20 décembre 2008
Two lovers, un film à géométrie variable
Jamais deux sans trois. Encore faudrait-il savoir qui sont les deux. Comme on ne sait pas, on commence à trois. Mais l’affiche n’est pas juste*, il n’y a pas de triangle : Leonard n’hésite pas entre deux femmes, il est amoureux de Michelle et aimé de Sandra. C’est justement le fait qu’il ait à choisir alors qu’il a déjà fait son choix qui fait toute l’épaisseur du film. Ce n’est pas vraiment une comédie romantique. Leonard fait sourire lorsque sur le quai de la gare il s’absorbe dans la contemplation pour feindre la surprise d’être abordé par Michelle, lorsqu’il se rajuste pour faire impression, lorsqu’il se met à danser comme un malade toujours pour la même cause, mais il agace tout autant, par son corps maladroit, par son chewing-gum qu’il mâchouille comme si cela devait lui donner un style de beau gosse, par son soin à ménager ses parents ou une sortie de secours à ses amours, on ne sait pas vraiment. Il fixe rendez-vous à Sandra tout en guettant Michelle à la fenêtre : son crush irrationnel pour celle-ci ne suffit pas à faire oublier qu’il n’est pas vraiment réglo avec celle-là – sans pour autant être salaud. Il a du respect pour cette femme qui l’aime et qui ne peut pas ne pas apprécier. Ils sont du même monde, et pas seulement parce que Sandra est passée par ses parents pour approcher Leonard ou que ceux de ce dernier font tout pour les pousser dans les bras l’un de l’autre. Sandra est d’emblée à sa place dans l’appartement de Léonard, dans sa chambre aussi qu’elle visite comme une adolescente entre le plat et le dessert (c’est pour elle aussi que Leonard fait disparaître le portrait de son ex-fiancée), tandis que Michelle y passe une seule fois et fait le tour du propriétaire comme pour un état des lieux, s’étonne d’objets qui pourraient caractériser Leonard –étonnement poli et relativement indifférent. La plupart du temps, elle évolue dans un autre espace (un autre monde), dans son appartement de l’autre côté de la cour. On la voit toujours à sa fenêtre comme dans un tableau et au fonds elle n’est pas autre chose que cela, le tableau d’elle-même peint (ou plutôt photographié) par Leonard. Michelle n’est réelle qu’un instant, lorsqu’on l’aperçoit dans un autre triangle qu’elle forme avec Leonard et son amant qui ne quitte pas sa femme pour elle ; on aperçoit alors sa vie, indépendamment de Leonard. Il n’y a donc pas un triangle, mais plusieurs, et encore, ils ne sont pas équilatéraux.
2+1, toujours :
-Leonard et Michelle + Sandra, toujours poussée sur le devant de la scène par les parents.
-Leonard et Michelle + l’amant de Michelle, qui la soustrait à Leonard = l’amant et Michelle + Leonard, visiblement pas à sa place dans le restaurant où il est invité à dîner avec le couple au titre de bon ami devant évaluer les chances (ou plutôt les risques pour lui) que l’amant quitte finalement sa femme. [Two lovers qui aiment également en vain]
-Leonard et Sandra + l’obsession puis le souvenir de Michelle c’est un film à géométrie variable. [Two lovers qui aiment de façon différente, Leonard dans l’absolu de l’instant, Sandra dans la tendresse de la durée des macarons !]
