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02 mai 2009

Le Silence de la mer - Vercors par P. Boutron

 

Affiche le silence de la mer

 

Vu avant-hier, à la télévision, après Still walking au cinéma. Cela faisait peut-être un peu beaucoup dans la même journée, mais j’étais vraiment curieuse de voir comment la nouvelle de Vercors pourrait être adaptée. Pas que je sois une grande amatrice de ce recueil qui, hormis les deux nouvelles dont il est question, m’a laissé un souvenir complètement glauque (il y a une nouvelle qui est une espèce de délire concentrationnaire, et il y avait un délire sur des poussins, mais je ne me rappelle plus) – mais je l’avais bien en tête, rangée dans la rubrique « engagement » (c’est le propre des concours de conférer un coefficient d’utilité à nos lectures). Avec tous les jeux de non-dits qui ne prennent sens que par la focalisation, l’histoire étant racontée du point de vue de l’oncle, à la première personne, j’imaginais que le passage à l’écran serait soit fidèle, mais décevant, plat, soit aurait quelque relief, mais trahirait l’ambiance de la nouvelle.

Ni l’un ni l’autre, et la surprise de voir annoncé au générique que le film était inspiré de deux nouvelles du recueil, Le Silence de la mer, évidemment, et Ce jour-là. Je me suis dit, voilà bon, cela va être une grosse soupe immonde. Surtout que le ton des deux nouvelles n’a strictement rien à voir, parce que le petit garçon qui ne comprend pas ce font ses parents mais sait seulement qu’il ne doit pas rentrer chez lui quand un pot de géranium est sorti sur la fenêtre, n’a pas grand-chose à voir avec un vieil homme digne qui, comme sa nièce Jeanne, oppose un silence constant à l’officier allemand (Werner Von Ebrennac) ayant réquisitionné une chambre dans leur maison, et qui observe sa nièce et son attirance grandissante pour l’officier, attirance qui ne la conduira qu’à perdurer encore plus obstinément dans son silence.

De fait, le film a montré que combiner cette forme de résistance passive -résistance comme tension et lutte contre l’attirance- avec la résistance active, la Résistance, quoi, était une bonne façon de donner sens aux non-dits, et surtout d’impulser une certaine dynamique au film. Ainsi celui-ci ne tombait pas dans une lenteur ennuyeuse (une heure et demie de film de silence entrecoupé de brefs monologues de l’officier aurait rapidement lassé) et, grâce aux contrepoints fournis par Ce jour-là, le Silence de la mer devient significatif, et réussit à restaurer la tension de la nouvelle – d’où que le titre du film n’est pas usurpé.

Certes, les parties de Ce jour-là ne sont pas vraiment fidèles à la nouvelle, qui ne vaut que par le point de vue qu’elle adopte et qui n’est pas restitué dans le film. Qu’importe, cela fait partie du liant, ces ajouts qui, dirait-on, ont du sembler obligés au réalisateur, et qui font prendre la sauce, quoique n’y ajoutant pas de saveur particulière : il s’agit de la chambre qu’occupe l’officier, devenue celle des parents défunts de Jeanne, des cours de piano donnés à une jeune fille dont le père juif a perdu son travail, et sera bientôt déporté, ou encore des files d’attente devant les magasins.

 

Ah la fenêtre... heureusement qu'il n'y a pas de balcons dans les fermes françaises !
En ligne de mir, Jeanne, évidemment, en train de fumer - je croyais que peu de femmes fumaient à cette époque (à plus forte raison une jeune fille, et en temps de guerre - certes, la jeter après deux bouffées parce que l'officier la regarde, c'est un signe plus fort avec le rationnement - quand le rationnement devient romantique... bon, j'arrête les italiques, ça rend lyrique).

D’autres ajouts sont tout à fait pertinents, qui ne figurent pas dans la nouvelle, mais offrent un bon rendu à l’écran. Créer un personnage de jeune homme amoureux, pressant, encombrant mais français était une bonne idée par les contrastes que son emploi permettait : Jeanne évite autant que faire se peut sa présence et ses mains baladeuses, mais accepte de monter dans sa voiture pour qu’il la reconduise chez elle, tandis qu’elle veille un peu tard au salon pour voir l’officier rentrer, mais fait mine de ne pas entendre son invitation à la reconduire alors qu’elle n’arrive plus même à marcher.

Cette scène est bien filmée, où ayant semble-t-il répondu à la proposition de l’officier, elle se lève, et marche en direction de la portière ouverte, la dépasse, et continue de marcher jusqu’à ce que la voiture ait résolu de la dépasser, après être resté un moment à sa hauteur – vue depuis l’intérieur de la voiture, le visage de l’officier en premier plan, la jeune fille dans le cadre de la fenêtre avant.

 

D’autres éléments ont été ôtés ou modifiés, que je ne m’explique pas bien : dans la nouvelle, après la scène où Werner Von Ebrennac est venu se réchauffer au coin du feu et a parlé d’auteurs et compositeurs, il ne réapparaît plus en uniforme. Peut-être a-t-on considéré que cela permettait de rappeler à chaque instant ce qui faisait obstacle entre Jeanne et lui. Car n’importe pas seulement ce que représente cet uniforme dans la mémoire collective – si tel était le cas, les paroles de l’officier sur Pétain et l’Allemagne hitlérienne n’auraient pas été supprimées. Le film nous rend ainsi le personnage entièrement aimable et on insiste au final davantage sur l’histoire d’amour impossible que sur la résistance, celle-ci étant rejetée dans la partie beaucoup plus explicite inspirée de Ce jour-là. C’est un choix somme toute judicieux, cohérent avec le passage d’un narrateur à la première personne qui observe sa nièce à une caméra omnisciente.

