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04 décembre 2013

Partita 2 en 3

Partita 2, comme son nom ne l'indique pas, est en trois parties : la musique de Bach jouée dans l'obscurité par Amandine Beyer, le duo de Boris Charmatz et Anne Teresa De Keersmaeker dansé dans le silence et les deux, enfin, réunis. Sur le moment, cela paraît moins schématique que ça. En l'absence de lumière qui s'allume, on met un certain temps à comprendre que ce qu'on a pris pour le prologue est en réalité une partie entière du spectacle. La présence de quelques ninjas de Pleyel ou de l'Opéra aperçus par Palpatine prend alors son sens ; pour les spectateurs du théâtre de la Ville, venus voir de la danse, en revanche, c'est un peu comme si le spectacle n'avait pas encore commencé : ça s'agite dans tous les sens, ajuste son manteau, finit de ranger son sac et tousse à qui mieux mieux miasmes... Petit à petit, ça se calme, l'œil s'habitue à l'obscurité et la musique rigole sur une cascade de têtes faiblement éclairées par la signalétique des issues de secours, créant pour chacun une auréole de quelques cheveux fous. Alors qu'à Pleyel, la musique de Bach fait apparaître les espaces vides de la salle et y circule comme la lumière des vitraux à l'intérieur d'une cathédrale, nous rapprochant ainsi un peu du passé, elle résonance moins au théâtre de la Ville, se heurte à la masse des corps, confinée dans la chaleur. J'attrape quand même le bras de Palpatine au cas où Bach m'entrainerait dans ses montagnes russes émotionnelles mais en réalité c'est surtout parce que ses fringues sont douces et qu'il n'y a rien à voir que je risquerais de louper en posant ma tête sur son épaule. On est bien, on s'endormirait presque quand la violoniste arrête soudain de jouer et sort de scène. Ah bah, au revoir.

Les deux danseurs rentrent alors dans la pénombre : les cônes et bâtonnets de votre rétine se font des politesses, c'est un peu usant. Heureusement, le jour se lève plus vite que dans Cesena ; malheureusement, la poésie de l'aurore est oubliée. Les deux danseurs marchent, courent, sautent et dansent sur une espèce de rosace dessinée au sol, qui promet un joli bouquet de trajectoires et ne tient qu'à moitié ses promesses – dans le terme de rosace, que tout le monde a tout de suite adopté sans s'en rendre compte, affleure le parfum un peu fané de Rosas danst Rosas. Il y a bien des gestes qui me font sourire mais dans l'ensemble, je regrette Bach.

On s'ennuie tranquillement jusqu'à ce que les danseurs partent, à la suite d'une dizaine de spectateurs lassés, et reviennent avec la violoniste. Comme la superposition des calques sur Photoshop, celle de la danse et la musique fait apparaître les formes ; on ouvre l'œil. Les mouvements trouvent enfin leur raison d'être, ne serait-ce que par la répétition : lorsqu'on s'aperçoit qu'on les a déjà vus, qu'on reconnaît les premiers, on se met à attendre les suivants, à l'identique. Il ne peut en être autrement puisque tout a déjà eu lieu. La musique ne fait que mettre en relief les pics de jubilation, où l'envie de sauter l'emporte sur le bruit que feront les baskets à la réception. Mais en dehors de ces moments qui me faisaient déjà sourire, j'ai du mal à suivre Keersmaeker qui semble volontairement laisser de côté des accents par lesquels je me serais laissée emporter avec joie. J'essaye d'entendre la musique comme elle la danse et finit non sans mal par deviner une espèce de ligne sous le flot des notes, presque inexistante à force de constance – le silence de la musique, comme il y a le silence de la mer (en termes musicaux : la basse). En suivant cette ligne musicale, tracée à la craie, la danse très mesurée de Keersmaeker installe un rythme qui laisse la place à l'écoute, comme celui de la marche laisse place à la réflexion. Il y a quelques années, j'aurais peut-être apprécié qu'on m'entraîne vers la musique par le corps. Mais depuis, j'ai appris à l'écouter (assise, avec mon imagination propre) et Partita 2 est trop humble (ou trop mathématique1 ?) pour me la faire entendre autrement et renouveler l'image que je m'en suis faite. Elle ne fait qu'en proclamer la suprématie par une danse toujours à la limite de la redondance.