Un film à géométrie variable : des triangles à foisons et peut-être même un quadrilatère – comment faire autrement quand on a two lovers et qu’ils ne le sont ni l’un de l’autre ni de deux personnes différentes ? La dissymétrie équilibre le film à merveille. C’est également ce qui fait que si l’on n’a pas une comédie romantique, on n’a pas pour autant une tragédie. Le tragique est refusé dès le début : on ne mettra pas de mot sur la tentative de suicide qui débute le film, Leonard lui-même refait surface. Pas de tragédie à la fin non plus. Michelle, comme on pouvait s’y attendre, repart avec son amant, qui a (on ne l’aurait peut-être pas espéré) quitté sa femme, tandis que Leonard passe la bague au doigt de Sandra. Pas de joyeuses équations de comédie romantiques où les compagnons délaissés par la formation d’un nouveau couple en forment un à leur tour, certes, mais la tragédie est laissée hors-champ (les prétendants éplorés de Sandra et la famille de l’amant de Michelle, qui restent à l’état de mot). Ou simplement évitée. La fin est bien définitive, et pourtant, elle ouvre sur un autre avenir (peut-être pas radieux, il est vrai). Pas de héros tragique abandonné, il y a toujours quelqu’un pour vous tendre la main, serait-ce sous la forme d’un gant échoué sur la plage. Un gant que Sandra a offert (enfin la paire, hein) à Leonard et qui tombe de sa poche alors qu’il balance la bague qu’il avait achetée pour Michelle vers la mer (on notera au passage que la plage est une approche plus pacifiée que le ponton d’où Leonard tente de se noyer au début). Un souvenir du geste de Sandra qui est autre chose qu’une roue de secours. La bague destinée à Michelle et passée au doigt de Sandra a un petit goût amer, mais Leonard a vraiment de la tendresse pour elle. Ils parviendraient presque à faire mentir Balavoine et son « aimer est plus fort que d’être aimé ». Si Leonard revient vers Sandra, c’est aussi parce qu’il ne peut s’empêcher d’être attiré par celle qu’il obsède. Son crush pour Leonard est peut-être tout aussi irrationnel que celui de ce dernier pour Michelle, mais Sandra saisit Leonard dans son individualité – elle fait véritablement attention à lui. (Comme si l’intérêt pour l’autre ne naissait que d’une certaine focalisation/fixation : après tout, cela expliquerait pourquoi dans les films les deux personnages qui se détestent et se retrouvent coincés en famille/ dans un ascenseur/ dans un magasin de jouet le jour de Noël etc. finissent toujours par tomber dans les bras l’un de l’autre).
Au final (désolée, ce n’est pas la fin mais « suite et fin »), je ne sais pas si j’ai aimé. Vous me direz peut-être, comme nos profs, que ce n’est pas le propos, à moins de chercher à partir de là pourquoi on a ou non apprécié. Bah, j’ai fait l’inverse, d’abord cherché à comprendre pourquoi une impression bizarre, incomplète, qui m’empêchait d’être véritablement enthousiaste, mais aussi de ne pas aimer. A présent, je crois pouvoir dire que j’aime ce film – à défaut de l’avoir aimé. Je ne me suis pas ennuyée une seule seconde ; on a beau savoir ce qui va se passer (ou alors c’est parce que j’ai lu avant la note très juste de Melendili), il y a une certaine densité qui soutient l’attention. Le film a simplement le défaut de sa qualité : la dissymétrie qui fait sa richesse est aussi ce qui laisse une impression bancale. Ni comédie, ni tragédie ; une sorte de drame, qui fascine par son épaisseur psychologique, mais qui comme tout drame tombe dans l’entre-deux. Un absolu qui n’est pas idéal (Leonard a bien été un bref moment avec Michelle) mais qui n’est plus possible (et en devient presque impossible) ; une vie qu’il faut continuer par un effort incessant.
(deux astérisques, mais en fait, c'est la même)
* l’affiche n’est pas juste aussi avec Leonard en costard alors que, balourd, il se trimballe dans un anorak et n’a rien du séducteur ; avec Sandra, qui ne fait pas du tout vamp’ séductrice.
* cette photo (ci-dessous, comme on dit dans les légendes de magazines) que l’on retrouve souvent non plus. Il n’y a guère que l’escapade sur les toits (*résister à la tentation de faire une synthèse des lieux et une nième ou plutôt septième interprétation avec celui-ci*) qui ait un petit côté The Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Contente d’ailleurs de voir que je ne suis pas la seule à qui cette analogie est venue à l’esprit - autre note très juste, ce me semble, qui vaut le détour - rien que le nom de ce blog est miamesque.
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20 juillet 2008
La Jeune Fille à la perle
Celle de Vermeer, évidemment. Celle du film, comme une évidence. L'évidence du mystère. Le film nous présente en effet une genèse du tableau, mais une genèse imaginée à parti du tableau lui-même, si bien qu’il est moins une explicitation du tableau que la mise en scène de son mystère.