Je trouve ça bien qu'ils n'aient pas donné au grand-père/oncle un regard moralisateur
(grand-père dans le film, mais il me semble oncle dans la nouvelle)

On pourrait presque dire que le passage s’effectue dans le plan où les visages du non-couple encadrent de part et d’autre de l’écran l’oncle resté en arrière-plan (qui observe les deux zigotos sans que ceux-ci l’aperçoivent) : c’est le spectateur qui est alors son pendant. Le point de vue de l’oncle est relégué en second plan, ou plutôt, nous devenons cet oncle, sans peser, contrairement au personnage, sur les réactions de la jeune fille. Nous pouvons donc assister à des scènes où l’officier et la jeune fille sont seuls. Un passage m’a particulièrement plu, où la main de l’officier s’avance vers la nuque de la jeune fille et après un suspends, s’arrête sur le dossier de la chaise et annonce le rituel « ze vous zouhaite une bonne nouit ». Le cadrage créé à lui seul le désir et sa déception.

Evidemment, on a rajouté un soupçon de mélo : les yeux cernés de larmes, et l’adieu final où elle lui court après pour une première et dernière parole, « adieux ». Wouhou. Dans ces cas-là l’ironie revient au galop. En revanche, je me suis volontiers laissée prendre au coup de l’explosion, sorte de climax qui permet de nouer les deux intrigues et de mener au dénouement : la jeune fille surprend les complices de la femme de Ce jour-là, à laquelle elle avait promis de s’occuper de son petit garçon si il lui « arrivait quelque chose », en train de poser une bombe sous la voiture de l’officier allemand. Elle ne peut rien dire, mais au moment où les autres Allemands appellent l’officier, elle se met au piano et joue pour le retenir, yeux suppliants pour elle, froncement de sourcils pour lui (ne riez pas, l’instant est grave, diable) jusqu’à ce que le chauffeur mette le contact et que ça explose sans l’officier – touchant petit temps de réaction, où il comprend simultanément qu’elle l’a sauvé (et donc qu’elle tient à lui) et qu’elle n’a pas empêché ses compatriotes de rôtir à feu vif. Fort peu à la manière de Vercors, mais tout à fait romanesque - je suis très bon public quand je m’y mets.

 

Toujours paupières baissées, regards qui s'évitent - tragique tout ça
Surtout avec les traits de Thomas Jouannet

 

01 mai 2009

Still walking *

 

affiche de Still walking

 

Le synopsis du film, que l’on peut lire partout n’est pas faux, évidemment, mais il ne sonne pas juste. Certes, « une famille se retrouve pour commémorer la mort tragique du frère aîné, décédé quinze ans plus tôt en tentant de sauver un enfant de la noyade. », mais cela n’est pas ainsi posé dans le film. On le devine avant de l’apprendre, les éléments qui permettent ce résumé sont distillés au cours du film, sans jamais que l’on ait l’impression que telle parole a été fourrée ici ou là pour structurer le passé de cette famille. Ce n’est pas non plus que cela soit un mystère auquel nous ferait parvenir des indices successifs : la mort du frère aîné serait plutôt un point de fuite, non pas vers l’avenir, mais dans le passé ; non pas ce vers quoi tout converge, mais ce à partir de quoi tout rayonne ; ce qui ordonne l’ensemble mais n’est pas en soi l’essentiel.

 

Ou plutôt, si ce point de fuite est un horizon, c’est seulement pour les parents. Tournés vers le passé, tout s’incline dans leur mémoire vers ce point de non-retour, jusqu’à confondre Junpei, le frère aîné mort, et son cadet, Ryôta, attribuant les erreurs du premier au second, et les anecdotes malicieuses du second au premier. Confondre mais pas identifier, s’il est vrai que l’absent, qui devait prendre la suite de son père médecin, concentre toute l’admiration paternelle. Alors si Ryôta cache à ses parents qu’il est au chômage, c’est peut-être moins pour ne pas déchoir dans leur estime, que pour ne pas entendre leur reproche de ne pas être devenu médecin –sa vocation première, qui se trouve illustrée dans un dessin d’enfant par trois médecins figurant les trois garçons de la famille- vocation qui, son frère mort, l’aurait relégué au rang de substitut, toujours moins parfait que ne l’eût été l’aîné. Et l’agaçante obsession de Ryôta pour son portable et son indiscret bruitage qui retentit dès que l’on ouvre le clapet, marquent la dissonance qui s’est installée dans la famille, la volonté d’en finir avec la visite annuelle aux parents, bien davantage que l’urgence de retrouver un emploi.

D’où que sa femme le lui arrache, elle qui fait de son mieux pour ne pas gêner sa belle-famille, et pour trouver une place à celui que j’appellerai A. faute de me souvenir de son prénom, fils d’un premier mariage. Malgré ses efforts, et les encouragements de sa belle-sœur, elle demeure comme étrangère à la famille tout en en étant beaucoup plus proche que le mari de ladite belle-sœur : elle est en effet veuve, et l’on devine que ce n’est pas le temps écoulé depuis la mort de son mari, que les parents jugent inconvenant, mais la transposition de leur propre attitude envers Junpei. Comment pourrait-elle ne pas comparer Ryôta avec son premier mari lorsqu’eux-mêmes sont incapables de ne pas retracer sans cesse le parallèle entre leurs deux fils ?

