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28 mars 2010

Un critique en or

 

Prise de remords ou d'ennui ou de court par le TD de recherche documentaire de vendredi matin, je me suis décidée à jeter un œil à quelques ouvrages critiques sur Kundera pendant les heures suivantes que le déjeuner ne parviendrait certainement pas à combler jusqu'au cours suivant. L'âge d'or du roman : le titre ne m'attirait pas, ça m'évoque trop un pré vert avec un arc-en-ciel doré au-dessus, à compléter, entre les deux, par ce à quoi s'applique l'expression, en l'occurrence, des livres. La quatrième de couverture m'a mise dans de meilleures conditions : l'auteur de l'essai explique qu'il a délibérément donné cette expression un peu vieillotte comme titre en guise de pied de nez aux éternels pessimistes pour qui le pire est toujours à venir, et le meilleur à partir. Et de montrer que la production littéraire de notre époque n'a rien à envier à celle du passé. Les articles sur Kundera étaient délicieux, si bien qu'après avoir fait couler un peu d'encre, je me suis octroyée le préface en dessert. Une défense de la critique. Je voudrais y revenir, parce qu'elle m'a d'autant plus facilement transformé les neurones en pop-corn qu'elle a ravivé des découvertes amorcées cet été à la lecture d'un numéro de la Quinzaine littéraire consacré au sujet.

 

Auparavant, je n'avais jamais porté attention à la division de la critique en analyses universitaires et en compte-rendus journalistiques. Pour être exacte, il faudrait dire que je n'ai même jamais pensé qu'elles pussent être unifiées (et sans unité, pas de division) : outre qu'elles occupent des espaces séparés, elles sont encore distinctes du point de vue de la temporalité, l'analyse universitaire arrivant après la lecture, la présentation journalistique, avant. Mais quand j'entends qu'on déplore l'état de la critique qui ne remplit plus sa fonction, je me dis que ma séparation n'est peut-être qu'un malheureux indice d'une situation dangereuse. Les journaux, en effet, ne critiquent pas (plus?), ils présentent les dernières parutions, et les quelques lignes qu'on leur consacre ne permettent pas d'effectuer un tri. Le choix n'est plus critique mais marketing ; le sujet, objet de consommation. De l'autre côté des lignes, à l'université, on travaille beaucoup sur les siècles passés, au risque que leur travail « à partir de » n'en vienne implicitement à leur faire penser qu'ils s'éloignent du bel et bon, bel et bien perdu.

Les classiques sont l'assurance qu'on ne perdra pas son temps qui, dans la perspective du littéraire n'est pas de l'argent, mais un élément porteur de sens, dont il est constamment à la recherche à travers un temps de lecture qui ne se contracte pas comme les trajets en train que l'on fait passer avec. On ne peut pas tout lire et l'on veut d'autant mieux bien lire. Derrière l'arrimage aux classiques, ce label rouge de la signification en littérature, il y a peut-être aussi la crainte de ne pas savoir quoi lire (problème de la critique qui fait défaut), et surtout de ne pas savoir quoi en penser (problème de la critique – sur quels critères juger d'un ouvrage ?). Je dois reconnaître que je m'aventure bien peu dans le domaine de la littérature contemporaine. Je me laisse entraîner par la couverture orange et l'incipit de l'Oiseau à ressort, de Haruki Murakami ; j'ai dans l'idée de lire un jour du Kazuo Ishiguro, dont on avait traduit un extrait en prépa ; la Bacchante me prête le Fusil de chasse ; j'espère que le livre de Marie Billedoux, que j'ai acheté à la sauvette au Relay sera moins mièvre que le nom de son auteur ; mon regard formaté à l'étiquette jaune tire un Paul Morand du rayon – confiance progressive à la collection de l'Imaginaire ; j'achète Vente à la criée du lot 49, de Thomas Pynchon pour comprendre quelque chose au cours de mercredi prochain... un peu de hasard et beaucoup de professeurs, j'ai toujours peur de lire des bêtises. Classique. Ce sera un nouvel essai.

 

Guy Scarpetta raconte comment il en est venu au sien : au cours d'une conversation, personne ne s'entendait sur l'époque qui constituerait l'âge d'or du roman, mais tous le situaient dans le passé et tous ont unanimement rejeté la possibilité qu'on puisse y être, là, maintenant, paradoxe qu'a tenu Guy Scarpetta. Pour le soutenir, il est aller à la librairie du coin acheter quelques ouvrages bien sentis pour ses hôtes qui ont dégusté. L'âge d'or du roman, c'est un peu faire au lecteur anonyme le cadeau que le critique a offert à ses amis.