Jamais l’histoire ne tombe dans la minutie fastidieuse d’une reconstitution historique, ni dans le cliché romanesque. Griet, entrée comme bonne au service de la famille Vermeer est bientôt remarquée par le peintre pour la sensibilité qui perce sous son effacement presque mutique. Il y a la vieille bonne qui la rabroue un peu mais discute avec elle et la met peu à peu au courant des affaires de la maison ; la maîtresse de maison un peu sèche et sa sale gosse, mais aussi le peintre qui la prend sous son grenier d’atelier sinon sous sa protection ; le mécène pervers qui souhaiterait être peint avec Griet pour lui en faire voir de toutes les couleurs, mais aussi Vermeer qui s’y oppose, sans pour autant que ce maître d’œuvre soit maître en toute choses. Il n’est pas vraiment libre de faire ce qu’il veut, ligoté qu’il est par les commandes que lui passe son mécène et qui doivent lui permettre de faire vivre sa famille.
Dans cette palette en demi-teintes, une étrange relation se tisse entre Vermeer et Griet. Le premier devine par instinct l’intelligence et la sensibilité de a seconde qui, émerveillée, demeure en admiration devant les tableaux. Pourtant la confiance tacite qui s’instaure (Griet se place sous sa protection, Vermeer lui confie le soin de la préparation des couleurs, tout aussi précieuses que difficiles à obtenir) n’est pas entièrement dépourvue de défiance. Pas de méfiance que le qui-vive. Une défiance latente qui fait parfois sursauter Griet lorsque le sensible glisse vers le sensuel. Lorsque Vermeer applique ses mains sur les siennes afin de leur imprimer le mouvement juste pour broyer le pigment. Lorsque appliquées tous deux, côte à côte, à la préparation des couleurs, Vermeer suspend son mélange et le gros plan de la caméra sur sa main fait ressentir l’absence d’un mouvement qui aurait pu se produire – tressaillement désireux de couvrir la main figée de Griet.
Vermeer a bien des gestes tendres et sensuels pour celle qu’il choisit secrètement pour modèle, se met dans une rage folle (mais froide) lorsqu’elle est accusée à tort d’avoir dérobé un peigne en corne, et lui fait don à la fin des perles qu’elle a portées pour poser, mais jamais le désir n’est entièrement contenu dans le registre physique. Il y a pour cela les taquineries de la vieille bonne sur les rêveries de Griet qu’elle suppute orientées vers le jeune boucher, amoureux puis bientôt amant de la petite bonne. Il y a pour cela le mécène lubrique. Il y a pour cela les pleurs de sa femme jalouse qui ne peut pas comprendre et que Vermeer doit néanmoins accepter. Il y a pour cela d’ingénieux contrepoints. Le désir (longing) qui baigne Griet et Vermeer est aussi dense et nuancé que la lumière de ses tableaux – aussi délicat et réel. Le désir de l’art, peut-être.
Tout le film est là pour nous y rendre sensible. A travers sa propre mises en scène, ses éclairages étudiés, son cadrage, son montage. A travers également des indices égrainés comme les cailloux du petit poucet. On ne cherche pas en effet à entrer par effraction dans l’esprit du peintre (et tout juste l’ose-t-on dans son atelier) : celui-là est toujours en retrait, comme pour signaler que l’on a affaire au personnage social et que l’artiste doit être cherché autre part, dans ses tableaux. On nous fait bien plus entrer dans le monde de Vermeer, suivant le point de vue émerveillé de Griet. Le spectateur ré-apprend l’étonnement et la surprise devant des toiles qui ont finit par s’incruster aux décors publicitaires. Comme Griet, on découvre sans jamais apprendre la couleur des nuages (blanc ? du jaune, du bleu et du gris), l’élaboration d’un tableau (par aplats successifs de couleurs, comme des calques sous Photoshop), la matière des couleur (le préciosité du bleu en lapis-lazuli), la composition et l’importance que peut prendre une chaise ou le reflet essentiel qu’introduit une perle dans le coup d’un portrait.
La perle : cet élément indispensable dans la composition du maître l’est tout autant dans celle de l’intrigue. Entre l’esthétique et le social, elle réunit dans sa boucle le portrait et le bijou (appartenant à la femme du peintre, qui ne doit rien savoir de cet emprunt) et murmure à l’oreille du spectateur des vagues inaudibles mais cependant assez nombreuses pour composer peu à peu l’arrière-plan de tout une époque. Et au-delà de leur dédoublement réel-représenté dans le moment de la peinture, ces perles sont également, lorsque, renvoyée, Griet les reçoit néanmoins en souvenir, le trait de (dés)union entre la simple bonne qu’elle demeure et l’univers bourgeois qu’elle a côtoyé, à qui semblait réservé le privilège de la peinture, lors même que d’autres auraient été plus à même de l’apprécier comme œuvre d’art.