 

 

Le père n’a pour elle aucun égard, mais « papi » porte quelque attention à son petit-fils d’adoption qui, sait-on jamais, pourrait devenir médecin. La mère, au contraire, est plus prévenante envers sa bru, lui ouvre les albums des photos d’enfance, lui offre des kimonos, bref, l’entoure d’une politesse sincère (c’est un peu bizarre comme formule, mais non-hypocrite l’est encore plus), tandis qu’elle traite d’abord A. comme un invité. Petit à petit, néanmoins, celui-ci va s’insérer dans la famille : c’est par cette immersion dans la famille au sens large que va se créer un embryon de famille au sens restreint, qui au début du film, n’existe que sous la forme des trois brosses à dents prévues par les grands-parents. Une scène au début du film met en évidence l’absence de lien entre Ryôta et A. : laissés seuls face à face quelques instants, dans un restaurant où ils se sont arrêtés en chemin, Ryôta se sent obligé d’ébaucher une conversation « Comment ça va l’école ? – Normal. » ; et le gamin de souffler des bulles dans son coca-jus de gingembre (ou un truc bizarre approchant). Le contraste au terme de la journée est émouvant, lorsque Ryôta, prenant un bain avec A. selon le vœu/ordre de la grand-mère, reprend le geste de l’enfant, qui essaye de pincer un grain de beauté avec sa main, parce que, d’après la grand-mère, cela est censé apporter la richesse. C’est donc par les grands-parents que passe ce nouveau lien (Ce n’est pas grand-chose, mais une journée ne peut pas créer une complicité totale, qui paraîtrait bien trop jouée, et bien peu enjouée. ), grands-parents d’adoption qui entourent A. de leur présence sinon encore de leur affection et le gavent d’anguille.

 

 

Ainsi que par ses « cousins » desquels il se rapproche en leur répondant qu’il appelle Ryôta « normalement », c’est-à-dire « papa », alors qu’il refusait à sa mère d’octroyer ce titre à son nouveau mari – le sérieux des enfants qui jouent, en somme. Et l’on a alors le droit à une belle scène où les trois enfants, la petite fille qui a beaucoup grandi « d’1,5 cm » pendant l’été, son petit frère qui a « lâché le kendo » et A. qui suit la petite troupe en grignotant un beignet de maïs, vont se promener dans la rue et se hissent pour saisir et sentir des fleurs (je suis incapable d’être plus précise) : cadrage sur trois petites mains indifférenciées qui effleurent les grappes fleuries sur fond de soleil dissolvant. De la grande à la petite famille, sans oublier celle qui était la sienne avant la mort de son père : A. confie la nuit au jardin qu’il sera accordeur de piano comme son papa ou, si c’est impossible, médecin.

 

Une famille qui va de l’avant, comme on le verra à la fin, où se répète, après la mort des grands-parents, la visite annuelle sur la tombe de Junpei : arrivent en voiture (le rêve de la grand-père) Ryôta, sa femme, son fils A., toujours présent alors qu’il serait en âge de ne plus suivre forcément sa mère, ainsi qu’une petite fille, née du couple recomposé, transformant une famille « qui n’est pas normale » selon les dires de la grand-mère, en une famille « qui n’est pas anormale » comme lui avait rétorqué Ryôta.

Les grands-parents meurent sous ellipse à la fin du film : cycle normal et destin logique de personnages tournés vers le passé, orientation qui pourrait être symbolisée par l’invitation-torture qu’ils ont réitéré annuellement jusqu’à la fin de leur vie, au jeune homme dont le sauvetage a causé la noyade de Junpei.

On trouve en lui un nouvel avatar du bouc émissaire professionnel, le ressentiment des grands-parents pouvant se nourrir du mépris que le jeune homme leur inspire : vivotant de petits boulots, maladroit, et lourd, au figuré comme au propre - mais au propre du propre, c’est tout sauf propre, puisqu’il est transpirant et que sa chaussette est tâchée de terre. Cette observation fait bien rire A. auquel sa mère est obligée de donner un coup de coude (très bien filmé, au niveau de la tête de l’enfant et de l’avant-bras de la mère, sans que l’on voit la tête de celle-ci), et le spectateur est tenté d’adopter ce rire enfantin, bien plus acceptable que la moquerie teintée de mépris que le jeune homme suscite chez les adultes, et contre laquelle s’insurge Ryôta après son départ : une vie ne vaut pas moins qu’une autre. Bien sûr, Junpei était promis à un plus bel avenir que ne l’est ce jeune homme à l’origine (plus que cause) de sa mort, mais nul ne sait ce que le frère aîné serait devenu : par le jeu de possibles qu’elle renferme, toute vie humaine a droit au respect. Il me semble qu’il serait alors réducteur de ne voir dans l’accès de colère de Ryôta qu’une réaction à une attaque qu’il prendrait ad nominem, étant donné qu’il est au chômage.

Pas une réaction égoïste, mais la revendication d’une valeur au moi, qu’il revient à chacun de construire, dans la solitude comme dans les rapports avec les autres, au sein de la famille. Comme le propose cet article, on pourrait en voir le symbole dans l’importance apportée à la cuisine (le lieu comme la préparation des aliments). Sans trop pouvoir m’expliquer pourquoi (et que l’on ne me dise pas uniquement que c’est parce que je suis une goinfre – normalement les trucs qui baignent dans l’huile me répugnent), j’ai bien aimé ces images d’épluchage, d’écossage de fèves, de grains de maïs qui roulent sous les doigts avant d’être transformés en beignets croustillants – et appétissants. Et puis la curieuse voix de la belle-sœur… le mouvement des bagues qui retournent les morceaux d’anguille et les beignets… la coupe de je ne sais pas quoi que A. tient dans ses mains lorsqu’il déchiffre les noms de médicaments dans le cabinet du grand-père… à ce moment, la caméra prend la place de l’étagère, et l’instant est alors totalement juste. C’est assez ridicule, à dire comme cela - mais c’est dans ses cadrages que le film atteint la justesse. On prend le temps de s’attarder sur des gestes à priori insignifiants, sur des riens qui font tout le film. Bien sûr, le ralenti est parfois ressenti comme de la lenteur, et en presque deux heures, je me suis bien dit deux ou trois fois (peut-être un peu plus) « allez, la caméra, bouge, c’est bon, j’ai vu les fleurs » (je suis peut-être parfois fleur bleue, mais sans fleur, comme vous avez peut-être pu le remarquer). Idem, pour les plans qui, justement, restent en plan lorsque les personnages sont sortis hors-champ. Mais cet attardement est aussi ce qui fait l’intelligence de la chose, sorte de mise en évidence de l’absence.