Avant de penser au vacillement de la critique, je me serais plus longuement étonnée sur ce contre-exemple du sens du progrès - qui reste un des fondements de notre pensée même si nous avons assez creusé pour le faire remonter à la conscience et le sortir de la foi dans laquelle le positivisme l'avait plongé. Pas d'avancées en littérature sinon a posteriori. En un sens, c'est tout à fait juste, il n'y a pas de progrès en littérature (ou alors seulement en terme de conscience et de réflexivité – risque de tourner en rond, d'ailleurs). Mais l'absence d'avancées n'a pas à dégénérer en hantise de la régression. Le pessimisme littéraire serait-il si peu moderne, loin de la tentation du progrès, à brandir ses classiques des siècles passés en réaction ? A moins qu'il ne le soit que trop, et l'indice d'une résistance forcenée contre le préjugé de notre temps - pas un préjugé, mais le préjugement, la crainte de penser par soi-même et de s'abriter derrière les arguments d'autorité. Je ne dis pas qu'on n'ait pas besoin de repères qui fassent autorité, mais il faut les avoir éprouvés auparavant : après avoir goûté l'intelligence de Guy Scarpetta sur un auteur que j'ai lu, je suis tout à fait disposée à me diriger vers l'inconnu qu'il me désigne dans ses autres articles. D'une manière plus générale, le choix que l'on fait de ses critiques l'est aussi (critique), puisqu'il ne faudrait pas que le temps de passé à choisir ses lectures (paralittérature) nous ôte celui de les faire (littérature)... Il est toujours bon de savoir à qui l'on a affaire : par exemple, j'apprécie les critiques de danse détaillées et pertinentes de Syltren, mais je les (re)garde a(vec) une certaine distance, car j'ai pu constater sur des distributions que nous avons eu en commun (pas très difficile, il semble toutes les voir^^) que nous n'avons pas du tout la même sensibilité.

Il ne s'agit pas d'abord de trouver des critiques qui aient des goûts semblables aux nôtres, mais en l'intelligence desquels on ait confiance. Car, quoiqu'en disent messieurs Robert et Collins, un spoiler, dans une bonne critique, ne gâche rien. Plus on montre la cohérence d'une construction, plus la place devient forte – elle peut être complètement apparente (comme chez Kundera), cela n'ôte rien au suspens, dont la véritable nature pourrait bien être le suspends, « the willing suspension of disbelief » de Coleridge. Et Anouilh de présenter au début d'Antigone chacun de ses personnages et le destin qui les attendent : tout est dans le déroulement. Lorsque je lis une critique de Bamboo étiquetée « spoiler » comme « fragile » sur un carton de déménagement, en me disant que de toutes façons ce bouquin ne me dit rien, ou je n'irai pas voir ce film, c'est précisément une fois qu'elle en a dégagé le fonctionnement- patiemment, archéologue du sens avec son pinceau- que j'ai envie de me précipiter sur son pré-texte. Peut-être parce que j'ai ainsi un angle d'attaque, une interprétation dont je suis curieuse de voir si je l'adopterai et si oui, avec quelles nuances.

Quid des histoires qui reposent sur un renversement final, me direz-vous ? Regarder The Village a-t-il encore un intérêt lorsqu'on sait ? Cas délicat ; celui qui laisse échapper le truc ruine la magie et est volontiers taxé d'indélicatesse. J'ai oublié son nom, mais j'ai toujours une dent contre la cruche qui avait laissé échapper que Dumbledore mourrait dans le 7ème tome que je venais juste de commencer ; ne pouvait-elle pas me laisser tranquillement croire à la petite souris ? Et pourtant... quand il est passé à la télé, je n'ai pas pu voir The Others jusqu'au bout (shampooing impératif ou trop petite pour me coucher tard, je ne sais plus), et j'avais demandé à ma mère la fin de l'histoire. Quand j'ai récupéré le DVD chez mon père, l'histoire ne m'en a pas paru moins fascinante ou effrayante. Une histoire est bien ficelé lorsque, alors que vous avez repéré et coupé toutes les ficelles, elle tient encore d'une pièce. C'est même à cela qu'on reconnaît qu'elle sera toujours ragoutante.