 

1 « Ce qui m'intéresse, c'est que […] la danse permette de visualiser la structure de la partition, ses fondations. » A. T. D. K., citée dans le programme.

29 novembre 2013

Ce que le balletomane occidental ne voit pas de lui-même

À propos du Ballet national de Chine, il y a deux mois au théâtre du Châtelet.

 

À chaque fois qu'il est question de relation entre danse et politique surgit Le Détachement féminin rouge, qui dispute également à Épouses et concubines le titre de grand ballet classique chinois, au sens occidental du terme. Autant dire que j'étais très curieuse de voir et que je n'étais pas la seule. Pour autant, ce ballet ne saurait se résumer à une curiosité que l'on bazarderait dans un coin de son blog comme dans un de ces cabinets du xviiisiècle : si l'on veut bien s'y frotter un peu, on remarque que cet objet insolite a tout d'un miroir, qui reflète notre tradition occidentale du ballet, et d'un miroir sans tain, qui plus est, qui laisse apercevoir la manière dont la Chine s'approprie des traditions qui ne sont pas les siennes, adoptant les codes de l'Occident sans en adopter les valeurs.

Comme à peu près tout ballet du répertoire, l'intrigue du Détachement féminin rouge peut se résumer en une phrase : une servante se libère du joug des propriétaires terriens qui l'asservissent et rejoint la phalange féminine de l'Armée rouge, qui fera bien évidemment triompher le communisme, non sans quelque sacrifice héroïque. Sur cette trame somme toute maigre vient se greffer l'attirail du ballet classique, avec variations des solistes, ensembles tirés au cordeau et avancée narrative à coups de pantomime. On y trouve beaucoup de petits pas mesurés, à la manière des pas glissés que l'on peut voir dans l'opéra chinois, et de têtes inclinées, peu compatibles avec la technique classique qui utilise la projection du regard pour tenir le mouvement (mais quand on danse Le Lac des cygnes sur les épaules et la tête de son partenaire, on ne s'arrêtent pas à de tels détails) mais qui donnent à sentir la prégnance de l'humilité dans les cultures asiatiques. La stylisation n'est jamais loin de la simplification : on nous donne à voir une culture folklorisée, beaucoup plus simple à assimiler puisqu'elle assume déjà notre point de vue d'Occidentaux. Le Détachement féminin rouge est ainsi à la Chine ce que La Bayadère est à l'Inde : on a simplement remplacé les jarres par des sacs de riz.

Les tableaux créés sont redoutablement efficaces ; la salle entière éclate en applaudissement lors d'une traversée des danseuses en grands jetés, l'une après l'autre, comme les balles des fusils qu'elles mettent en joue (Diane et Actéon s'est bien modernisée). Ce passage m'est resté en mémoire comme emblématique du ballet : d'une part, le défilement ininterrompu des danseuses ressemble au déroulé d'un zootrope, rappelant ainsi que le ballet est l'adaptation d'un film ; d'autre part, le défilé militaire met en lumière l'un des fondements de la danse classique : la discipline. S'il est rare que le corps de ballet incarne sur scène un corps d'armée, il n'en partage pas moins un certain nombre de caractéristiques communes comme les alignements ou la synchronisation, raffinées à l'extrême (que l'on pense par exemple aux barèmes de taille et de poids pour rentrer à l'école de danse de l'Opéra de Paris) – un véritable bataillon de ballet. Armée de l'air ou de sylphides, l'envol est toujours strictement encadré, limité1 : la vitesse à laquelle les danseuses se succèdent les oblige à faire des grands jetés beaucoup plus longs que hauts. Sur ce plan-là, Opéra de Paris ou Ballet national de Chine, même combat.