Un des plans que j’ai trouvé des plus réussis montre dans la partie gauche de l’écran la porte-fenêtre ouverte, dans le reflet de laquelle apparaît toute la famille qui se réunit pour une photo, tandis que la partie droite de l’écran filme un meuble qui se trouve dans la pièce derrière (vidée), devant lequel passent quelques paires de jambes, et sur lequel repose une photo de Junpei. La difficulté même à décrire la scène souligne l’intelligence du cadrage, qui permet une grande richesse d’interprétation. (ou comment escamoter mon incapacité à reproduire une image visuelle cohérente et consistante).

Soit que le rythme du film s’impose à moi, soit que les suggestions issues des non-dits forment de riches étoffes par leur réseau, je patine un peu, et m’arrêterai ici, en espérant avoir réussi à ne pas contribuer à faire de Still walking un film-sur-la-famille quand son esthétique et celle de l’acteur qui joue Ryôta** est sa principale réussite, et que c’est elle qui donne une certaine cadence à sa marche pourtant lente.

 

Still talking

 

* Le titre me laisse quelque peu perplexe… Est-ce le grand-père, still walking avec sa canne ? Des existences qui se poursuivent après l’arrêt d’une d’entre elles ? Ou quelque chose en rapport avec la chanson des grands-parents ? J’avoue ne pas avoir parfaitement suivi ce passage, lendemain de concours oblige. Mais j’aime quand même bien ce titre, qui semble prendre les choses dans la durée, isolant une petite séquence dans le cours d’une vie – une unité de temps presque théâtrale, en somme, et cela fonctionne également pour le lieu et plus ou moins pour l’ (absence d’) action.

 

** Il n’est pas vraiment beau à proprement parler, mais je lui trouve le visage expressif – il est peut-être métis… Plaisanterie mise à part, tous les acteurs étaient bons. Mention particulière pour les enfants, dont on n’a pas l’impression qu’ils font les enfants, ainsi que pour la grand-mère attendrissement folle quand elle poursuit un papillon jaune dans la pièce en étant persuadée qu’il s’agit de Junpei.

Une petite photo pour Melendili ^^

 

 

08 mars 2009

L'Illusion comique

 

affiche illusion comique

 

Nous voilà repartis sur les mises en abymes - c’est un peu comme les parenthèses, je ne m’en lasse pas (peut-être que vous si, certes). Cet aspect de l’Illusion comique m’entraînerait presque à réhabiliter Corneille dans les rangs de ma bibliothèque. Mais n’est pas allé jusqu’à me pousser à y travailler sous forme de synthèse. Corneille a quand même commis Chimène. Modérons notre tiédeur, et attaquons le mille-feuille :

La croûte (toute connotation picturalement négative est ici absente^^) : la pièce elle-même, l’Illusion comique, que nous sommes allés voir en masse classe à la Comédie Française jeudi dernier.

1° feuilletage : le magicien Alcandre montre à Pridamant ce qu’est devenu son fils, Clindor, par un charme qui fait surgir des spectres devant lui. (acte I)

2° feuilletage : la vie passée de Clindor, jouée par les spectres. Illusion sue comme telle. (actes II, III, IV)

3° feuilletage : la vie présente de Clindor, mais qui semble être la continuation de sa vie passée. Il s’agit en réalité d’une représentation théâtrale où joue Clindor. Illusion non sue comme telle. (acte V)

 

« Le crème de le crème » (qui peut rendre le tour indigeste, mais en fait toute la saveur) n’est pas tant la mise en abyme que son redoublement qui n’est pas annoncé, puisque l’on ne peut faire de distinction entre le deuxième et troisième feuilletage qu’à la toute fin de la pièce. Cette absence de distinction possible entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas dans la représentation magique des spectres d’Alcandre revient à réduire la croûte en miettes : il n’y a pas plus de distinction entre notre réalité et la chose représentée sur la scène de théâtre – abandonnez le réel, il n’y a de vrai que ce qui est ressenti.

Les actes II, III et IV ressortent de la comédie, comme si la vie était essentiellement comique (cela correspond à la représentation de la vie de Clindor comme elle s’est passée), tandis que le dernier acte constitue une tragédie. Mettre cette dernière au cœur de la mise en abyme reviendrait à proclamer qu’elle est le modèle théâtral par excellence. Cependant, si noble que soit le genre tragique, l’essence du théâtre est bien l’illusion. Comique – au sens de théâtral. Si bien que dans ces disputes à la mort moi le nœud aristotélicienne, on retombe sur la tragi-comédie. Et paf, ça fait un chocapic.

Pour embrouiller les pistes (visez un peu le cirque), Corneille achève de faire exploser les règles qui n’existent pas encore. L’unité de temps n’est pas respectée dans la sainte trinité feuilletée (vie de Clindor), mais elle l’est pourtant bien au point de vue d’Alcandre et Pridamant : c’est dire si l’unité de temps est toujours celle de la représentation. Même chose pour les lieux, qui surgissent tous dans la grotte du magicien ou se déplient comme une monade. Extrême concentration, donc (mais non, ne froncez pas les sourcils). Dès lors, le plaidoyer pour le théâtre est bien moins la tirade finale qui vise à convaincre un père à l’image du spectateur, déjà persuadé du bien-fondé de la chose, que l’entreprise de persuasion qu’est la pièce entière (montée, ça oui).

 

J’en reviens donc à la croûte que vous avez laissée traîner au fonds de l’assiette après vous être baffré de crème et couches feuilletées. Ce n’est peut-être pas l’élément le plus raffiné, mais c’est sans conteste le plus solide, et qui vous a permis de goûter le reste. La mise en scène de Galin Stoev, s’il faut rétablir le comparé.