Guy Scarpetta utilise pour argument une analogie musicale : si un profane peut écouter de la musique et l'apprécier, les musiciens vous diront qu'entendre l'entremêlement des différentes lignes musicales, les thèmes et les variations, bref, la structure, ne diminue en rien le plaisir de l'écoute, bien au contraire. J'en suis si intimement persuadée que je trouve frustrant de ne pas être capable de saisir ces nuances, qu'une reprise (le refrain pour les pauvres d'oreille dans mon genre, qui ne perçoivent que la partie émergée de l'iceberg) m'apaise, et que la lecdture d'une telle analyse me met en joie. Pour Guy Scarpetta, l'analogie lui sert à rendre convaincant son propos sur la critique, assimilée au déchiffrement de la partition (la lecture rejoue toujours l'œuvre par la suite) ; déjà convaincue, je vais en sens inverse, la littérature me sert de paradigme pour aborder la musique.

Voilà d'ailleurs une nouvelle confirmation de la correspondance des arts, s'il l'on doutait encore de l'existence de corrélation entre des modes d'expression divers mais qu'une même sensibilité peut faire converger. La domination d'un art sur un autre est une affaire personnelle qui dépend de l'attrait qu'il exerce sur chacun de nous. Palpatine déplorait il y a quelques temps (si tu te souviens de l'emplacement de tes dires, dear cobaye, tu as le droit de m'envoyer le lien) la prolifération de nanars au cinéma, ajoutant que pour le divertissement bas de gamme, il y avait déjà les livres. Curieusement pour lui, peut-être, j'aurais fait exactement la remarque inverse, qu'il y avait les (télé)films pour cela, qu'il fallait laisser aux livres la littérature. Cinéphile et littéraire. Personne n'a raison, parce que chacun à ses raisons, comme écrit Guy Scarpetta au sujet des personnages de la Lenteur (Kundera, who else ?). Je crois que ce n'est que depuis cette année que je commence à comprendre que le cinéma puisse être un art – par le biais de Rohmer, réalisateur « littéraire » s'il en est (qui va piano va sano). Qu'un film peut tout autant donner à penser qu'un roman.

 

 

Un classement des arts en mineurs et majeurs ne contient dès lors pas de jugement de valeur. Quel sens donner alors à ce distinguo ? Guy Scarpetta reprend la distinction de Hemingway : est un art majeur celui qui survit à la mort de son créateur (le peintre laisse des tableaux, l'écrivain des livres, le sculpteur etc.) ; mineur, celui qui meurt avec lui. (Où se trouve la danse, dans cette dichotomie ? Art majeur en tant qu'art de chorégraphe ? Ou art mineur du danseur ? - une fois de plus, elle échappe aux catégorisations. Par sa nature, mais aussi peut-être en raison des théoriciens de l'art, qui m'omettent purement et simplement). Et notre critique de ranger sa discipline dans cette dernière catégorie. Alors que j'ai tendance à valoriser la fierté au risque de l'orgueil et de la prétention, j'aime cette humilité : un bon article critique sait se faire oublier en tant que tel (sinon, c'est que son auteur s'écoute parler, et cherche à bâtir sa gloire sur les miettes grattées à la réalisation d'un autre), il se fond dans la conscience que l'on a de l'œuvre en question, après avoir rendue celle-là plus aiguë et dotée d'une perspicacité qui lui permette de saisir de nouvelles richesses passées inaperçues dans celle-ci. En somme, la bonne critique enrichit, et ne réduit pas. Pas une seule bonne lecture, mais des interprétations d'autant plus valables qu'elles sont superposables. Guy Scarpetta cite Aragon pour qui la critique se doit d'être une « pédagogie de l'enthousiasme ».

Dénigrer est toujours plus facile qu'apprécier (qui n'est pas uniquement synonyme d' « aimer », même si c'est souvent le cas pour moi qui aime ce que je peux structurer de manière significative), ne serait-ce que parce qu'apprécier nécessite d'exhiber les critères sur lesquels on juge (Guy Scarletta énumère clairement les siens : il considère comme grand roman celui qui 1° explore un territoire nouveau de la vie humaine, 2° renouvelle la forme, et 3° rende indissociable l'un et l'autre). Jugement subjectif, toujours, mais c'est le seul moyen aussi de viser juste. « Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais un point de vue qui ouvre le plus d’horizons », écoutons Baudelaire, et les auteurs, d'une manière générale, ils savent généralement de quoi ils parlent (un démenti au mythe de l'artiste inspiré, génial malgré lui). Pédagogie de l'enthousiasme... Même si les journalistes de Télérama n'ont pas leur pareil pour passer au vitriol ce qui leur a déplu en quelques lignes réjouissantes de méchanceté, il serait peut-être bon de le leur rappeler. Comprendre pour apprécier. *J'aurais voulu être un critique...* (sur l'air de « J'aurais voulu être un artiste). De danse, dans l'idéal.

