09 février 2014
The fucking wolf of fucking Wall Street
Dans une scène énorme où McConaughey importe un peu de Mud en se frappant la poitrine façon haka, le jeune Jordan Belfort se fait initier au monde des traders : toujours faire en sorte que le client réinvestisse ses gains dans une autre affaire pour que jamais, au grand jamais, il ne sorte son argent, qui deviendrait alors réel ; les seuls chiffres qui doivent devenir des billets sont les commissions des traders. Me voilà en train de visualiser une tour Kapla qu'il faut continuer à édifier avec les pièces qui lui servent de fondations, sans que cela s'effondre au moment où l'on joue : la folie de la bourse expliquée en deux minutes ébouriffantes, à l'image de la vie de ces escrocs en col blanc – car Jordan a l'idée géniale et illégale d'appliquer les techniques des traders de haut vol (acquises lors d'un premier job écourté par le lundi noir) aux actions à la petite semaine (magouillées dans l'agence miteuse où il retrouve du boulot). Ce qui fait passer le flot de fêtes, putes, drogues et bad trip qui s'ensuit n'est pas le grand cœur qui se cacherait sous la débauche, comme c'était le cas du précédent rôle de Leonardo DiCaprio, dans le personnage de Gatsby : c'est tout simplement qu'il est putain de bon dans ce qu'il fait. Fucking good. Dans une infographie sur le nombre de fuck par minute dans les films, Le Loup de Wall Street figurerait certainement en première place. Il faut dire que, coureur de jupons et baratineur hors-pair, baiser les gens, ça le connaît : Jordan Belfort ment comme il improvise et ne respire qu'avec de la poudre blanche dans le nez. Drogué, il l'est pourtant moins au sexe, à la came ou même aux billets verts (la seule véritable drogue du trader selon son initiateur) qu'à la vente sauvage et au sentiment de toute-puissance qu'elle lui procure – et quand on voit l'état dans lequel il se met avec un cocktail de médoc, ce n'est pas peu dire. Même lorsque la déchéance a commencé, l'euphorie ne cesse pas, les plans et les répliques se suivent à toute vitesse devant le spectateur, la pupille dilatée. On comprend au final que Jordan qui parle à la caméra n'est pas un coup de méta : c'est encore le personnage en train de faire sa promo, pour des séminaires cette fois, sur l'air de Sell me this pen. – No need, man, I bought it. The whole movie.
13:44 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, the wolf of wall street
02 février 2014
Concert immobilier
Situé à proximité des commerces dans un quartier très vivant, grand studio meublé avec coin bar à la parisienne, rangements surprenants et cage à ours dans l'entrée, chauffage collectif, boisson courante. Contactez Monsieur Haydn en frappant à sa fenêtre d'un coup de sarbacane à cotillon.
Réf. : Symphonie « parisienne » n° 82, « L'Ours »
Dans un immeuble de charme, trois pièces spacieux avec parquet et cheminées loué vide, grandes fenêtres avec balustrades ouvragées donnant sur cour, portes ouvertes sur la vie tragique des anciens locataires, pièces en enfilade propice aux douces œillades, couloir pour se retourner sur son passé et l'amour perdu, lit double à couette bleue défait d'un côté seulement, peintures blanches récentes, eau fuyante, chauffage solitaire au gaz mais possibilité de remettre les cheminées en activité pour se réchauffer le cœur et de transformer une pièce en chambre d'enfants qui feront craquer le parquet, sur lequel vous aurez tant de fois glissé en silence. Sérieuses garanties chorégraphiques exigées. À prendre rapidement (propriétaire à la main sûre et délicate mais tenant à peine sur ses jambes). Contactez l'agence Amadeus par lettre recommandée calligraphiée.
Réf. : Concerto pour piano n° 23
Dans un immeuble moderne avec gardien, beau duplex clair et calme au sixième et septième étages, tout confort (isolation du vent, insonorisation filtrante laissant entrer le bruit des oiseaux...) pour une habitation écologique permettant de vivre au rythme des saisons, grande baie vitrée avec vue imprenable sur la nature environnante. Contactez Sibelius pour une visite après le premier orage du mois.