 

Pridamant et son ami Dorante peinent d’abord à me faire entrer dans la grotte d’Alcandre qui apparaît comme une sorte de directeur de cirque bedonnant, en pantalon en cuir et débraillé. Mais l’entrée de la grotte est bien définie lorsque des yeux ils font le tour du cadre de la scène. Arrivée un peu précipitamment, et pas vraiment encore dans l’ambiance feutrée de la salle de spectacle[1], j’en profite moi aussi pour faire le tour de la salle sombre et de ses aspérités en lustres, sculptures et têtes penchées (je n’ai pas vu de triton, ma foi). Le père, planté là bras ballants, avec sur le dos un pull dans lequel il s’est rabougri, ne m’enthousiasme pas, alors j’en ai profité pour regarder le décor.

La scène est aménagée en plusieurs espaces [2], avec au premier plan, la scène proprement dite sur le sol réfléchissant de laquelle les personnes se trouvent visuellement démultipliées. Comme des cartes à jouer, on nous donne d’un coup l’acteur et son personnage (qui le suit comme une ombre), le spectre et la chair, sans que l’on sache celui qu’il convient d’enterrer sous le marbre noir.

Ne croyez pas pour autant que vous pourrez avaler d’un coup le feuillatege number 1 avant de passer à la suite, on ne mange pas un mille-feuille horizontalement. Ce premier niveau ne cesse d’être rappelé par la suite. Alcandre et Pridamant ne sont pas assis dans un coin, on oublierait trop vite leur présence, qui serait cependant suffisante à faire manquer l’illusion en rappelant leur position de spectateur (une bonne illusion ne se donnant pas comme telle). Ils ne sont assis qu’un cours temps dans un espace intermédiaire, puis sortent, et rappelleront par la suite leur existence en passant derrière des vitres.

Ce premier niveau qui passe à l’arrière-plan survit également par le doublage de certains personnages. En effet, c’est un même acteur qui se dédouble en

-Dorante et Clindor : il est celui qui mène (à) l’illusion (Dorante y conduit Pridamant, Clindor la poursuit)

-Alcandre et Géronte, le père d’Isabelle à figure du maître, qui est au-dessus, supervise et décide aussi bien de la conduite des spectres que du mariage de sa fille. Il commande et orchestre l’illusion de main de maître : c’est ainsi qu’à l’aide d’un interphone, la voix imposante de ce technicien (magicien moderne) se substitue à la présence d’un page, dont l’apparition se doit de maintenir un certain rythme dans l’action.

Le « truc » de ce tour de passe-passe : un détail vestimentaire permet de les distinguer.

 

matamore - clindor

 

Je suis véritablement entrée dans la pièce avec le duo Matamore-Clindor, tombant de bon gré dans l’illusion. Je m’attendais à ce que le Matamore soit une armoire à glace (qui fondrait ensuite de terreur), un bedonnant à la voix de stentor. A la place, j’ai vu débouler un petit accra tout fin tout fou qui, au-delà de sa ressemble avec la tortue(mon prof de philo), m’a bien fait rire. La Bacchante n’avait pas cessé de s’enthousiasmer de ce que Denis Podalydès endossait le rôle ; il n’a pas cessé de nous surprendre. Ce n’est pas que, comme Loïc Corbery en Clindor, l’accentuation ne soit jamais où on l’attend, mais qu’on ne l’entend pas. Les vers disparaissent dans son jeu, et l’on n’est pas moins suspendu à son doigt qu’à ses lèvres lorsqu’il nomme les parties de la maison que sa flamme courroucée détruirait. Là où on imaginait une énumération pompeuse se dessine une hésitation résolue dans l’observation d’un décor imaginaire. C’est par de telles lectures que Denis Podalydès construit un personnage peureux et vantard qui réussit en même temps à être un minimum attachant – ou peut-être davantage crédible, comme lorsqu’il envoie balader Clindor en un rouler-bouler qui a du causer quelques bleus en répétition, ou qu’il le prend au col (drôlement bien vu par rapport à la scène suivante où Adraste, alors qu’il passe le bras autour du cou de son rival Clindor, paraît bien plus menaçant que Matamore). Je trouve cette interprétation de «  lutin irrésistiblement vaniteux » géniale, qui évite le cliché sans pour autant dénaturer le personnage. Denis Podalydès sera ma Berma à moi.

Loïc Corbery était chouette également, et pas uniquement parce que toutes les myopes ont eu le réflexe d’essuyer leurs verres et renfoncer leurs lunettes sur le nez. A l’unanimité générale (Le Vates compris, c’est dire) plus des voix renchérissantes, mignon, miamesque, gouleyant, séduisant, extrêmement beau (ne rayez pas les mentions, aucune n’est inutile). Très important les apparences et leur singulier avec l’illusion théâtrale, tout ça. Et surtout un jeu amusant (même s’il est difficile de savoir si cela vient davantage de l’acteur ou de la mise en scène) : la posture assis-en-tailleur-le-dos-bien-droit en élève attentif et narquois des exploits de Matamore était bien vu, de même que l’impertinence desdits exploits énumérés sur les doigts de la main, ou la malice à grossir leur importance en présence d’Isabelle, devant un Matamore qui préférerait que son secrétaire se taise de peur que cela ne devienne plus très crédible. Point trop n’en faut.

 

Autre duo, féminin cette fois, avec Isabelle et Lyse. Elles sont habillées à l’identique, d’une robe rouge et d’une étrange combinaison chaussettes-chaussures à talon que je n’arrive pas bien à m’expliquer - chez Lyse du moins, puisqu’on peut à la limite supposer que cela traduit le côté femme-enfant d’Isabelle. Sa perruque va dans le même sens : ces longs cheveux noirs lui font un visage de poupée et se substituent à cette dernière lorsque Isabelle la traîne comme un doudou. Très pratique au demeurant pour s’arracher les cheveux de la tête ou se les faire tirer. Cothurnes/chaussures à plateforme, on hésite donc entre tragédie et cour de récré. Les minauderies lascives attirent visiblement autant les hommes qu’elle les repousse, et le pauvre Alcandre tourne en bourrique. Il faut dire qu’Isabelle (Judith Chemla) tourne aussi pas mal autour des décors, histoire de mettre un peu de distance entre son interlocuteur et elle. Du coup, force est de reconnaître de l’importance aux frontières entre les différents espaces du décor, sans qu’aucun ne délimite un lieu particulier. Pas de symbolique assignée à un espace, l’interprétation est toujours fluctuante.

