château, bâti selon des lignes et des lois géométriques4. » L'auteur trouve cela déprimant, préférant les pelouses champêtres vers le Trianon, mais c'est précisément la raison pour laquelle j'aime ces jardins : ils n'ont rien de naturels et ne s'en cachent pas. Des jardins à la française. Pourtant « s'il l'a popularisé, ce n'est pas lui le véritable créateur du jardin "à la française". Même pour Versailles, Le Nôtre s'inspire des travaux de Claude Mollet et de Jacques Boyceau de la Barauderie5. » Ingénieux mais pas inventeur.
À Le Nôtre, Alain Baraton préfère une autre figure, avec laquelle il se trouve plus d'affinité : il s'agit de La Quintinie, plus orienté jardins fruitiers et potagers. Pour que Louis XIV puisse manger souvent asperges et figues, qu'il affectionne, il invente de nouveaux moyens de les cultiver pour les acclimater à nos climats et les récolter à contre-saison. Alors, merci qui ?
Petites histoires d'aujourd'hui
Habiter et travailler dans le parc de Versailles, vous imaginez ? Alain Baraton raconte ses promenades nocturnes, les fêtes avec ses amis, ses conquêtes amoureuses (apparemment, l'effet château fonctionne très bien même sans le physique de prince), les habitués qui rythment sa journée, les amants pas si bien cachés qu'il faut déloger mais aussi, moins drôle, la découverte de suicidés et, plus loufoque, les visiteuses persuadées d'être la réincarnation de Marie-Antoinette ou d'avoir rencontré son fantôme (je préfère l'histoire du gardien hagard, persuadé d'avoir assisté à une apparition surnaturelle en ayant vu deux blondes nordiques faire leur toilette matinale dans un bassin près duquel elles avaient campé). À côté de ces anonymes, il y a les célébrités croisées au détour d'un bosquet : Nicolas Kidman, lisant sur un banc, Boris Eltsine, déambulant au matin d'une journée politique ou encore Milos Forman, hurlant contre le jardinier qui a tondu une pelouse champêtre, rendant inutilisables toutes les scènes tournées la veille.
Absolutisme administratif
Versailles n'échappe pas au règne de la paperasserie : « L'outil administratif est devenu extraordinairement lourd avec les ans : […] engager un simple vacataire nécessite presque quarante pages d'écriture6. » Et c'est l'administration dans toute sa splendeur :
« Versailles, comme tous les jardin possédés par l'État, dépend du ministère de la Culture. À de rares exceptions près, celui-ci préfère s'occuper de cirque ou du théâtre et n'a que faire du recrutement de maîtres-ouvriers ! La preuve, le changement de tous les titres à la fin des années quatre-vingt : il fallait absolument que le mot "art" soit prononcé ! […] Le résultat fut qu'une bonne partie du personnel, à commencer par moi, fut dans l'obligation de repasser des concours pour avoir le bonheur de devenir "technicien d'art", et aujourd'hui, il n'y a plus un seul "jardinier" à Versailles7. »
Ça n'arrive pas qu'aux femmes de ménage techniciennes de surface...
La régression du progrès
Alain Baraton consacre aux outils plusieurs pages qui raviraient bien des khâgneux pour leurs khôlles de philo. Il y explique comment, au début de sa carrière comme depuis des siècles, l'outil est le prolongement de la main. En le transmettant à la fin de sa carrière ou de sa vie (car les jardiniers les emportaient à la retraite), on transmet en même temps un savoir ancestral. Adaptés à la morphologie de leur propriétaire, parfois décorés, les outils étaient précieusement entretenus. Pour le professionnel, il y en avait de toutes sortes : Alain Baraton prend l'exemple des arrosoirs, « outils biscornus et bizarres » avec toutes les formes et les têtes possibles et imaginables. Mais « aujourd'hui, l'arrosoir destiné à une de mes équipes sera le même que celui de n'importe lequel de ces paisibles jardins de banlieue pavillonnaire. L'instrument du professionnel est mis à la portée de tous, et le seul élément qui le distingue de l'amateur est la quantité d'outils à sa disposition, mais non les outils eux-mêmes. Mises en commun, les choses deviennent communes8. » Du coup, « ce matériel n'est jamais entretenu : on l'use, puis on le jette. »
Les outils d'antan sont remplacés par des répliques jetables en plastique, complétées par tout un tas de machines dont la perfection reste à prouver.