Enfin non, transversal, dans l'idéal ; danse, littérature, cinéma, philo, peinture, photo... Ce que j'aime par-dessus tout, ce sont les rapprochements improbables mais pertinents, qui ont, comme dans une métaphore, d'autant plus de force que les termes sont éloignés l'un de l'autre. Les articles où tout s'articule (les fragments que l'auteur a empruntés à des univers différents), où tout converge (les réflexions du lecteur, qui trouvent là leur expression la plus directe), d'où tout rayonne (la structuration des pensées en relance de nouvelles). Les articles dont on oublie qu'ils sont démonstratifs, où l'on chemine dans l'esprit et la culture de son auteur. Chez Palpatine, par exemple, ce sont souvent les articles hebdomadaires qui m'amusent, où se rencontrent de façon plus ou moins lâchement noués des remarques éparses, où se constitue l'expérience - ils sont certes éloignés de la "critique" par leur contenu, mais la plupart du temps bien plus proches de l'essai que ses compte-rendus. J'aime que l'on structure le monde de manière imprévue, autre. Puisqu'une critique ne saurait égaler son objet,  plutôt que de s'épuiser à essayer de l'épuiser, je préfère qu'elle l'outrepasse, qu'elle puise à toutes les sources et le prenne ainsi dans ses filets, l'entourant ainsi de son affection et de sa curiosité.

 

23 mars 2010

Saoule kitchen


La bande-annonce de Soul Kitchen ne permet pas de trancher entre humour gras (friteuse comprise) ou fait maison.
Un peu comme à la lecture d'un menu, on ne sait pas à quoi s'attendre. Tant mieux, il faut goûter avant de dire que l'on n'aime pas... il se pourrait même qu'on en redemande.

 

 

Les ingrédients ont beau être simples à la limite du fade (le looseux qui a plus l'air d'un squatteur que du proprio, la copine trop belle -et lisse- pour lui, le frangin taulard qui s'amourache de la serveuse rock'and roll, sans oublier, avec les amis et les amours, les innombrables emmerdes qui vont avec : dettes, fisc, rupture, embrouilles, disputes), tout le sel est de savoir les accommoder. Fatih Akin a visiblement le coup de main : la sauce prend très bien (même si on ne sait pas vraiment ce qu'on a dans son assiette - c'est ainsi que la Sachertorte tient son goût d'orange d'un mélange de citron et d'abricot !). Il en va du film comme de la cuisine, c'est aussi une affaire d'illusion et de mise en forme, le chef complètement toqué en fait la démonstration à notre héros avec un plat d'allure gastronomique préparé en dépeçant des poissons panés.

 

 

 

Le résultat est en/r-elevé : grand-mère qui davantage hurle « Ruhe ! » pour rétablir non pas le silence gêné qui suit les disputes mais les conversations de l'immense tablée ;

 

blocage de dos qui entraîne une réplique mémorable à l'injonction de la police (un petit braquage pour croire se sortir et finir par s'enfoncer dans le merdier) de ne pas bouger : « pas de risque, j'ai une hernie discale » ; méthode « douce » du guérisseur traditionnel qui lui débloque le dos à l'aide de cordes ;

 

et toujours le regard ahuri de Zinos, (anti)-héros joué par Adam Bousdoukous, complètement dépassé par les événements qui vont de mal en pis. Beckett a raison, le malheur fait rire. Pas d'arrière-goût amer, on revient à une normale, pas trop happy-end pour ne pas écœurer, mais assez pour ne pas rester sur sa faim : le frangin retourne en taule, Zinos rouvre son restaurant grâce à l'argent de son ex-copine, et fait la preuve de son apprentissage culinaire en préparant un dîner pour la belle kiné qui l'a débloqué. On ne se prend pas au sérieux : ce sont bien les personnages qui nous font rire, et non eux qui se croient drôles.