Et toujours Alcandre qui se promène derrière les vitres, d’abord obscurcies par du blanc d’Espagne, où l’on a tracé un cœur et des ziguiguis non figuratifs, ensuite lavées par Lyse – le rôle à l’emploi.

 

vitre

 

J’ai trouvé que la mise en scène donne du relief à ce personnage de servante que j’avais relégué aux oubliettes lors de ma lecture (à étudier les pièces de théâtre, on finirait par oublier qu’elles ont pour vocation premières d’être représentées, c’est-à-dire d’être vues sans nécessairement être lues au préalable). Cela vient sûrement de la comédienne, Julie Sicard, et du fait que plusieurs vers de Clindor adressés à Isabelle sont dirigés vers Lyse, soulignant le renoncement de cette dernière à Clindor qu’elle aimait. Naît alors chez celui-ci quelque chose comme de la reconnaissance (elle va quand même se marier à son gardien de prison pour ne pas profiter de ses beaux yeux), ou plus encore, la découverte étonnée d'une femme, jusque là uniquement considérée par sa fonction. Pas d’amour pour Lyse, et cependant un certain regret qui fait paraître Isabelle plus lisse. A l’acte V, Clindor et Isabelle sont un moment séparés par une vitre qui les empêche de se prodiguer de tendres caresses, qui échouent en salissures sur la surface vitrée. De ma place, je ne voyais qu’avec difficulté Clindor, presque entièrement masqué par le reflet d’Isabelle : elle semblait ne s’adresser qu’à ce reflet, n’aimer en Clindor que sa propre euphorie amoureuse. Peut-être l’illusion théâtrale fait-elle écho à l’illusion amoureuse [3]: après tout, qu’aime Clindor en Isabelle, à part son rôle conventionnel de jeune première indispensable pour former un couple tragique ? Lyse, par contrecoup, prend plus d’épaisseur, et l’on se surprend à se demander si la ruse de Clindor feignant d’être amoureux d’elle pour qu’elle ne contrarie pas ses plans envers sa maîtresse (le prétexte trouvé : c’est elle qu’il aime, mais il épouse l’autre car un rien ne s’additionne pas à un autre un – mathématique mon cher Watson) n’était que du cynisme. C’est d’autant plus troublant que la cinquième acte n’est qu’une illusion, et rien ne dit qu’en jouant l’amant de celle qu’incarne Isabelle, il n’est pas celui de Lyse. Tiré par les cheveux, j’en conviens, mais les postiches sont là pour ça. De toute façon, le redoublement de l’illusion maintient l’ambiguïté.

 

La mise en scène ingénieuse n’a pas réussi à éviter quelques longueurs au dernier acte, dont je ne suis pas sûre qu’elles ont uniquement tenues à ma fatigue. En particulier le monologue de Clindor, juché (c’est un bien grand mot pour une si petite hauteur) sur une espèce de fer à cheval / briques. Je crois que c’est le moment où il essaye de se pendre, mais je dois avouer que c’est aussi le moment où je me suis aperçue qu’il y avait un chandelier juste en dessous de notre balcon, que les hublots dans les portes joints à l’interstice entre les deux battants donnaient un air d’insecte au balcon d’en face, et que le Vates se grattait la gorge d’un air sceptique. J’ai été sortie de ma stupeur par le bruit qu’ont fait ses chaussures lorsqu’il les a lâchées. Oui, il était juché sur un petit truc ridicule ses chaussures à la main – sûrement une grande idée pour montrer qu’il ne pouvait aller nulle part, et combien instable sa position était. En faisant le tour des blogs, je me suis aperçue que tout le monde trouvait cela bizarre mais saluait l’équilibre du comédien. Je dois avoir l’esprit tordu (ou une idée d’équilibre un peu différente à cause de la danse), mais je pensais qu’il faisait semblant d’être déséquilibré, et je trouvais ça pas mal de parvenir à feindre le déséquilibre sans se casser la figure ni que le monologue en pâtisse. Pour vous dire le niveau de mes divagations.

 

 

Les jeux d’espace sont accrus dans le dernier acte, d’autant plus que le panneau/paravent qui ne laissait qu’entrevoir l’arrière-scène a été complètement ouvert (genre écho au redoublement de l’illusion qui créé un nouvel espace sans pour autant changer la nature de l’illusion). Ils sont un peu plus embrouillés, aussi, (à se demander si ce n’est pas pour faire de l’animation en cette heure tardive), mais c’est amusant d’avoir tous les personnages rassemblés en arrière-scène comme des poissons dans un bocal. Le metteur en scène en fait cependant un usage ingénieux lorsque Isabelle raconte ce qui s’est passé dans l’ellipse (entre l’acte IV et V / en réalité une analepse de la mini-tragédie) : ses allers et retours en arrière et avant scène correspondent à sa navigation entre temps du souvenir (est montré ce qui est présenté par les paroles) et temps de l’énonciation. L’échelle en arrière-scène est un détail bien vu aussi (même s’il fallait que je me penche pour la voir), sorte de clin d’œil aux changements entre les différents niveaux.

A la fin, les comédiens qui interprètent les comédiens (c’est pour vérifier que vous ayez bien suivi) se dévêtissent, mais se dépouiller des costumes n’est pas se mettre à nu, les spectres d’Alcandre ne sont pas plus vrais pour autant et l’illusion est sauve qui peut.