La perle, enfin, nous sort de cette merveilleuse fiction en redevenant une note distante mais aiguë dans le tableau de Vermeer que nous pouvons contempler aujourd’hui au Rijskmuseum (transcription phonétique des plus approximatives). Ouvert sur un titre de légende, le film se referme sur le tableau puisque, si stimulante soit-elle pour l’imagination, l’œuvre est indépassable. Laissant l’histoire derrière lui, prête à être oubliée, le spectateur peut alors entrer dans l’univers d’un artiste.
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16 juillet 2008
Figuration narrative
En cherchant des reproductions de tableaux pour dire quelques mots sur cette exposition, je suis tombée sur tout un tas d’articles qui rabâchent les mêmes étiquettes incertaines. Cousin européen du pop art, mais non pas tourné vers la glorification de la société de consommation, une volonté de raconter quelque chose en réaction à l’art si abstrait qu’il en est devenu conceptuel, un non-mouvement méconnu exposé à bouts de bras et dont on ne sait pas très bien quoi faire. Balancez, balancez, cela évite de regarder.
La première salle m’a fait quelque frayeur, parce que quasiment aucun des tableaux ne me parlait (Jeanne d’Arc laisse le soin aux agrégatifs de philosophie de se demander si les images nous parlent). A part un, dont je n’ai évidemment pas retenu le nom de l’artiste, et qui était une impression de corps à même la toile – une sorte de présence radiographiée.
Mais l’intérêt est allé crescendo (soit que cela soit voulu par les commissaires d’exposition, soit que j’aie mis un peu de temps à prendre le rythme – ralentir après les derniers jours chaotiques). La scénographie était plutôt pas mal faite du tout, avec les petits pictogrammes autour du panneau principal à l’entrée de chaque salle. Le Grand Palais pour une fois nous a épargné les murs oranges assez peu flatteurs pour les tableaux (et pourtant, je n’ai pas l’habitude de mégoter sur cette couleur). Il ne leur reste plus qu’à comprendre que n’ayant pas organisé l’exposition nous-même, nous ne connaissons pas les textes par cœur, et qu’il serait par conséquent judicieux que la taille de la police dépasse le 18. Le zoom avant, zoom arrière, cela allait bien parce qu’il n’y avait quasiment personne. Séquence récrimination terminée. Suite de la visite.
Les détournements de toiles célèbres m’ont beaucoup amusée. Je n’ai pu retrouver qu’une toile d’Arroyo, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard, où Napoléon a (in)visiblement perdu la tête, noyé dans l’apparat de sa cape rouge et où l’espèce d’hippogriffe mi-saint-bernard mi-cheval a fait perdre quelque peu de panache à ce dernier.
Dénonciation du franquisme, s’empresse-t-on d’ajouter. Plus explicite, il y a cette toile-ci,
amusant inventaire d’une assez horrible réalité. Superbe illustration de nos polys d’histoire regorgeant d’ « homme à la moustache ».
Toujours dans la série des détournements, il y avait la métamorphose d’une laitue dans lequel apparaissait progressivement un visage, un couteau en guise de pinceau en bas de la toile. Voyons, Arcimboldo, ne nous racontez pas de salade !
La dernière salle du rez-de-chaussée est occupée par tout une série qui met en scène le meurtre de Duchamp et marque la réinstallation de son urinoir en bonne et due place (4). Certains ne se sentent plus (pisser), c’est la mort de l’art conceptuel blabla. Je suis peut-être un peu simplette, mais j’aime bien juste regarder, me faire avoir par l’irréalité (2) qui se dégage de cette représentation si « réelle », un peu effrayante (et l’ombre sur le mur glaçant - 7).
