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07 février 2015

Hong Kong souterrain

Les transports font partie intégrante d'un voyage et c'est d'autant plus vrai de notre séjour à Hong Kong que, notre hôtel étant excentré, nous avons beaucoup pratiqué le métro, à raison d'une bonne heure par jour. Le métro a beau être un non-lieu, qui court-circuite la ville, c'est un endroit passionnant à observer quand on est à l'étranger, justement parce qu'il n'y a a priori rien à voir. Dans ce huis-clos quotidien, on peut regarder les gens sans qu'ils se sentent dévisagés, observer leurs habitude et deviner leur mode de vie1. Petit tour des étonnements souterrains.

L'organisation. Châtelet est l'antithèse parfaite du métro hong-kongais, où l'on sait gérer les flux de voyageur comme nulle part ailleurs. Les interconnexions entre les lignes les plus empruntées se font non par sur une mais deux stations : on ne descend pas au même endroit selon que l'on veut emprunter la ligne suivante dans un sens ou dans l'autre. Il en résulte des changements hyper optimisés, où la ligne suivante se trouve en face sur le quai (les deux directions d'une ligne sont souvent superposées). C'est au premier changement que l'on découvre...

La discipline. Stupéfaction : les Hong-Kongais attendent le métro en ligne. En ligne ! La réputation des Allemands est totalement usurpée ; même à Berlin, je n'ai jamais vu ça. Les passagers arrivent sans se presser et se placent derrière les précédents, formant peu à peu deux petites lignes devant chaque porte, de part et d'autre de la flèche qui indique la place à laisser aux passagers pour qu'ils puissent sortir de la rame. Mieux encore : quand le métro est plein (c'est-à-dire, selon la conception parisienne, quand il y a encore de la place pour faire rentrer facilement dix personnes par porte), ils restent debout devant les portes ouvertes et attendent tranquillement qu'elles se ferment et laissent place au métro suivant, le nez dans leur smartphone. D'un coup, on imagine beaucoup mieux comment ce peuple peut faire corps et la titraille racoleuse des magazines économiques, façon La Chine en marche, prend une tout autre dimension. Les passagers du métro hong-kongais sont une armée en puissance.

Les lois. Il faut dire que, d'une manière générale, ça ne rigole pas. On ne mange pas et on ne boit pas dans le métro, ni dans les trains ni dans l'enceinte (the paid area). On ne fume pas non plus sur les quais menant aux ferry, ni ailleurs, en fait – à se demander où les fumeurs fument. Des amandes substantielles sont là pour vous en dissuader et vous discipliner. On vous travaille au corps – qu'il faut sain.

La phobie des microbes. Le sol est si propre que l'on pourrait manger par terre – c'est-à-dire si on en avait le droit. Je croyais que l'interdiction de boire et de manger dans le métro était une question de propreté, mais à voir les masques chirurgicaux portés ça et là (les passagers masqués sont loin d'être majoritaires mais ils sont tout de même en nombre non négligeable), il semblerait que ce soit surtout par crainte des microbes. Le soupçon est entériné par la fréquence à laquelle les toilettes publiques sont non pas nettoyées mais désinfectées : toutes les deux heures. Dans chaque cabine, une petite pancarte Flush after use vous rappelle à l'ordre, quand la chasse n'est pas à détection automatique (moyenne de deux chasses par personne, du coup). La seule fois où la propreté s'est vue au niveau des stations services des autoroutes françaises, c'est sur le site touristique du gros Buddha. Ah, ces saletés de touriste

La pudeur. Crainte des microbes ou pudeur, on ne mélange pas sa salive : je n'ai vu aucun couple s'embrasser. Les bisous que je fais à Palpatine dans le cou (puis un peu plus haut à mesure que la barbe repoussait) en deviennent le comble de l'impudeur. Tout juste se tient-on la main. Question tabou corporel, Palpatine pourra vous parler de sa surprise en découvrant sur un étal de journaux du porno chinois, que, contrairement au japonais, il n'avait jamais vraiment vu passer (le plus étonnant, c'est quand même d'avoir réussi à trouver des Chinoises avec de la poitrine, parce que, d'une manière générale, elles en ont à peu près autant que moi, c'est-à-dire pas). Tout cela risque de changer dans les années qui viennent, sous les assauts des sex-toys made in China, que l'on trouve parmi d'autres babioles, plus ou moins artisanales, au marché de nuit de Temple Street ! Pour éviter la frustration enfantine d'avoir un jouet mais rien pour le faire marcher, le dernier stand de la rue s'est spécialisé dans les piles. On a bien ri. Fourni sans piles.