 

Belle  (et bonne) brochette : le vieux loup de mer, qui ne paye jamais son loyer et bouffe gratis ; la serveuse rebelle ; le gentil taulard surnommé "le comte de Monte-Christo" par la précèdente, qui trouve cela très romantique ; Kinos, qui régale tout ce beau monde ; son (ex)-copine ; un acolyte ; le chef aux couteaux effilés. Après le bateau ivre, la cuisine...

 

Soul kitchen, âme de l'(arrière-)cuisine plus que nourriture de l'âme (soul kitchen et non...cooking), est aussi déjantée que son chef Shayn (Birol Ünel) dont on n'a aucun mal à croire qu'il puisse être devenu lanceur de couteaux dans un cirque. Second degré et alcools plus forts, jusqu'à la débauche (excès d'aphrodisiaque dans les desserts) donnant un sens très concret à la boutade « il a baisé le fisc, le fisc l'a baisé » : on pourrait dire du réalisateur qu'il « a l'air bourré à jeun » (ce qui me convient parfaitement, c'est mon état en boîte de nuit). L'humour ne tombe jamais à plat et les petits sont mis dans les grands. Une comédie cuite à point. Barrée.

 

Comment ça, un film sur la bouffe ne pouvait que me plaire ? Surveillez votre langage et vos arrières, le chef est un killer, plus sanguin que le taulard, et affûte en permance ses couteaux.

 

(la générique mériterait aussi qu'on s'y attarde, véritable exercice de style - soul)

 

15 mars 2010

Le bon plan Marshall : preuve par Nine

 

Penélope Cruz, Nicole Kidman, Marion Cotillard... le début d'une belle brochette d'actrices qui met le spectateur sur le grill. Et il déguste (encore plus si le pronom masculin n'est pas uniquement employé comme générique, je suppose).

 

 

 

Raconter des histoires


Il y a celles que le grand réalisateur Guido Contini est censé mettre en scène, et qu'il ne parvient même plus à inventer, comme s'il avait tout dit dans ses premiers films.

 

Ils y a celles qu'il raconte à son producteur, à son équipe technique et à la presse, donc à tout le monde, pour que personne ne le soupçonne de ne pas avoir la moindre idée de ce sur quoi portera le nouveau film annoncé, Italia, et dont le tournage est sur le point de commencer. Mentir. Ou baratiner. Il a ça dans le sang, comme le lui échauffe Saraghina : be Italian, be a signer, be a liar.


Il y a celles que Guido se raconte sur le mode du fantasme, histoires amoureuses plus que d'amour.

 

Celle de Nine y est.

 

 

 

Fantastiques fantasmes

 

Guido Contini manque d'inspiration mais certainement pas de femmes : lors de la première scène, elles rugissent surgissent de son imagination et du Colisée de carton qui occupe le plateau de tournage, sans que l'on sache encore les relations qu'elles ont entretenues avec cet homme. La mère de Guido est présente et cette première scène sur fond d'Antiquité se révèle scène des origines, reconstituée, comme toute origine, mise en scène, comme se doit de l'être le fantasme d'un réalisateur, et fondatrice (ou destructrice) de celui qui la rêve. Le film s'ouvre ainsi sur un final grandiose, abîme d'où il naît et où il s'achèvera après l'apparition de chacune des femmes qu'il rassemble.


 

La môme n'est pas la seule à pousser la chansonnette : Penélope Cruz fait entendre une voix déjà entendue dans Volver (ou était-elle doublée?) et Fergie s'en/se donne évidemment à cœur/fille de joie. N'ayant lu aucune critique, je ne savais pas que Nine était l'adaptation d'une comédie musicale de Broadway et ne m'attendais pas à les entendre chanter, mais j'ai à peine été surprise tant les séquences musicales sont bien amenées. Pas intégrées pour autant, et c'est peut-être là le point fort de cette comédie musicale où les personnages n'ont pas l'air de messieurs Jourdan qui se mettraient subitement à parler en vers et à chanter contre tous : l'échafaudage du plateau sur lequel les actrices font leur numéro est là pour nous rappeler qu'il s'agit d'un décor et que la scène dont il est question est davantage celle du cabaret que la séquence filmée. Ce qui n'empêche pas celle-ci de très bien rendre celle-là,et dieu sait que c'est rarement le cas.