Mais, témoin d’un meurtre, on cherche à vous supprimer. Une roue gigantesque, suspendue à l’entresol, s’apprête à dévaler les escaliers pour vous écrabouiller comme un toon débutant. Je pensais que c’était fait exprès. Je suis naïve, vous disais-je. Que nenni. Tant pis, on se raconte les films qu’on veut – c’est le droit le plus strict du spectateur et sa roue de secours. En haut de l’escalier, nous revoilà sur les rails, ou plutôt sur la route. Je mets un peu de temps à distinguer ce qui est projeté sur le mur. La ligne continue déroule pendant un quart d’heure les lignes de « marquages au sol » (une pensée émue pour tous les amoureux du code) filmées à vive allure. Ligne blanche qui avance franchement, carrefours complexes qui dérivent à l’écran, ligne blanche un peu fantomatique qui ralentit en pointillés (restez à votre place, spectateurs, ne doublez pas, un peu de patience), ligne jaune, blanche, ligne jaune encore qui glisse sur le côté pour laisser apparaître le sillon noir qui sépare les voies – on croirait voir un vieux disque noir faire tourner ses sillons. La bande-son est particulièrement adaptée, les percussions scandent le défilement du macadam, ma-ca-dam, ma-ca-dam-ma-ca-dam-ma… Idée bizarre ainsi décrite, mais au final, une belle hypnose graphique.
Après avoir fait route, on arrive dans le « politisé » et, tout de suite, on sent la critique plus à son aise. Mai 68, c’est son rayon – particulièrement dévalisé en cette année de consommation commémoration. Rouge sang, rouge communiste, voire les deux à la fois. C’est une belle couverture le rouge. Celle qui borde Marx, Freud et Mao est plutôt amusante : tous dans le même lit, tous dans la même galère. Sur des ruines Tétris (si, si regardez à droite, c’est typiquement une forme de Tétris).
Je préfère les rouges de Fromanger. Toute une série de tableaux a priori monochromes sur lesquels les gens sont réduits à des formes rouges. J’en ai retrouvé deux dont Tout doit disparaître et sa velleité de table rase soldée. Pouvoir de la masse mais aussi dissolution de l’individu dans la masse, comme l’indique le commenataire miniature – sans être pour autant une idée capillotractée. On peut voir que le policier se fond dans le décor ; le rouge est contre lui.
Tant de rouge… J’allais oublier Monory, dont les toiles bleues sont parfaitement glaçantes. Couvertes de glace aussi, comme dans deux tableaux de meurtre où le miroir est criblé de traces de balles qui vous passent au travers du corps (je suis évidemment la seule idiote à m’amuser à trouver une position cambrée pour éviter les balles)– de toute façon, avec les miroirs coupés, vous finissez décapité voire tronçonné au niveau du bassin. C’est chouette ce macabre sans sang.
Monochrome bleu également pour la Velvet Jungle. Les fines lignes qui cataloguent les différents protagonistes les font apparaître comme des cibles – un doigt qui se promène sur la droite n’a plus qu’à appuyer sur un bouton pour éliminer les différents numéros. Pas que du bleu – aussi une toile où le bleu se noie dans un coucher de soleil, un paysage allongé que viennent barrer en diagonale des lampadaires tous retournés. Un sujet retourné par la photo souvenir d’un visage, sur la droite ? Si quelqu’un réussit à mettre la main dessus… je n’arrive pas à retrouver ne serait-ce que le titre de ce tableau.
J’ai passé sur plein de choses (en même temps, je n’ai pas vocation à remplacer un catalogue d’exposition). Juste pour garder une petite trace. Ca m’a fait du bien cette expo, ça faisait longtemps. Réapprendre à regarder sans chercher à retenir ou décortiquer (une praxis ? oui, oui, Aristote, si ça peut te faire plaisir), un rythme de contemplation, c’est reposant sauf pour le dos.
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30 mai 2008
Ouvre les yeux
… et branche tes neurones. Le film d’Alejandro Amenabar passé hier sur Arte (qui se trouve ainsi absoute de ses reportages animaliers et de sa mauvaise conscience historique) n’a rien du film un brin niais devant lequel on sourit non moins niaisement, et qui constitue une transition toute trouvée entre une explication de texte et le sommeil. Il serait plutôt une sorte d’Eternal Sunchine of the spotless mind moins poétique et beaucoup plus machiavélique, du genre à mettre vos neurones en ébullition, sans pour autant tricoter avec vos nerfs comme y réussit si bien Mulholland Drive. Pourtant la construction du film est complexe.