La climatisation. Il n'y a pas de fenêtres dans le métro, mais on a quand même les cheveux qui volettent. Au premier courant d'air glacé, Bill Bryson s'est mis à clignoter dans ma mémoire et je me suis souvenue des États-Unis et de la polaire qu'en plein été, j'étais obligée de trimballer avec moi pour ne pas prendre froid. J'aurais préféré que l'américanisation s'en tienne aux Starbucks.

La taille. La taille des gens, d'abord, plus petits en moyenne qu'à Paris : Palpatine se sent inhabituellement grand ; une dame nettoyant le lavabo des toilettes lève les bras en riant pour me faire signe qu'elle me trouve grande (ou alors elle apprécie ma casquette gavroche, je ne sais pas, après tout). La prolifération des terrains de basket, partout dans la ville, dans les écoles, sur les toits, paraît encore plus curieuse quand on prend en compte ce critère de taille.
La taille des rames de métro, ensuite, comme des gratte-ciel couchés. La longueur est telle qu'à Paris, la tête du métro serait déjà arrivée à la station suivante quand la queue entre en gare. Il n'y a pas de wagon (comme dans la ligne 14), si bien que, lorsque le métro prend un tournant, dévoilant l'interminable alignement des barres, j'ai l'impression de retrouver cet ersatz d'infini que, petite, je provoquais à souhait, en me tenant entre les miroirs qui recouvraient les portes de la penderie de ma grand-mère, me transformant à moi toute seule en corps de ballet (je crois que mon goût pour les mises en abyme vient de là).

L'anglais. Tout, presque tout, est sous-titré en anglais, quitte à être plus royaliste que la reine. Le fameux Mind the gap, importé par habitude alors même que le gap est quasiment inexistant, se trouve ainsi parfois explicité : please, be aware of the difference of level between the the train and the platform. Bien plus que la conduite à droite ou les uniformes très private school des écoliers (les filles, toujours aussi peu gâtées avec des jupes droites sous les genoux), la langue est l'aspect le plus visible de l'héritage colonial. Et sûrement le plus avantageux : Hong Kong offre ainsi au touriste le dépaysement de la Chine sans les inconvénients de la Chine. Pour se convaincre de la barrière mise à bas, il suffit d'essayer de comparer le nom d'un restaurant donné en chinois dans le guide avec les idéogrammes, comme tracés à la main, de la devanture : compter le nombre d'idéogrammes distincts est encore le moyen le plus rapide de savoir si l'on se trouve au bon numéro, tant la graphie manuelle est différente de la dactylographiée !

L'écriture. Véritable challenge informatique que de permettre la saisie de centaines d'idéogrammes à partir d'un clavier de smartphone... Rien que pour ça, j'ai adoré lorgner sur les téléphones. N'ayant pas le moins du monde l'impression de m'immiscer dans la vie privée des gens, analphabétisme local aidant, je ne m'en suis pas privée : entre deux pages Facebook, j'ai pu observer deux moyens d'écrire des SMS en chinois. Le premier relève de l'OCR : on dessine l'idéogramme à main levée et le téléphone propose le caractère correspondant (ou ceux qui s'en approchent). Le second serait davantage « syllabique » : on compose l'idéogramme grâce à des touches qui reproduisent les traits de base, les touches proposées s'adaptant aux traits déjà choisis, jusqu'à ce que le téléphone soit en mesure de proposer des idéogrammes entiers (un peu comme les machines de la SNCF, où les lettres du clavier se grisent en fonction du nom des gares correspondant aux lettres déjà entrées). L'ardoise magique découverte au Relay de l'aéroport, qui a pour particularité que son résultat est exportable en PDF, prend tout son sens dans un pays où écrire, c'est dessiner.

Il y a aussi les petites idiosyncrasies du métro, qui ne laissent rien deviner sur Hong Kong mais font qu'on le reconnaitra dans les films ou en photo comme étant bien le métro de Hong Kong. Ma préférée, c'est cette affiche :

affiche métro

On ne s'arrête pas quand on entend la sonnerie, mais quand on entend DO-DO-DO – par opposition à DING-DONG (affiche verte), qui indique que l'on doit laisser descendre les passagers avant de monter à bord de la rame.
 