La différence fondamentale par rapport au ballet occidental est que la transgression d'Icare ne constitue même plus une tentation : alors que, sous nos latitudes, le corps de ballet sert d'écrin à une soliste que son partenaire aide à défier la pesanteur en la portant, il est le sujet même du ballet. Le Détachement féminin rouge exalte la force du groupe ; l'individu ne s'en distingue pas, sinon comme figure exemplaire, qui tient plus du mythe que du héros. La suprématie du groupe sur l'individu se traduit par l'absence de pas de deux, pourtant un élément essentiel de tout ballet classique (occidental), au point que de nombreuses pièces néoclassiques ne sont plus constituées aujourd'hui que d'une succession de pas de deux. Ce n'est pas un hasard si le chorégraphe, qui maîtrise parfaitement les codes du ballet classique, les a remplacés par des pas de trois (entre l'héroïne et les deux soldats qui la trouvent ; entre l'héroïne, le chef et la cheftaine du bataillon... seule exception : un duo de deux femmes, deux camarades, donc). L'amour, auquel est majoritairement associé le pas de deux dans les ballets du répertoire, est potentiellement source de troubles pour l'ordre social : le prince Albrecht séduit une simple paysanne ; la fille mal gardée agit en cachette de sa mère ; ne parlons même pas de Roméo et Juliette... La tendance des amoureux à se soustraire à la société fait de l'amour une valeur délicate à reprendre au compte de l'idéologie communiste, où chaque relation devrait dans l'idéal inclure un tiers (l'État communiste). En même temps, l'abstraction se communique bien moins aux foules que le sentiment : les pas de trois laissent ainsi affleurer le pas de deux sous surveillance, et l'on prend bien soin de tuer la passion dans l'œuf, en sacrifiant le héros (le prince, dans le schéma des contes) sur l'autel de l'héroïsme (l'exemplum idéologique) – il n'était héros qu'au sens dramaturgique du terme : un personnage principal. Au bout de la formation en V, le drapeau communiste a remplacé le prince.

Cette capacité à reprendre les structures du ballet classique sans en reprendre les valeurs (ou plus simplement, les histoires, l'imaginaire) est fort surprenante, car il ne s'agit pas seulement d'un vocabulaire chorégraphique (dans lequel néoclassiques et contemporains ont pioché à loisir) mais de la structure même du ballet, en actes, variations, ensembles et pantomime. Or cette structure, on ne l'a pour ainsi dire jamais vue à nue ; lorsque des chorégraphes classiques occidentaux la reprennent aujourd'hui, ils reprennent en même temps les thèmes qui lui sont habituellement associés (La Source, Le Petite Danseuse de Degas...). À la surprise de voir ainsi notre ballet décortiqué s'ajoute celle de voir avec quelle habileté la récupération est opérée : dans la structure vidée de ses valeurs, d'autres valeurs sont placées, comme interchangeables – exactement comme la Chine a repris la structure capitaliste de l'économie en remplaçant le libéralisme que nous lui avions associé par l'idéologie communiste. La facilité avec laquelle ce pays adopte les codes de notre société sans être affecté par les valeurs qu'ils véhiculent suggère que nous n'aurons aucun mal à nous laisser berner par leur occidentalisation très superficielle. Il n'y a qu'à voir la manière dont nous nous sommes rendus au spectacle, la manière dont nous avons capitulé devant l'énergie qui y était déployée, après avoir souligné que, quand même, c'est affreusement kitsch.