« Tous les ans, les jardiniers se métamorphosaient en colosses : montés sur d'interminables échasses, ils maniaient des croissants gigantesques pour égaliser les cimes. [...] Le plus extraordinaire est sans doute que malgré les coups de cisailles malencontreux, les erreurs, les accidents, les sempiternelles égalisations, la coupe était toujours impeccable. Aujourd'hui, nous utilisons un appareil fort compliqué et nous respectons à la lettre toutes les lois de la géométrie : allez savoir, la ligne est beaucoup moins droite à l'œil9. »
La révolution technique qu'a connu Alain Baraton depuis ses débuts est d'autant plus remarquable que le métier de jardinier n'évolue pas beaucoup dans l'imaginaire commun. Mais le passage du cheval au tracteur n'est pas si bénéfique qu'il y paraît : outre la perte de l'aspect pittoresque, les tracteurs détériorent les sols en les tassant. Le progrès dans la rapidité du travail constitue ainsi un recul pour l'environnement. Et il n'est pas certain que la rapidité soit en elle-même une bonne chose :
« Quand trois jours sont nécessaires pour abattre un chêne, et que ce travail est long et pénible, vous pouvez être sûr que les arbres abattus le sont à bon escient. Maintenant les jardiniers ont tendance à agir à la légère : ils abattent en large, sans réfléchir, et tant pis si l'arbre voisin tombe aussi. Le travail est moins bien fait. C'est l'hécatombe, mais ce n'est pas grave vu que celle-ci fut brève. Avec la vitesse, paradoxalement, il est toujours trop tard10. »
Que celui qui n'a jamais regretté d'avoir cliqué sur « envoyer » une fois le mail parti lève la main.
« La lenteur est essentielle à mon métier : les limaçons choisis par Le Nôtre [pour figurer sur son blason lors de son ennoblissement] sont une manière humoristique de souligner cet aspect primordial. Voilà pourquoi la révolution technologique qui s'est opérée ces dernières années n'a guère été un succès11. »
Le temps d'apprendre
La vitesse à tout crin a d'autant plus d'impacts négatifs sur le travail du jardinier qu'elle incite aussi à bâcler aussi sa formation : « notre société ne tolère un long apprentissage que pour les métiers où la sécurité est en jeu », c'est-à-dire pour le pilote ou médecin mais pas pour le jardinier. Or, « un geste s'append avec lenteur, du moins beaucoup moins vite qu'une formule de mathématiques : la main, la mémoire du corps est plus lente que l'intellect. Combien de fois faut-il refaire un geste, si simple soit-il, pour le maîtriser12 ? » Et le jardinier de comparer cet apprentissage à celui du pianiste – les balletomanes transposeront aisément ces remarques à la danse...
Le temps passe ailleurs, dans une formation théorique qui n'est pas vraiment pertinente.
« Je plains les stagiaires d'aujourd'hui : nous ne savons plus, à mon avis, enseigner les métiers manuels. Le jardinage est inculqué comme les mathématiques ou la philosophie ! […] C'est beau de vouloir l'égalité des chances et des savoirs, mais il faut reconnaître la diversité de ces derniers. Le pire est que cette quête, plutôt généreuse, de l'égalité, se termine par une uniformisation des enseignements, et comme en France nous avons la manie des hiérarchies, le modèle que doivent suivre toutes les disciplines est celui des disciplines les plus nobles, c'est-à-dire intellectuelles. L'égalité qui enfante la orme et le conformisme, déjà, moi, ça me ferait plutôt vomir, mais en plus l'échec de cette formation est patent : quel est le résultat de ces CAPA, BEPA, bac pro autres BTS dans les jardins ? Mes petits « bleus » connaissent sur le bout des doigts leurs manuels e botanique et sont incapables de reconnaître une plante quand elle est dans un bosquet et non plus dans un livre ou sur un cédérom13 ! »
Le Jardinier de Versailles fourmille d'histoires et d'observations dont on n'aurait pas pensé qu'elles nous captiveraient mais que l'on se surprend à suivre avec beaucoup d'intérêt. On finit par avoir de la sympathie pour l'homme qui se découvre à travers son amour pour le parc et on n'a aucun mal à le croire lorsqu'il dit : « Habitant à Versailles, j'ai tendance à confondre mon métier et ma vie : je n'avais pas la vocation du métier, mais aujourd'hui j'en ai la passion14. » Communicative, donc.
11:10 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : livre, lecture, alain baraton, le jardinier de versailles