Il y a aussi ce pictogramme de place prioritaire, où le petit vieux, à la différence de la femme enceinte et de l'éclopé, appuyés sur le dossier, est courbé en avant sur sa canne.

affiche métro

 

J'ai pensé aux petits vieux que l'on a croisé dans les rues en train de pousser des chariots de cartons et me suis aperçue à mon retour en France que notre pictogramme présente exactement les mêmes caractéristiques. Comme quoi... Les voyages conduisent à s'étonner de ce que nous ne verrions pas chez nous. Ce regard anthropologique ferait de nous des poètes si nous parvenions à le conserver en dehors du cadre qui l'a fait naître et à le poser sur nous-mêmes au quotidien pour nous voir, nous-mêmes, autres. Illuminations à suivre.

22 septembre 2013

Au Rijksmuseum

Vue du Rijskmuseum

 

Quinze ans. Je peux dire cela à présent : cela fait quinze ans et même un peu plus que je suis allée à Amsterdam et que j'en ai ramené le souvenir d'un musée gigantesque, haut et sombre, et d'un parquet qui craque. Depuis, j'ai pris quelques centimètres supplémentaires et la mémoire d'autres voyages : quoique très grand, le Rijskmuseum ne me paraît plus démesurément gigantesque. Rénové de fond en comble, il aligne désormais des salles claires, lumineuses, qui ne cumulent plus des étages de tableaux sur un même pan de mur. Les voûtes sont toujours présentes mais, repeintes en même temps que les murs, elles confèrent au bâtiment une modernité à la fois esthétique et respectueuse de l'histoire.


Hall intérieur du Rijksmuseum

 

La seule chose qu'on ait perdu au change, c'est le calme. Je me souviens être restée devant La Laitière, seule, le temps de me remettre de ma surprise : le tableau est tout petit. Aujourd'hui, impossible de s'abîmer dans la contemplation, on peut déjà s'estimer heureux si l'on aperçoit le tableau. Vermeer et Rembrandt se livrent une guerre sans merci, à qui sera le plus admiré, le plus photographié – Van Gogh étant hors compétition, dans son propre musée, à part. La Jeune Fille à la perle, autrefois perdue au fond d'une salle abritant des marines tempétueuses, derrière un pan de mur, a disparue, emportée dans les flots de touristes ou, à l'abri, dans les réserves ou un autre musée – allez savoir. Je préfère me concentrer sur tous les peintres que je ne connais pas, cette ignorance étant un petit scandale. Et inventer des légendes idiotes. Voici à quoi ressemblerait une visite express du Rijksmuseum si j'étais guide. 

 

Hercule emmène son lion chez le dentiste

Ouvrez la bouche et faites "Aaaaaaah" ou Hercule emmène son lion chez le dentiste.

 


Mary Magdalene, Carlo Crivelli


Mary Magdalene n'est pas très photogénique, sur ce coup : il faut bien voir que le corsage, presque en relief à force d'ouvrage, ressemble à une armure, que les doigts fins délicatement recourbés se détachent sur le fond dorés comme dans un Klimt et que le bas de la robe, rouge, prend des allures de Mucha. Tout ça dans une peinture du XVe siècle. Surprenante et fascinante.
 

 


Des paires et des paires de jambes

La Laitière, de Vermeer

 


JanVeth, portrait de ses trois soeurs

Portrait of Cornelia, Clara and Johanna Veth, Jan Veth 


Jan Veth "portrayed his three sisters with painstainking honesty". Ou comment minutieusement éviter de dire qu'on les trouve laides. Alors que ce n'est pas tout à fait juste ; peut-être parce que j'anime Clara du souvenir d'une élève de cours de danse, à laquelle elle me fait penser, mais aussi parce que Cornelia a un visage incroyablement expressif. Je l'imagine comme une gouvernante qui a vu beaucoup de choses et serait l'ancêtre de McGonagall. Bah quoi ?

 


Breitner-George-Hendrik-Girl-in-white-kimono-Sun

Girl in White Kimono, George Hendrik Breitner, 1894


Est-ce la pose, contorsionnée, ou la lumière du kimono ? On croirait que Lewis Carroll s'est entiché d'une figure dramatique japonaise.

 


summer-luxuriance

Summer Luxuriance, Jacobus va, Looy, aux environs de 1900

Peut-être deux mètres de large : autant dire un océan de jacinthes dans lesquelles se noyer à la tombée de la nuit. Et au-dessus, lorsqu'enfin on arrive à relever la tête, la lumière rougeoyante d'un coucher de soleil. Rencontre fortuite de Van Gogh et de Magritte. Étrange parfum.

 

Voilà, voilà, n'oubliez pas de laisser un petit mot pour le guide en partant. 