L'utilisation massive de ce terme par la critique et les blogueurs m'a fait tiquer : hors Europe de l'Est, le kitsch est habituellement perçu comme une notion esthétique ; or, il prend ici le sens que lui donne Kundera, « un paravent qui dissimule la mort2 » qu'on utilise pour exclure « de son champ de vision tout ce que l'existence humaine a d'essentiellement inacceptable3 ». Le kitsch politique du communisme4 réside dans la négation de toute résistance de la réalité à sa doctrine et le camouflage de l'inacceptable parole des dissidents derrière un paravent de propagande. Mais les spectateurs ont-ils seulement conscience de la pertinence du terme qu'ils emploient ? La qualification, souvent étayée par la mention des costumes ou du passage où le héros meurt sous le feu de petites flammèches ridicules, vise bien dans les esprits le sens premier du terme : l'esthétique. Les spectateurs condamnent tour à tour l'esthétique kitsch du ballet et la visée propagandiste du ballet sans s'apercevoir de la contradiction qu'il y a alors à apprécier le spectacle : si, dans le cadre d'une œuvre de propagande, dont on ne peut démocratiquement pas prétendre aimer le fond, on n'aime pas non plus la forme, que reste-t-il ? La découverte d'une curiosité, s'empresse-t-on de répondre. Mais alors, pourquoi s'amuse-t-on, au point d'applaudir au milieu de la traversée en grands jetés ?

À ce stade de la réflexion, soit on est obligé de réhabiliter l'esthétique et d'avouer que les tableaux dansés trouvent grâce à nos yeux, soit on doit envisager le kitsch dans son aspect politique – ce qui revient finalement au même : à reconnaître la force d'attraction du kitsch, qui lie esthétique (le beau) et morale (le bon) dans un semblant de platonisme. On a beau le condamner, il ne cesse de nous fasciner :

« À l'instant où le kitsch est reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Ayant perdu son pouvoir autoritaire, il est émouvant comme n'importe quelle faiblesse humaine. Car nul d'entre nous n'est un surhomme et ne peut échapper entièrement au kitsch. Quel que soit le mépris qu'il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine5. »

On a beau jeu de s'amuser de la réception premier degré du parterre de dignitaires chinois, qui arborent tous un brassard comme signe d'appartenance au parti ; l'insistance avec laquelle on condamne le message politique de l'œuvre et l'on tourne en dérision la propagande qui, évidemment, n'a aucun effet sur nous, démocrates que nous sommes, indique que nous n'échappons pas plus au kitsch droits-de-l'hommiste :

« Le besoin du kitsch de l'homme-kitsch (Kitchmensch) : c'est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue6. »

Un bon spectacle et une bonne conscience pour le même prix, ce n'est pas beau, ça ? Le kitsch des autres est reposant, il nous empêche de voir le nôtre (ou alors, c'est juste parce que je n'ai pas encore de place pour La Belle au Bois dormant) et instaure un semblant d'entente en s'adressant à lui : « La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch7. » Sûr qu'on s'entendra plus facilement sur un ballet de propagande que sur la peine de mort !

À lire aussi, la critique de Rue89.

  

1 L'idée est développée dans La Fabrique de l'homme occidental, un documentaire réalisé à partir du livre éponyme de Pierre Legendre. Du coup, je ne devrais pas tarder à me mettre à la lecture de La Passion d’être un autre. Étude pour la danse, du même auteur – auquel j'ai également piqué l'idée du titre à partir de Ce que l'Occident ne voit pas de l'Occident

2 Kundera, L'Insoutenable Légèreté de l'être, édition Folio, p. 367.

3 Idem, p. 357.

4 « Ce qui lui répugnait, c'était beaucoup moins la laideur du monde communiste […] que le masque de beauté dont il se couvrait, autrement dit, le kitsch communiste. » Idem, p. 358.

5 Idem, p. 372.

6 Kundera, L'Art du roman, p. 160.

L'Insoutenable Légèreté de l'être, p. 363.