 

Au final, difficile de dire si j’ai aimé, mais comme le disait notre chère Mado, je me fiche de savoir si vous avez aimé, je veux savoir pourquoi. Depuis quelques temps, c’est un peu comme si l’intérêt avait remplacé le plaisir. C’est peut-être une évolution de ma perception, mais je crois que cela tient aussi dans ce cas précis à la pièce, qui offre davantage un plaisir intellectuel qu’une adhésion spontanée, immédiate car irréfléchie et enthousiaste. C’est, je crois, le principal reproche que je ferai à cette pièce. Ce qui me donne envie de retourner à l’Opéra, où la danse buttonholds me à coup bien plus sûr. Je préfère une grande claque salvatrice aux petits coups de marteau-piqueur dans le crâne pour essayer de creuser la signification de tel ou tel détail. (mais la longueur de ce post montre qu’il s’agit de préférence et non de simple goût).

 

Bla-bla never ends :

 

[1] la faute à la SNCF et aux manifestants dans les voies – inscrustés dans les rails avec des petits panneaux de toons, peut-être. Le direct Chantiers-Montparnasse s’est transformé en train pour la Défense, avec changement à Saint-Cloud car en dépit de l’affichage, le conducteur a décrété le terminus.

 

[2]Programme - « Corneille joue avec les perceptions des spectateurs, le regard manipulé, les évidences trompeuses, la nécessité de l’imagination. C’est cette ambiguïté que nous avons recherchée pour l’espace.

Un espace qui peut être concret, simple, et en même temps qui se déforme, révélant des doubles sens.

Un espace qui ne sépare pas le monde « réel » du monde « irréel », mais qui présente plutôt plusieurs faces, plusieurs visages, permettant à ces deux mondes de se toucher.

Un peu comme dans un rêve, où différents mondes, différents pays, différents espaces, différentes périodes, différentes personnes étrangères les unes aux autres se croisent ou se mélangent. Un sentiment troublant.

On ne verra pas un espace défini, mais des couloirs, des accès, des passages, comme dans un bâtiment public. Il y aura différentes profondeurs, des espaces restreints ou dégagés, partiellement visibles, pas forcément logiques, qui se modifieront selon la position des acteurs.

Nous utiliserons des matériaux réfléchissant, comme du verre, un sol noir brillant…. Nous construirons une vision du monde réel, direct, et une vision du monde réfléchi, indirect. Une troisième réalité sera le fruit d’images projetées, qui ne seront visibles que réfléchies sur le sol et dans les fenêtres. Les mêmes personnages, les mêmes espaces, mais sans qu’ils soient là, décalés dans le temps et dans la réalité… » Saskia Louwaard et Katrijn Baeten, octobre 2008

 

[3] Programme - « L’illusion est aussi dans notre vie et dans le monde. Elle peut détruire, vitaliser, tuer, faire rêver. C’est cette question de l’imaginaire et de l’illusion au-delà du théâtre qu’explore la pièce. » Joël Huthwohl

 

Vous pouvez aussi jeter un oeil ici ou "Cette inégalité dans la représentation est frustrante, car il y a beaucoup d’éléments fort bien trouvés ".

01 mars 2009

Robert Frank

Entraînée par ma cousine, je suis allée voir hier l’exposition des photos de Robert Frank au Jeu de Paume. C’est assez nouveau pour moi d’aller au musée pour des photographies – je suis habituée aux tableaux, aux sculptures, mais pas aux photos, reproductibles à l’infini et visibles dans les bouquins, sur internet… Mais je dois dire que des tirages d’une certaine taille, dans un lieu qui leur est dédié, et par conséquent auxquels vous avez décidé de consacrer du temps en vous y rendant, aide le regard à s’attarder puis s’immiscer dans l’univers du photographe.


L’ambiance des salles n’était pas le même qu’à l’expo Walker Evans à la fondation Cartier-Bresson (l’Amérique, aussi, avec ma cousine, également – l’expo photo va devenir un petit rituel, après un déjeuner au Vieux Colombier, un petit bistrot en bas de la rue de Rennes, à la même place, le même fondant dégoulinant de chocolat dégusté à quatre mains et deux cuillères) : beaucoup plus de monde, des salles plus claires, plus grandes (j’aime le Jeu de Paume pour cela – je m’en souvenais, alors que la dernière expo que j’ai vu là-bas était consacrée à Magritte… ça date.)

Il ne faut surtout pas se retourner, au risque d’être étourdi par le monde grouillant de gens qui discutent, commentent, dégagent une poussette du chemin, consultent le catalogue de l’exposition, migrent vers le début qu’ils n’ont pas vu, la faute à une éclaircie plus loin dans la salle, une brèche par où commencer, ou retraversent les deux salles pour sortir – il ne faut surtout pas se retourner mais s’insérer dans la foule, comme sur l’autoroute un jour de grand départ, et profiter du flot pour se laisser porter ou faire digue.

 

Je ne sais jamais trop comment regarder au début, j’oscille toujours entre le coup d’œil trop rapide et la mise en pièce de la photo à force de la détailler dans ses contrastes, son cadrage, sa composition, sans plus pouvoir l’embrasser d’un coup – à tel point qu’en me retournant pour vérifier si, à avancer dans le désordre, je n’aurais pas oublié un pan de mur, j’aperçois des images inédites que j’ai pourtant contemplées un certain temps. Puis le regard s’installe, et il n’y a plus tant besoin de détailler, parce que les cadrages deviennent familiers, les photos cessent d’être des clichés séparés pour former une image cohérente, une vision que l’on ne partage peut-être pas forcément entièrement, mais qui s’impose doucement, ou plutôt se propose à nous en toute complicité. C’était peut-être encore plus clair à la fondation Cartier-Bresson où ce dernier se trouvait exposé en même temps que Walker Evans : on finissait par savoir quasiment d’instinct lequel des deux photographes la légende nous indiquerait. Le repérage d’une manière en somme – j’évoquais quelque chose d’approchant avec Melendili, il y a quelques jours, et il m’apparaît de plus en plus clairement qu’elle a raison : toutes les explications de texte que nous avons faites nous ont donné des outils d’analyse et fait parallèlement progressé dans notre appréhension des films – ce qui vaut tout aussi bien pour les photos. Nous sommes devenues sensibles à la composition.