21 septembre 2013

Amsterdâme

Rails de tram

 

En gare de Rotterdam, sur le quai, une gamine aux jambes immenses et toutes fines boit son café en dehors, agite sa touillette comme la fille mal gardée moud le grain. Son chignon tire ses traits fins, creuse ses yeux. L'expression reprend soudain son sens : petit rat comme rachitique.

 

Pigeon sur la place

 

À un moment, j'ai suivi un blog dont le principe était : les photos que je n'ai pas prises. Je n'ai pas pris les guidons de bicyclettes qui dépassaient des haies, comme les cornes d'élans dans la forêt. Je n'ai pas pris cette gamine blonde aux yeux de loups. Je n'ai pas pris, pas comme je le voulais, derrière la vitre un peu fumée, le profil incroyablement pur d'une asiatique que l'on aurait crue recueillie en pleine cérémonie du thé et qui buvait simplement un café avec une amie tout ce qu'il y a de plus néerlandaise. De drie Graefjes. Une suffisait.

 

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 C'est Audrey. Pas au bon siècle, pas dans le bon livre, que j'ai pris pour The Invention of tradition, mais c'est Audrey.

 

Ombre de vélo

 

À vélo, à Paris, on dépasse peut-être les taxis mais à Amsterdam, à vélo, on fait des trucs bien plus rigolos : discuter comme si l'on était assis au café ; promener son chien qui rayonne moins que les roues ; promener son gamin ; promener une tripotée de gamins, collés sur des bancs en face à face à l'avant d'un curieux pousse-pousse minibus néerlandais ; sucer des sucettes ; fumer la pipe ; tapoter le dos de sa voisine ; écouter de la musique et son corollaire : chanter ; rêvasser les coudes sur le guidon ; téléphoner et mieux encore : textoter. Ils sont nés avec un vélo entre les cuisses. J'imagine, à la naissance : un garçon ? une fille ? C'est un vélo !

 

Ombre de vélo

 

Amsterdam ne connaît pas le niveau à bulle. Les immeubles sont plantés le long des canaux comme les dents d'une vieille dame. Comme si du traditionnel voyage en Italie, on n'avait retenu que Pise. Les façades indiquent que cela dure depuis 16xx, 17xx ; ce n'est pas maintenant qu'on va tout remettre d'équerre.

 

Canaux

 

Palpatine s'étonne que je me repère bien. Ce n'est pas compliqué : la ville est en WiFi, les canaux en guise d'ondes autour du point de la gare Centraal.

 

Tram et canaux

 

 

L'herbe – verte : une odeur âcre à certains coins de rue. Les vitrines – rouges : des pièces aux chaises et lavabo rosés, désertées à l'heure du dîner ; une fenêtre très en hauteur derrière laquelle une jeune femme en jeans ôte un blouson après avoir étendu une serviette de plage sur un lit invisible, regardant d'un air las la ville à ses pieds.

(Question idiote : les lanternes sont-elles plus prisées que les néons ?)

 

Sac Rubiks cube

 

Sur les ponts, les chromes des bicyclettes se confondent avec les reflets du soleil dans les canaux – le versant poétique des diamants qui, selon Palpatine, achèvent de faire de la ville un paradis fiscal.

 

Reflet du soleil sur le canal et les vélos

 

Il faudrait le faire : la rubrique nécrologique des parapluies désossés, qui gisent au coin des rues comme de grosses araignées amochées ; la collection de fifty shades of blond (hair) et, sur bandes, les cinq ou six sons de sonnettes que l'on entend en permanence dans son dos parce que le piéton est une invention touristique qui piétine les plate-bande des vélos, toujours en travers de leur (auto)route. Le Parisien est un dilettante : traverser à l'amsterdamois, voilà qui est du sport – peu pratiqué, il est vrai, vélo oblige : deux ou trois passages piétons recensés en quatre jours de quadrillage pédestre.

 

Traversée du parc jusqu'au Concertgebow

 

Tournesols en pot

"Le premier qui trouve le soleil lève le pétale !"

Auvent photogénique du musée d'art moderne et tournesols

 

Le B, le b.a.-ba de la bouffe : Bagels & Beans, qui vous empaquette votre bagel à la cream cheese honey & walnut dans une boîte à burger bio ; Bed & Breakfast et leur muffins au goût new-yorkais, appel & cinammon. Boulgui-boulga de langues : les ingrédients se déchiffrent en néerlandais grâce à l'allemand, et les commandes se prennent en anglais – que tout le monde parle heureusement. On ne réagit pas au français sur les devantures ou dans les menus : c'est le prix qui fait un choc. Le français est chic, le français est cher : forcément, le Français est râleur.