 

 

A l'occasion d'une vision, de l'évocation d'un souvenir ou d'un coup de téléphone coquin, les femmes fantasmées par Guido s'exhibent du film et s'exhibent tout court. Penélope Cruz, parfaite maîtresse -de boudoir-, joue d'un fessier à faire pâlir les pin-ups les plus pulpeuses. Alanguie sur un miroir, elle nous fait voir double – ou trouble. Langoureux développé à la seconde, quasi-écart, la chorégraphie est dans ses cordes, elle s'y entortille avec le spectateur.

 

 

Stacy Ferguson, qui reprend la jeune femme en qui le tout jeune Guido a entrevu la sensualité (jeune fille qui se donne en spectacle, déjà, encore, sur la plage, devant une bande de garnements curieux), offre un show musclé. Nul doute qu'elle est plutôt cuir que chocolat. Ce sont elle et sa troupe, les vrais fauves du Colysée en carton, que dompte l'imaginaire de Guido. On tape et on frappe, au tambourin, il est vrai, qui mâtine la violence d'une certaine sensualité bohémienne, et fait voler le sabl(i)e(r). On évite le fouet, le cliché et le mauvais goût. Ça dépote !

 

 

 

 

A côté, les Folies Bergères évoquées par la costumière (Judi Dench) sont bien sages.

Le numérode Kate Hudson est cohérent avec son personnage qui travaille à Vogue : son défilé sur le podium se mue en un clip à la Shakira.

 

 

Last but not least, Marion Cotillard renoue avec les petites salles parisiennes pour un strip-tease plus agressif qu'aguicheur. Il faut dire que Guido vient de se faire jeter lorsqu'il imagine ainsi sa femme qui se jette aux (mains des) hommes bien plus qu'elle ne s'offre (à leurs regards), dédaigneuse de son corps même : Guido a pu la posséder physiquement, mais cela même ne représente plus rien dès lors que son esprit n'est plus possédé par l'image d'un homme aimé. Take it all : prends tout, je laisse, tu n'as aucune prise.

 

 

Bien sage en petite robe noire, effacée, et bluffante à la fin

 

 

 

 

Réaliser

 

A vivre sa vie comme un chef d'œuvre, Guido ne risque plus d'en produire aucun : le fantasme remplace la création qui devient alors fantasmagorique. Son œuvre n'est pas toute sa vie (qui se serait alors arrêté quelques temps auparavant avec ses bons films – noyé par des « flops ») ; au contraire, sa vie est toute son œuvre, en tout et pour tout. Pour réaliser à nouveau, il va lui falloir arrêter de rêver. Non que ses visions se substituent à la réalité : elles la doublent sans la représenter. Pour réaliser à nouveau, he'll have to realize que ce ne sont pas ses films qui sont en cause, mais lui, qui rêve sans construire. C'est pourtant par la création artistique qu 'il pourrait trouver un autre lui-même, « another me to travel with myself », et finalement se retrouver, renouer avec Guido Contini, le grand réalisateur qui a cessé d'exister autrement que sous un nom et des lunettes noires.



Mais pour se découvrir autre (aussi soi), il faut découvrir l'autre en soi, et d'abord considérer l'autre comme un soi. Sans aide de sa mama, comme un grand garçon italien, il lui faut reconnaître les femmes qu'il fréquente à leur juste valeur. Écarter sa maîtresse pour revenir vers sa femme ne suffit pas s'il est vrai que le reproche de celle-là se répète chez celle-ci : pendant que le réalisateur fait l'acteur (c'est-à-dire l'enfant), sa maîtresse est « là », cachée dans une pension alors que tout le monde est courant au palace ; pendant qu'il tourne, sa femme tourne en rond, se heurte à un mari dont elle n'est plus guère que l'épouse, l'ombre du réalisateur et d'elle-même, aussi rayonnante soit-elle.


 

En refusant de la filmer, il l'a enfermée dans ses anciens rôles, après avoir pris d'elle ce qu'il jugeait nécessaire, exactement de la même façon qu'il capturera les beautés de l'actrice à qui il vient de faire faire un bout d'essai (mêmes paroles, « merci pour ce que je vois », mêmes gestes pour défaire le chignon - la similitude est inconsciente tout comme il l'est des dissemblances qu'il y a entre les deux femmes).