Réf. : Symphonies n° 6 et 7
Visites collectives assurées par Paavo Järvi. Ne faites pas comme moi, un peu distraite par ces histoires d'appartements à louer, préparez votre dossier pour faire d'une pierre deux coups et fêter la pendaison de crémaillère en même temps que le quatre-vingt-dixième anniversaire de Menahem Pressler.
Avec Palpatine dans le rôle du co-locataire régulier
12:36 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : musique, concert, orchestre de paris, odp, haydn, mozart, sibelius
Il faut tenter de vivre
Le vent se lève, de Miyazaki
Le vent se lève !... et emporte le chapeau de Jiro, rattrapé par une jeune fille du wagon suivant. Des années plus tard, c'est son parasol qu'il attrape au vol, alors que Nahoko, en train de peindre, est surprise par un orage. S'ensuit une cour assidue sous le balcon de la demoiselle, un avion en papier en guise de mandoline.
Il faut tenter de vivre ! malgré la tuberculose de Nahoko, mise entre parenthèses pendant son séjour sur cette montagne magique, mais qui l'oblige à rester alitée si elle veut être aux côté de son jeune époux.
Le vent se lève !... et la montagne gronde comme un monstre divin et terrifiant, soulevant les maisons qui se trouvent sur son flanc, soudain de fragiles embarcations sur des vagues de collines.
Il faut tenter de vivre ! de survivre au séisme de Kanto – un tremblement qui en annonce d'autres, moins naturels.
Le vent se lève !... et fait vibrer la carlingue de l'avion que Jiro s'ingénie à améliorer pour rattraper le retard technique du Japon et dépasser les réalisations des Européens (qui n'ont pas besoin de bœufs pour tirer leurs avions jusqu'au champ de test). Le jeune ingénieur talentueux apprend de sa visite chez un constructeur allemand (encore des verboten qui traînent) mais c'est un Italien (à chapeau melon et grande moustache) qui l'accompagne comme mentor dans ses rêves depuis tout petit.
Il faut tenter de vivre ! de travailler et de s'améliorer, échouer et tenter à nouveau pour que l'avion dépasse la vitesse de ceux des concurrents. Toute inspiration est bonne à prendre, y compris une arrête de poisson à la courbe parfaite pour une aile d'avion. Le dessin technique devient soudain poétique et on se verrait bien, nous aussi, une équerre et une réglette à la main.
Le vent se lève !... et emporte le fantôme de Nahoko.
Il faut tenter de vivre ! sans elle.
Le vent se lève !... et l'échiquier politique est renversé.
Il faut tenter de vivre ! en sachant que les avions qu'on a créés sont partis pour ne jamais revenir. (Je ne savais pas que les kamikazes étaient littéralement les dieux du vent.) Ni inconscient ni fataliste, l'ingénieur aéronautique endosse une responsabilité résignée pour l'usage militaire de ses réalisations.
Le vent se lève !... et les rêves se sont envolés.
Il faut tenter de vivre ! malgré les conséquences de ce qui reste, depuis Icare, une transgression.
Le vent se lève !... Il faut tenter de vivre ! Le cimetière des carlingues rejoint le vers du Cimetière marin. Prononcé avec un fort accent nippon, le vers de Valéry crée pour le spectateur français un instant de drôlerie qui, s'évanouissant rapidement, fait ressortir toute la beauté et la tristesse de cette éphémère période pendant laquelle l'artiste ou l'ingénieur réalise ses plus belles créations (qui engendreront aussi d'une façon ou d'une autre des destructions – la leur ou celle d'autres vies). Voici la condition humaine condensée en une décennie et celle-ci, à nouveau, en deux heures de métaphores aussi réalistes dans leur constat qu'oniriques en plein vol.