 

Boîte de burger pour bagel

 

Quand on achète des chaussures à Amsterdam, elles sont déjà imperméabilisées. Et après, c'est Londres qui traîne une mauvaise réputation météorologique.

 

Motif de pluie

 

Marcher seule, à son rythme, jusqu'à baigner dans cette attention flottante qui rend tout visible et vivant puis se retrouver, marcher plus vite, s'animer et discuter jusqu'à oblitérer la ville. Le plaisir de visiter seule et voyager à deux.

 

Chaîne d'un pont couverte de cadenas et une église au loin

 

J'ai vu Isabelle Ciaravola, étoile de l'Opéra de Paris, danser dans la boutique de danse d'Amsterdam, juste derrière la caisse. Papillon, c'est le nom du magasin. J'y ai fait l'acquisition d'un joli justaucorps de pétasse violet.

 

Touriste enfant étalé dans une lettre d'Amsterdam

Dans le a d'Amsterdam...

 

Visiter les sex shops avec Palpatine, c'est ne jamais trop savoir si l'on s'amuse sous prétexte d'informatique embarquée ou si l'on fait une étude de marché sous couvert de lubricité. Inégalités mises à nu : l'un, cheap et plastique, ne risque pas de convenir avec ses sex toys que je verrais bien accrochés au-dessus d'une pêche aux canards, n'était leur caractère sexuel ; l'autre, classe et dentelle, avec des loups qu'on achèterait bien si on avait la moindre idée de l'occasion à laquelle les porter, est tenu par un vendeur trilingue. Alors qu'il tâte le terrain dans un français parfait, je repasse mentalement toutes les âneries que j'ai pu dire dans les minutes précédentes. Mais il n'est que respect, conseils discrets et sourire chaleureux.

 

Tasse de thé à l'opéra

 

Nuages lumineux au-dessus de la ville sombre 

Every cloud has a silver lining. C'est faux : every cloud has a golden lining.

 

Auvent du musée d'art moderne qui se détache sur un ciel ensoleillé d'après orage

 

Aux abords de la gare, un mât, une mouette et. Le ciel vide. 

 Ciel vide

 

La grisaille d'Amsterdam a quelque chose de réconfortant : elle n'est pas exigeante, on ne se sent pas obligé d'être heureux ou rayonnant, de profiter de son week-end. On peut le gâcher tranquillement, pas à pas, pavé à pavé, le laisser ruisseler jusqu'aux canaux et se contenter d'exister, quelque part sous un parapluie.

 

Soleil rasant sur deux lits jumeaux

 

18 septembre 2013

Sylphides et momies

Il faut bien dire ce qui est : Les Sylphides, c'est un peu chiant. Mais parfait pour découvrir une compagnie. On peut butiner les visages, caresser les bras du regard et scruter les pieds sans craindre de rien manquer de la chorégraphie. Il y a quelque chose de reposant à ne pas chercher à reconnaître les danseuses ; je choisis seulement quelques favorites pour alterner vue d'ensemble et close-up. Ce ne sont pas des sylphides éthérées : exit le lyrisme à la russe, la gueule évanescente à la française et les tutus ultra-vaporeux. Aux Pays-Bas, on a de la sylphide moelleuse, bras rond et descendes de pointe amorties. Que c'est bon de revoir des corps qui dansent après deux mois de diète !

 

 photo de groupe des sylphides

Photo d'Angela Sterling.
Au milieu, à droite, Erica Horwood, une jolie rousse que Palpatine n'avait même pas spottée (c'est dire à quel point il était crevé).

 

La seule chose qui me dérange, tandis que les grappes de sylphides se font et se défont, ce sont leur pointes : peu importe la cambrure de leur pied ou l'extrême en-dehors de certaines, on dirait des sabots. Je ne sais pas si c'est la marque qu'elles utilisent (à l'entracte, je crois apercevoir une paire de Sansha dans un grand conteneur transparent de pointes, au milieu de marques inconnues et de Freed), le brillant du satin ou le début de saison mais cela fait un drôle d'effet. Qu'importe : j'ai rarement vu un ballet faire corps de cette manière en dehors de l'opéra de Paris. À moins que ce ne soit le fil rouge du programme qui m'y rende particulièrement attentive : Corps, à l'étranger, ne peut désigner que le corps de ballet et les trois pièces présentées entendent lui rendre hommage.