Ce n’est pas à dire qu’une dissection technique aurait remplacée l’appréciation novice, ni une compréhension intellectuelle, une approche sensible, mais la seconde se trouve relancée par la première. Je suis assez ignorante pour y trouver un plaisir naïf. Et sortir des remarques frôlant la stupidité (ou s’y enfonçant de plain-pied, c’est selon). Comme pour cette image,

qui n’a pas manqué de me faire penser à la publicité pour une voiture (la Twingo, peut-être, je ne sais plus) où les personnes ont des têtes de fleur (c’était assez gore, d’ailleurs). « Ca m’y faisait aussi penser, me rassure ma cousine puis, mais je n’osais pas le dire », assène-t-elle pour finir. Ou devant cette brochette de complets-veston-chapeaux,

m’amuser de l’expression du dernier, la bouche en cul-de-poule (on n’en voit que dans les cartoons d’habitude, comme lorsque le putois de service veut tomber la belle femelle blaireau), avant de remarquer l’intrusion du deuxième en partant de la droite, sorte d’inspecteur mal déguisé parmi les hauts-de-forme.

Les gens n’hésitent pas à s’amuser, à souligner une ressemblance avec telle de leur connaissance – ça change des messes basses dans le silence quasi-religieux des temples de la peinture. Le public n’est pas le même, d’ailleurs : plus homogène, avec peut-être un peu moins de jeunes, mais aussi moins de personnes âgées, plus d’adultes d’âge indéfini – plus branché, aussi et quelques mecs pas mal, bien fringués. Bref, je m’égare – c’est qu’il y a du monde, il faut se réinsérer dans le défilement.

 

J’ai davantage aimé la série américaine que la parisienne (on trouve d’ailleurs assez peu celle-ci sur internet). Les flous visant à embaumer un éternel Paris sépia m’ont moins enthousiasmée que le franc-photographier de l’Amérique. Ou alors, c’est que l’on est davantage capable de regarder ce que l’on ne connaît pas. Et pourtant, on ne connaît pas le Paris de l’après-guerre, avec ses fleurs à tous les coins de rue (sans rire, leur présence vire à la maniaquerie). Même si je les tolère dans cette photo,

grâce à l’éblouissante silhouette de femme sur le côté, ou dans une autre que je n’ai pas pu trouver, où l’on voit un homme qui cache une rose derrière son dos et simultanément, de face, un vieil homme qui trifouille dans son porte-monnaie. Let’s be realistic, darling, il va falloir raquer.

 

 

Dans la série parisienne, il y a aussi une petite fille qui regarde un masque de Chaplin, et une autre, que je n’ai pas non plus trouvée, sur fonds de Notre-Dame brumeuse, d’un cycliste plus foncé, à mi-chemin de l’image, soutenu par un grand pan de sol. Même type de cadrage avec un joueur de je ne sais-plus-quoi, précédé d’une longue bande de trottoir, si bien qu’on a l’impression de marcher à sa rencontre. Et surtout, surtout, celle qui m’a le plus fascinée dans cette série, un homme et une femme sur la plateforme arrière d’un bus dont on n’arrive pas à savoir s’ils sont en couple, comme on en juge au premier coup d’œil, ou s’ils sont simplement juxtaposés, et aussi éloignés l’un de l’autre qu’est séparé d’eux par une barre de tôle le visage d’une femme, à la vitre.

 

Dans la série américaine, où les fleurs ont cédé la place à des croix (une présence plus pervasive de la mort, à y repenser, mais cependant, un sentiment de la vie plus fort), je retiendrai, entre autres, et en vrac, celle-ci

Douche de lumière comparable, quoiqu’horizontale, avec ce cliché d’une immense route - en la scrutant bien, on aperçoit une voiture à gauche, qui contribue à réduire l’espace et à conduire le regard vers le point de fuite.

 

Et le visage de cette femme se faisant chier à cent sous de l’heure, déjà morte, la tête coupée par le cadrage qui l’assimile au Père Noël suspendu derrière – violence de la médiocrité.

 

Violence également dans la juxtaposition de deux clichés, que les gens ne semblaient pas spécialement relever et qui pourtant doit être voulue, puisque l’exposition reproduit l’ordre voulu par la photographe pour la publication de son livre : juxtaposition de deux choses dérobées au regard par un drap, voiture –probablement un cadeau, quelque objet convoité en tout état de cause- dans le premier cas, et selon toute probabilité, des cadavres, dans le second. Comme si tout se photographiait, fusse en filigrane.

 

Cette image d’un coin de restaurant,

où tout, l’immobilité du ventilateur, la netteté du sel/poivre à côté du dévidoir à serviettes (seul véritable indice qui indique que nous sommes dans un restaurant et non pas dans un salon abandonné), le reflet sur la table et jusqu’à la figure dans la télévision, nous oriente vers le trouée de lumière qu’est la fenêtre, à la fois ouverture (sur une extériorité) et néant (où s’achève le regard -fermeture).

Et pour finir, car il faudra bien s’arrêter (estimez-vous heureux que je n’ai pas le catalogue, cela abrège votre lecture), l’instabilité de ces deux clichés :

une voiture, bancale, qui paraît devoir se renverser d’une seconde à l’autre,

 

et un couple allongé dans l’herbe, au bord du gouffre du cadrage, avec, au-dessus d’eux dans l’image, et en contrebas dans la réalité géographique, San Francisco de biais, comme si la ville glissait dans une révolution silencieuse ou était tranquillement engloutie dans un tremblement de terre.

 

Pour finir la promenade, allez donc voir rouge avec d'autres clichés délicieusement décortiqués.