25 novembre 2013

Souvenirs en sourdine

Mozart / Bruckner

Mon souvenir du concerto s'est amalgamé à d'autres, qui, répétés, mélangés, oubliés forgent l'imaginaire d'un compositeur, qui fera dire : c'est du Mozart, comme on dirait : c'est du chocolat et de la pâte d'amande, en croquant dans une Mozartkugel. Avalé, on n'en a pas de souvenir plus précis que : c'était bon ; il faudra en goûter à nouveau pour en retrouver la saveur.

L'effet que m'a fait la messe de Bruckner, en revanche, je m'en souviens beaucoup plus distinctement. Par pur préjugé onomastique, j'ai longtemps renâclé devant ce compositeur. Et puis : la messe. Un Léviathan spirituel qui vous fait sentir appartenir au chœur des chanteurs et des hommes, qui doutent souvent, sombrent et souffrent parfois mais sont toujours soutenus, sans cesse soulevés, entraînés par cette foi moins divine qu'humaine, divinement humaine, qui tire sa force et sa beauté de sa fragilité même. Je découvre ce qu'est une communion, une comme union, une presque union qui vous comprend sans jamais vous perdre dans le tout, lequel se dissoudra plutôt que de risquer de vous écraser – une gigantesque vague se brisant d'elle-même en innombrables gouttes d'écume.

 

 Mit Palpatine

 

Bartók / Janáček

À la recherche du concert perdu. Bartók / Janáček : si je l'ai noté sur mon post-it à chroniquettes, c'est que j'y ai assisté.

Le brainstorming donne :

trous : 1 / mémoire : 0

La recherche sur le blog de l'Orchestre de Paris :

résultats : 78 / résultat : 0

Nombre de pages d'archive sur blog de Palpatine :

Lola : 14 / Bartók : 4 / Janáček: 3 / Bartók-Janáček : 1 dont 0 concordance

Le googlage Klari + Bartók + Janáček me renvoie chez Joël, qui remporte donc la palme du blogueur le plus assidu (concert du 22 février, par Radio France – je pouvais toujours chercher du côté de l'Orchestre de Paris). Une petite vérification sur Wikipédia1, un brin de reconstitution, un soupçon d'imagination et voilà la Sinfonietta avec sa rangée de trompettes à la place du chœur. Ouf !

 

Mahler

Mahler, alors qu'il s'agissait en réalité de Sibelius / Chostakovitch / Malher : c'est dire si « la mahlerisation souristique est en marche ». Toute la symphonie pourrait se résumer en une image : le lutin Paavo Järvi, agitant sa baguette comme un chef de chantier agiterait les bras pour diriger la manœuvre, fait surgir un immense tronc d'arbre de terre, un tronc géant, façon géant de la mythologie germanique, une colonne d'écorce volcanique, qui jaillit en continu dans un tremblement de terre formidable – force tellurique qui n'est pas sans rappeler l'iconographie et la temporalité des mangas...

 

Détail d'une capture d'écran de Dragon Ball (je crois)

 

Souvenirs encadrés

À vouloir trop ou trop bien dire, on finit par ne plus rien dire du tout, surtout de ce qui nous a particulièrement plu, à quoi l'on craint de ne pas rendre justice. Parce que les reproductions que j'ai accumulées dans des dossiers sur mon ordinateur n'illustreront probablement jamais les articles complets que j'ai imaginés, voici une triple bill Hopper, Dali et Chagall, histoire de conserver une part de l'étonnement suscité par les expositions de la saison dernière. Pour le reste, pour le décorticage en règle auquel j'aime si souvent me livrer, il y a déjà des essais, après tout.

 

Hopper

Hopper est certainement un des peintres que j'ai le plus fréquenté et dont j'avais paradoxalement vu très peu de toiles (une ou deux à New York, en vacances). La grande surprise de la rétrospective proposée au Grand Palais, cela a été l'intensité des couleurs – comme ironiques des débuts flashy de la publicité. Ce vert, surtout ! J'en lorgne davantage encore vers l'édition de Citadelle & Mazenod1.