L’histoire d’amour qu’on avalerait presque
Le film s’ouvre sur une voix enregistrée comme réveil, qui répète « ouvre les yeux, ouvre les yeux », avec à peu près autant de chaleur humaine que celle du changement au métro Montparnasse, « gardez les pieds à plat, gardez les pieds… ». L’image apparaît et le flou devient net au rythme de l’ouverture des yeux du protagoniste – première indication de la subjectivité de la caméra. César, Don Juan flanqué d’une mèche charmeuse et d’un meilleur ami, enchaîne les piques et le renouvellement du peuplement de ses draps. On y retrouve d’abord Nuria, sorte de femme fatale moulée dans une robe chinoise rouge, des boucles d’oreilles qui se balancent en même temps que ses yeux et une coupe au carré qui coupe court à toute interrogation quand aux pensées qu’elle recouvre. Mais lorsqu’à son anniversaire son meilleur ami ramène Pénélope Cruz sous le nom de Sofia, vous vous doutez bien qu’exit Nuria. Seulement César a la mauvaise idée de tomber amoureux de cette nouvelle Cléopâtre, et lorsqu’il la ramène chez elle, il passera la nuit à la regarder dormir – inédit pour lui. Au matin, Nuria l’attend dans la rue et lui propose de rattraper cette nuit perdue. Seulement, Nuria n’est pas femme fatale pour rien et voyant César lui échapper alors même qu’il est à côté d’elle dans la voiture, elle décide de façon irréfléchie de tout envoyer en l’air. Elle ne parvient pas à suicider César comme elle le fait d’elle-même - le verbe ne supporte que le réfléchi- mais le défigure avec art – le septième, très précisément, en rendant hommage à Elephant man. Jusque là, c’est simple comme la jalousie, et beau comme le sourire des deux acteurs principaux.
Enquête policière dans les recoins d’un cerveau
(ou pourquoi la présentation de Télérama m’a immédiatement fait penser à Piège pour Cendrillon, de Japrisot – autrement plus retors qu’Un Long dimanche de fiançailles)
Le seul problème, c’est que cette histoire nous est livrée en flash-back aussi éclatés que la vie de César, au fur et à mesure que le psychiatre de l’hôpital pénitencier parvient à comprendre celui qui est accusé de meurtre, un César qui n’a gardé des Empereurs romains que la folie néronienne. Plus rien d’impérial chez cet être recroquevillé à terre et qui avance masqué dans ses souvenirs. Fou mais pas cinglé, il donne comme réalité ce qui d’un coup de caméra correctrice se révèle être un rêve. Défiguré après l’accident, il renoue cependant avec Sofia qui parvient à rester aussi insensible à la reconfiguration géographique du visage de César qu’elle l’est devant les passants lorsqu’elle se fige sur les bancs publics (eh, non, les amoureux ne se bécottent pas) déguisée en automate/mime. C’en serait presque beau. Mais le désordre de son visage défiguré n’a d’égal que celui qui règne dans son esprit. Alors qu’une opération miracle l’a replacé de plein droit dans son statut de beau gosse, il se réveille un matin le visage à nouveau défiguré et Nuria a remplacé Sofia dans son lit (quand je disais renoué, ce n’était pas que métaphoriquement). Deuxième réveil qui renvoie le premier au statut de cauchemar. Pogrome d’innombrables glissements. La caméra s’est installée directement dans le cerveau de César ; rêve et réalité sous sont donnés sans indication autre que leur succession chronologique et l’on suppose rêve ce dont la réitération modulée se pose comme réalité correctrice. Le point d’ancrage qui permet de trouver un semblant de cohérence se trouve être la cellule de l’hôpital prison.
Tantôt en focalisation interne ou externe, la caméra suit toujours le point de vue de César et nous donne à voir, comme disait Jean-Pierre Richard à propos de Nerval (rien à voir, je sais, mais j’aime bien l’expression) « un monde sans couture », tout aussi fondu dans la trame du film que du discours indirect libre dans un roman. J’ai découvert il y a peu que le montage pouvait suggérer un point de vue par des moyens autrement plus efficaces que les lumières, le cadrage ou les effets spéciaux, à l’occasion d’une certaine scène de Jeux d’enfants, où le personnage de Guillaume Cannet fait croire à celui de Marion Cotillard qu’il s’est tué dans un accident de voiture, le film nous donnant à voir la mise en scène du personnage comme vérité. Fin de la digression, il y a déjà assez à faire avec un seul film.