 

C'est aussi ce que lui reproche son actrice fétiche (Nicole Kidman, l'actrice par excellence, que je reconnais toujours à ce que je ne l'identifie jamais – et pourtant gage de bons films, la plupart du temps- sorte d'idéal qui lui permet d'être toutes les femmes en caméléon – un rêve de réalisateur, j'imagine!) : il l'a prise de face, de profil, de l'autre profil, sait sa manière de tourner sa tête ou de sourire (langage d'un amoureux) mais ne l'a jamais aimé que derrière sa caméra. Ce n'est donc pas qu'il aime trop les femmes, comme la bande-annonce nous le serine, mais plutôt pas assez, n'en aimant aucune dans son individualité, toujours seulement comme la femme.

 

 

Il s'amuse d'elle, de sa muse, comme des autres femmes. Il s' a-muse : s'éloigne de l'inspiration. Pour retrouver le jeu de l'acteur, il lui faut prendre les autres au sérieux (mais pas lui-même), reconnaître qu'il a été un petit rigolo pour faire à nouveau rire par ses films.

 

 

En se décidant à faire un film à partir de sa vie (le sujet de l'homme qui cherche à reconquérir sa femme est très autobiographique), Guido organise la mise en abyme : Nine est bien d'un film sur la vie d'un réalisateur qui finit par faire un film à partir de son vécu. Nous avons vu le film que son personnage s'apprête à réaliser.  Le mot de la fin « Action » nous renvoie au début... à l'origine du film, au final initial que rappelle une dernière scène pour être certain que la boucle a été bouclée : dos à Guido qui s'apprête à tourner, apparaissent sur un échafaudage tous les personnages qui ont peuplé les fantasmes qu'il avait échafaudés – avec la mère et le gamin qu'il était pour elle, retour à l'origine.

 

 

Le générique rend évidente cette mise en abyme en la redoublant par des images non pas des coulisses du film mais des répétitions du spectacle (fripes d'échauffement, baskets...). Car c'est ce que ce film sur le monde du cinéma nous offre : du spectacle ! De quoi s'en mettre plein les yeux sans se vider la tête. La seule chose que je ne trouve guère convaincante est le titre : âge de Guido lorsqu'il s'éveille aux sens ? Clin d'œil à 8½ ? Un peu léger...

05 mars 2010

In the Air

 

 

[spoilers, as usual]

 

Sans annoncer explicitement la comédie, le titre laissait entendre qu'elle serait légère. Pas inconsistante pour autant, Jason Reitman n'a pas fait de barbe à papa avec les nuages, ni fait boire de café à George Clooney, that was not the time. Il incarne en effet Ryan Bingham, un homme que la critique a un peu vite défini comme cynique d'après son job ingrat pour des boîtes qui l'emploient à licencier leurs employés. Malaussène est-il cynique, je vous le demande ? Vous m'objecterez que Ryan est sûrement moins naïf, mais je vous renverrai à ses conférences de management, où il explique de manière imagée que tout ce qui ne tient pas dans un sac à dos est un fardeau trop lourd à porter. Il n'a pas encore lu Kundera, mais c'est un bouc émissaire qui prend le taureau par les cornes. Plus qu'un self-made man, Ryan est self-sufficient : il sillonne le pays en avion, dort à l'hôtel, roule en voiture de location et n'a besoin de personne – un vrai stoïcien des temps modernes. Son mode de vie lui convient, et ceux qui le disent cynique sont surtout suspects d'être jaloux de son indépendance qu'il a choisie et assume.

 

 

Lorsqu'il rencontre une femme, il joue cartes sur table – au sens propre du terme avec Vera Farmiga (splendide Alex Goran, parfait pendant au bel homme qu'est Georges Clooney), femme d'affaire (et affair) dans son genre, qu'il agace et provoque à une bataille de cartes de fidélité en tous genres (la grande ambition de Ryan est d'atteindre les dix millions de miles – objectif qui témoigne d'une grande puérilité en même temps que d'un certain amour du jeu, de la collection belle car inutile). Toute la salle rit d'assister à cette scène de cours atypique, comme, après l'amour, de les voir dans un face à face qui figure la symétrie des têtes dans les cartes à jouer : laptop contre laptop, ils procèdent à la synchronisation de leurs agendas, l'un pourrait bien faire un peu effort et un saut dans la ville d'à-côté, une heure de vol, ce n'est vraiment pas le bout du monde. Toute la salle rit alors et ne trouve rien à redire à ce mode de vie que partagent l'un et l'autre. Willing suspension of disbelief... Natalie Keener (jouée par Anna Kendrick), la jeune femme qui propose une nouvelle méthode de licenciement à distance par ordinateur, et file le parfait amour avec son boyfriend qui remplit toutes les cases du jeune homme bien sous tous rapports n'est alors que la cruche de service, un contrepoint comique au couple libre que forment Ryan et Vera. Presque mariée et larguée par texto : now you feel how it's like being fired by proxy (en substance – j'ai vu le film il doit y avoir maintenant deux semaines...).