 

A room in New York

A room in New York et son papier peint vert Van Gogh

 

Et puis, dans de petites salles dédiées, j'ai découvert des aquarelles aux aplats d'huile, et les gravures, presque secrètes, de scènes entr'aperçues depuis le métro aérien. Loin de conclure une rencontre prévue de longue date avec le peintre, l'exposition m'a laissée la curieuse impression que, plus on le fréquente, moins on peut prétendre le connaître2. D'où la lecture du passionnant essai d'Alain Cueff : Edward Hopper, entractes, qui offre une multitude d'analyses pour expliquer cette impression et nous faire reconsidérer l'œuvre sous des angles inédits. À lire de préférence un jour d'hiver froid et ensoleillé, quand la lumière s'approche de celle qui tape, aveugle, sur les grandes façades blanches d'Amérique.

 

Dali

L'intelligence fulgurante, instinctive, viscérale. Devant ce monde de corps qui s'imbriquent, reproduisent, putréfient, où tout est dans tout, et la beauté dans le malaise, je m'étonne que les parents exposent leurs enfants à la pulsion de mort qui émane du désir, puissante, inévitable, que, même adulte, l'on prend de plein fouet. On essaye d'analyser ce que l'on voit pour amortir ce que l'on ressent mais les correspondances d'un tableau à l'autre, multiples, innombrables affolent les neurones, on n'arrive bientôt plus à absorber, digérer ce que l'on voit, ce que l'on est effrayé de comprendre soudain – l'intelligence fulgurante, instinctive, viscérale.

 

Salvador-Dali-The-True-Painting-of-_The-Isle-of-the-Dead_-by-Arnold-Bocklin-at-the-Angelus-1932

Vrai tableau de « L'île des morts » d'Arnold Böcklin à l'heure de l'Angel
On fouille dans sa mémoire pour retrouver la silhouette de l'île, au loin, quand soudain, toute lumière retirée, on comprend qu'on est sur l'île aux morts. J'ai froid.

 

Chagall

La fascination que suscitent chez moi les toiles de Chagall s'est toujours dispersée devant ses personnages, objets et animaux juxtaposés comme par un collage surréaliste, flottant là sans poids ni logique apparente, pleins d'un symbolisme que je ne sais pas déchiffrer. Mais les couleurs, le brossé à la fois âpre et doux (et le plafond de l'opéra Garnier) ont à chaque fois de nouveau attiré mon œil et je me disais que je pourrais un jour pleinement apprécier, avec un guide ou un peu d'efforts. Ou l'exposition du Luxembourg, malgré un froid glacial (la conservation des tableaux exige-t-elle vraiment une telle climatisation, parfaite pour enrhumer les visiteurs en tenue d'été ?).

Passant d'un tableau à l'autre, on repère les symboles qui reviennent et dont le réseau finit par leur donner sens, un bœuf ici, un candélabre là, et l'oiseau et l'horloge... L'instant de flottement qui me perdait s'estompe devant celui des corps, qui n'obéissent plus à aucune loi de gravité, suspendus dans un espace en dehors du temps, vie d'avant la naissance, rêve, souvenir ou je ne sais quelle autre forme d'éternité.

 

Autour d'Elle

Autour d'Elle

Les tableaux bleus, dans lesquels Chagall place le souvenir tremblotant de sa femme morte, en apesanteur et robe de mariée, sont particulièrement émouvants – comme une boule de neige qui agiterait quelques restes de tendresse pour faire sourire le chagrin un instant ou une cloche de verre qui sonnerait avec le même élan que celles des églises ou le violon de sa Danse.

 

1 Ces bouquins coûtent une blinde mais quand on voit le travail d'impression, on comprend pourquoi.
2 Impression moins forte cependant qu'à la découverte de Gerhard Richter. La lecture de ses écrits, loin d'émousser l'étonnement, ne fait que prolonger ma perplexité.