Reste à élucider cette question de meurtre. Les rêves de César empiètent peu à peu sur la réalité passée, jusqu’à s’y substituer. Un matin, César retrouve Nuria à la place de Sofia, qu’il se met à battre pour qu’elle lui indique ce qu’elle a fait de sa rivale. Mais là, pas de deuxième réveil. Lorsqu’il se retrouve au poste de police pour porter plainte contre Nuria, celle qui a ses traits possède bien les papiers de Sofia, est identifiée comme telle autant par l’inspecteur de police que par le meilleur ami de César venu pour lui casser la figure. Bien que l’on voie le calvaire de César puisque la pellicule imprime ses traumatismes, on conclue à la démence. Mais rêves et réalité continuent à se superposer avec toujours plus d’indistinction. Et si, finalement, Nuria avait vraiment pris la place de Sofia ? Ou pire, ne faut-il pas inverser l’ordre établi depuis le début du film par le spectateur et considérer comme rêve ce que l’on avait pris pour réalité et inversement ? Après tout, le psychiatre soutient à César que son visage n’est pas déformé et qu’il lui suffirait d’ôter son masque pour le vérifier. Tout ce que l’on a identifié comme l’histoire d’amour pourrait très bien n’être qu’un alibi fantasmé par l’inconscient de César pour se dédouaner du meurtre qu’il a commis.
Mais quel meurtre, d’ailleurs ? Une nouvelle substitution se produit ; en pleines roulades amoureuses, Sofia a à nouveau disparu sous les traits de Nuria, que César entreprend d’étouffer sous un oreiller. Lorsque les mains cessent de se débattre, César ne soulève pas l’oreiller : on ne sait si le fantasme a repris (César voit à nouveau son visage défiguré), ou si le fantastique a pris le relais. A trop chercher la logique de celui qu’on dit fou, on ne comprend plus grand-chose et le fantastique apparaîtrait paradoxalement comme une explication rationnelle moins compliquée.
Neurones gelés par les cryogénistes – science-fiction à la rescousse
César en tenait déjà une couche, on nous en rajoute une autre. A ces rêves-fantasmes-réalités vient s’adjoindre des bribes d’un autre rêve, qui n’a pas grand-chose à voir avec ce qui précède. Un contrat à signer, une histoire de cryogénisation… un relent du documentaire regardé à la télé la première nuit passée chez Sofia ? César a l’intuition qu’il y a quelque chose d’autrement plus important là-dessous et convainc le psychiatre de l’emmener dans cette entreprise de cryogénisation. Dans ce tissu de propositions délurées qui font rire le psychiatre, le businessman propose qu’au sortir de la congélation, le client ne vive pas dans le monde totalement nouveau qu’il y aura alors, mais dans une réalité virtuelle fabriquée sur mesure, selon les désirs du client. César pense qu’il est dans cette situation et le psychiatre ne tarde pas à basculer dans cette même situation lorsque le dieu omniscient du rêve sur mesure vide le monde de sa population, tout cela n’étant finalement que des « personnages » virtuels. Le psychiatre, à trop épouser les fantasmes de son patient, serait-il lui aussi devenu fou ? Pourtant l’homme qui apparaît sur le toit de l’entreprise de cryogénisation, représentant virtuel de la compagnie dans l’esprit de César, propose une explication telle que l’on y adhère bientôt. De ce que l’on a vu, seul le tout début est réel. La réalité s’est fondue-enchaînée dans le rêve bien avant les glissements que l’on a pu remarquer. César s’était en réalité (si cette expression a encore du sens) isolé après son accident, jusqu’à trouver l’entreprise de cryogénisation dont il a été question. Il signe, se suicide, et lorsqu’il a été ranimé quelques centaines d’années plus tard, a été plongé dans le monde virtuel de ses souhaits, sans en être conscient. La transition sans point de suture a lieu quelque temps après l’accident. Toutes les hésitations entre rêve et réalité que l’on a pris tant de soin à tenter de différencier ne sont en fait que du rêve. Il ne s’agit pas de tiraillements entre les mondes de la réalité et du sommeil, mais de dérèglements de la « réalité virtuelle » fabriquée par la société de cryogénisation, des soubresauts de l’inconscient de César qui n’a pas oublié comme il était prévu que ce qu’il vit est une réalité sans relief, modulée par son seul esprit. Il y a de quoi devenir fou, même et surtout à l’intérieur de la réalité de son seul esprit. Un monde selon son désir, oui, mais à condition que l’on ignore qu’il y obéisse. On accepte de s’aveugler (inconsciemment) mais non de se tromper sciemment. Rien de moins créatif qu’un monde imaginaire qui n’offre aucune résistance et se modèle selon les attentes de son démiurge – attentes qui n’en sont plus et deviennent des pensées performatives. (On peut d’ailleurs remarquer que le monde que s’est inventé César est plutôt complexe – il n’y a que face à la complexité que l’on a envie de simplicité ; seule, elle paraîtrait platitude).