Mit Palpatine
11:32 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cinéma, animé, miyazaki, le vent se lève
30 janvier 2014
Le roman d'une garde-robe
Quoiqu'illustre inconnue, Alice Alleaume constitue un excellent fil directeur pour l'exposition du musée Carnavalet consacrée à la mode parisienne de la Belle époque aux années 1930 : Alice est une élégante qui collectionne robes et accessoires avec « un goût très sûr » (admirez l'ingéniosité du commissaire d'exposition pour présenter au visiteur les robes non griffées) mais aussi et surtout fille d'une couturière et première vendeuse chez Chéruit, une maison aujourd'hui disparue mais qui, à l'époque, a pignon sur la place Vendôme, tout comme Worth, où travaille sa sœur. Inclus dans une ribambelle de maisons dont on s'amuse à trouver celles qui ont survécu (Lanvin, Cartier...), ces noms qui ne nous disent plus grand-chose ont le mérite de nous plonger sans a priori dans le monde des maisons de couture et dans la vie de leurs employées aussi bien que de leurs clientes. C'est d'ailleurs l'une des premières choses qui nous surprennent, avec O. et Palpatine : il ne semble pas y avoir une grande différence sociale entre Alice et ses clientes. La vendeuse a visiblement les moyens de se constituer une garde-robe made in place Vendôme et, toute jeune, apprend l'anglais pour répondre aux besoins d'une clientèle en grande partie étrangère – américaine, notamment. Sans légende, le tableau figurant la sortie des employées des maisons de couture semblerait représenter celle d'un salon.
Carnets de vente, listes de clientes, lettres de commandes, répertoire des modèles déposés avec des échantillons d'étoffe pour lutter contre la contrefaçon (mais tout le monde ou presque sait coudre à l'époque, non ?), photographies des essayages, gravures des magazines de mode... contre toute attente, c'est la documentation qui se révèle la plus intéressante. Les carnets de bal me laissent rêveuse : nul doute qu'aujourd'hui, ces feuillets accompagnés de crayons miniatures seraient à l'effigie d'Hello Kitty. La liste des danses, à côté desquelles on inscrivait le nom de chacun de ses cavaliers, donne une tout autre idée de la fête, organisée, cadrée – terriblement prévisible, penserait-on aujourd'hui, mais alors peut-être terriblement excitante pour cette raison même. L'exposition donne également vie au livret ouvrier, qui jusqu'à présent n'existait que dans mes cours d'histoire de khâgne. Cette espèce de carnet de correspondance porte les traces de la vogue anthropométrique : on apprend ainsi que la mère d'Alice avait le front « haut », le visage « ovale », le menton « rond », le nez « moyen » et la bouche « moyenne ». « Je serais complètement déprimée si on me décrivait comme ça », observe O. Plus réjouissantes, les illustrations de Sem à la limite de la caricature ; celle sur l'essayage des feutres ne dépareillerait pas dans Monsieur.
La soixantaine de modèles et la centaine d'accessoires exposés suscite moins l'admiration que l'étonnement et la curiosité : que devient la cage thoracique comprimée dans cette robe corsetée ? Ah, c'est à cela que ressemble une plume d'autruche ! (Cela vieillit fort mal.) Ce qui saute aux yeux, surtout, c'est le contraste entre les robes corsetées de la Belle époque et les drapés amples simplement retenus aux hanches des années 1920. Comme dirait O., « tu t'es fait suer pour avoir une taille fine et, au final, ça ne sert à rien, on ne le voit même plus ». Passé l'étourdissement suite à l'abandon du corset (trop d'oxygène d'un coup), on a dû se rendre compte que ces robes ne ressemblait pas à grand-chose et des coupes un peu plus cintrées réapparaissent à la fin des années 1930. On y est !
« Le roman d'un garde-robe » est une exposition fort bien conçue, jusqu'à la typographie des titres des cartels... Une fois n'est pas coutume, je n'ai pas attendu les derniers jours pour y aller : si jamais j'ai éveillé votre curiosité, vous avez jusqu'au 16 mars pour la visiter.
À lire : le dossier de presse
À voir : quelques photos
12:17 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : expo, exposition, mode, carnavalet