 

Inutile de vous dire que ce n'est cependant pas exactement comme cela que je l'ai entendu lorsque un corps de ballet uniquement masculin a débarqué sur scène en mini-short noir. Jambes écartées, solidement ancrés dans le sol et progressant par à-coups, ils ont un vague air de gladiateur : si cela transforme l'un des principals, particulièrement massif, en viking, les grandes lianes aux cuisses parfaitement musclées sont en revanche tout à fait à mon goût. Je ne vois donc aucun problème à forcer un peu mes yeux pour ne pas en perdre une miette tandis que Palpatine s'endort, les trois présences féminines et filantes n'ayant pas suffi à le faire passer outre une faible lumière (pas plus que leurs robes, très simples et élégantes, en drapé). Même si cette pièce néoclassique de Hans Van Manen n'est pas inoubliable, mes hormones frétillantes auraient tendance à me faire dire que c'est bien dommage. Laura Cappelle aurait tendance à dire pareil – mais en mieux : « Hints of passive aggression compete with mature lyricism throughout. » J'aurais bien aimé avoir écrit ça. Mais bon, chacun ses hormones frétillantes – et les rousses sont bien (re)gardées.

 

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Photo non contractuelle, comme qui dirait. J'avais 1 an quand elle a été prise. Vous ne pouvez donc pas y voir Vito Mazzeo. Oui, y'a du beau gosse au Het Nationale Ballet.

 

La dernière pièce, The Body of the national ballet, est totalement what the fuck. La moins aboutie du programme, c'est aussi celle qui est la plus stimulante : c'est vrai, imaginez un peu les stimuli que doivent traiter vos cônes et bâtonnets quand s'avance sur scène un homme en académique chair à paillettes avec un pagne-tutu long en simili sac poubelle bleu. Cris d'oiseaux, claquements métalliques, phrases musicales et battements de cœurs assourdis constituent la bande sonore sur laquelle Emio Greco et Pieter C. Scholten, DJs du ballet, mixent des bribes du répertoire : claque et retirés, qui rappellent en vrac la variation de la claque, celle d'Esmeralda et les retirés avec éventail de Kitri, se défont subitement pour un flash sur place de la traversée des Willis en arabesque, zappé par les chats quatre retirés du Lac des Cygne. Le fou rire me guette dès cette première phrase chorégraphique mais comme le public, plus sérieux ou moins balletomaniaque, reste bien sage, je le réprime jusqu'à la fin, alors que tout le corps de ballet se met à donner les coups des têtes des quatre petits cygnes. Entre temps, le duo de chorégraphe a posé une vraie question : et si les mortes amoureuses du répertoire n'étaient pas revenues sous la forme de fantômes mais de momies ? Je ne connais pas beaucoup de princes qui n'auraient pas décampé devant l'armée de zombies sortie de l'ombre, masque chirurgical sur tout le visage et académique plissé en guise de bandelettes.

 

Le gang des momies masquées


Photo d'Angela Sterling.
Les momies à la pose de sylphide, c'est quelque chose quand même, non ?

 

Le masque de l'anonymat, l'individualité fondue dans le groupe... y'a tout ce qui faut pour une bonne séance de masturbation intellectuelle mais on ne force personne, il est aussi possible d'apprécier la macarena des momies et de rire en pensant qu'il faut d'urgence leur interdire l'entrée des coffee shops. Rira bien qui rira le dernier : la masse des momies mouvantes, bien loin des cygnes rangés à la queue-leu-leu, finit par faire corps. Un peu trop même : cela a quelque chose d'effrayant, d'un peu trop organique – un peu comme dans la pub Sanex où les pores de la peau s'avéraient être des femmes démultipliées. Et l'on s'aperçoit soudain par contrecoup de la métamorphose qu'opère la discipline classique ; d'un tour de vis, elle contraint cette puissance organique à ne rejaillir que sur les solistes, miroirs privilégiés du public – des étoiles, donc. Quelque part, ce délire zombi rejoindrait la déconstruction d'un Jérôme Bel : ah ! Petite mort du critique et applaudissements surprenamment nourris du public.

Moralité de ce spectacle impromptu pour deux touristes tombés sur l'opéra dix minutes avant le début de la représentation : si tu ne vas pas au coffee shop, le coffee shop viendra à toi.

 

Je le sens, toi aussi, tu veux fumer.
La chaîne du Het Nationale Ballet est riche, y'a plein d'extraits de répétitions à explorer.