L’homme de la société lui propose de rejoindre le monde réel (mais cents ans après celui qu’il a connu). Comment ? en se jetant de l’immeuble. Incitation au suicide ? Retour à la réalité ? Il saute. Noir. Une voix « ouvre, les yeux, ouvre les yeux. » L’écran reste noir. Générique.
Ferme la bouche et ouvre les yeux
Le film procède par renversements successifs, renvoyant dos à dos rêve et réalité. A chaque fois, la couche qui servait de point de repère est englobée dans une vision plus vaste et perd son caractère de point d’ancrage. Ce qu’on croyait une simple histoire linéaire se mue en un puzzle à reconstituer avec toutes les difficultés que pose l’esprit perturbé de César. Alors que l’on acceptait les distinctions entre rêve et réalité posées par César, leur intrication de moins en moins distincte conduit à prendre de la distance. Le spectateur est alors dans la même position que le psychiatre et prend cette couche de l’histoire comme référence stable, doutant de plus en plus trouver une logique dans l’esprit de César.
Puis l’on vient à douter de la santé mentale du psychiatre lui-même jusqu’à ce que, suprême renversement, on nous révèle que quasiment tout ce que nous avons vu jusque là n’est qu’une réalité virtuelle (le film, en somme). Les contradictions fusionnent et la réalité, niée à chaque renversement/ élargissement, est toujours à chercher plus loin.
C’est finalement le recours à la science-fiction qui nous permet paradoxalement de continuer à fonctionner avec les schémas rationnels de notre monde – d’après lequel celui de César semblait jusqu’alors fait. La réalité, mise à mal, ne renverrait finalement qu’à l’interprétation la plus cohérente. Car Ouvre les yeux a ceci de fantastique que les interprétations se multiplient et se sur-impriment les unes aux autres sans pour autant effacer la pertinence de celles qui précèdent. Ce foisonnement baroque ouvre de multiples perspectives, tout en offrant de quoi satisfaire l’esprit rationnel du spectateur. Ce dernier peut également choisir de se laisser porter, d’accepter que soit mis en question le rapport à la réalité et suivre l’injonction de César à son psychiatre (qui constitue finalement un double du spectateur à l’intérieur même du film – le spectateur comme le psychiatre disparaissant après ce dernier suicide de César) : « Il faut arrêter de chercher à comprendre, sinon tu vas devenir fou ».
Quant à la fin, elle clôt le film d’une main de maître. Conformément à l’interprétation recourant à la science-fiction, César peut se réveiller dans un futur non rêvé, auquel cas l’écran noir a l’intelligence de ne pas donner un contenu précis à ce futur – il n’y a rien qui vieillisse plus mal que l’image que nous avons du futur. Les gadgets ont tôt fait de devenir ridicule. On peut également y voir un nouveau renversement, faisant de la totalité du film un rêve. C’est alors indifféremment César ou le spectateur que la voix tente de réveiller, ce dernier étant invité à regagner sa réalité et à éteindre sa télévision. « Ouvre les yeux » ouvre et referme le film sur lui-même, invitant la première fois le spectateur à suivre la caméra, la dernière, à la quitter, en gardant cependant le titre en tête.
Toutes mes excuses pour cet article un brin égoïste : s’il m’a permi de mettre mes idées au clair, il doit ressembler à une bouillie d’hébreu pour vous. J’essayerai de pondre un prochain post qui ne nécessite aucune aspirine. Mais aussi, ce film m’a mis le neurone en ébullition : il était tout frétillant, friand qu’il est de mise en abyme.
[Tu avais raison, Melendili, pour la taille de la police. Un chouilla trop grand, maintenant^^]19:45 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (13)