 

[Natalie, la catastrophe de service, avec sa valise aux roulettes qui grincent]

 

C'est comique mais pas encore romantique – sexy plutôt, donc pas romantique selon les canons de la comédie romantique. Pour cela, il nous faut un renversement, celui qui peut vous faire dire que l'amour, ça vous change un homme (la femme devient simplement plus niaise, c'est déjà dans sa nature ^^). On en sent les prémisses lorsque Vera déclare aimer les enfants, ce que fuit Ryan (un chiard hurleur dans un avion, c'est l'enfer au ciel). Le turning point, c'est le mariage de la soeur de Ryan, qui a émis le souhait particulièrement kitsch qu'on lui ramène des quatre coins du monde le cliché de leur photo montée sur carton (dégradation du plus poétique nain de jardin d'Amélie Poulain, qui du moins se savait kitsch).

 

 

La mariage ne rentre pas dans son cadre de vie, le couple encartonné dépasse même de son sac à dos, c'est dire. Il rechigne à y aller, mais avec Vera, ça passe tellement mieux.

Sur place, c'est lui qui rassure le futur marié pris de panique, et à le voir ensuite en famille et tendrement enlacé à Vera, les bons sentiments du spectateurs reviennent au galop : vous voyez, il s'y laisse prendre, il revient à ses racines, il s'attache, il y prend goût. Voilà que Natalie avait raison, elle était peut-être plus ridiculisée que ridicule, la pauvre. Voilà aussi que Ryan, à qui l'on avait tout passé jusque là, se révèle a posteriori avoir été cynique (qu'on se rassure, on l'apprend au moment où il devient « quelqu'un de bien », on peut continuer à l'approuver, parce que bon, c'est Clooney). Ré-évaluation, les apparences sont trompeuses, on s'était trompé, c'est beau l'amour.

 

 

 

Si le film en restait là, il aurait mérité son étiquette de comédie romantique, mais pas forcément qu'on s'y attarde. Les deux fils de l'intrigue qui reprennent vie sentimentale et vie professionnelle s'équilibrent l'une l'autre. Certes, Natalie n'avait peut-être pas entièrement tort concernant l'attachement (qu'il faudrait encore distinguer de l'engagement-enferrement de la bague au doigt, mais n'en demandons pas trop), mais c'est malgré elle, car il est manifeste, par la modernisation qu'elle met en place dans le système de licenciement à distance qu'elle ne comprend pas grand-chose à la psychologie humaine. Laquelle Ryan maîtrise, même s'il n'est pas forcément sous l'emprise de la compassion (réflexe de survie, aussi). Magnifique (trop) exemple d'un parfait licenciement où le gars, en rogne contre Natalie (vous aurez du temps pour vous accuper de vos enfants), se fait retourner comme une crêpe par Ryan : vous voulez mériter l'admiration de vos enfants, réalisez votre rêve, devenez un grand chef (indice d'inférence dérisoire : option cuisine au bac).

 

 

Du grand art de sophiste, mais qui aide certainement davantage les malheureux que les bonnes intentions maladroites de la jeunette. Ryan n'est pas un pur salaud, et Natalie aussi peut être inhumaine. Il n'y a guère que Pascal qui ne soit pas remis en cause : c'est bien par la rectification mutuelle des erreurs qu'on approche de la vérité.

Le professionnel contrebalance le privé, donc, mais surtout le renversement qui conduit chacun à reconnaître ses erreurs est lui-même suivi d'un autre renversement, qui ne nous ramène pas pour autant au point de départ (c'est beau comme c'est dialectique, vous ne trouvez pas, tout ce travail du négatif...) - même si tous les aéroports et tous les avions se ressemblent, je suis d'accord. Il n'arrive plus rien à Natalie, qui peut se remettre paisiblement de sa rupture et se décoincer un peu. C'est Vera qui est en cause : Ryan découvre qu'elle mène une double vie, entre terre (mari, gosses, maison) et ciel (amant, ordinateur portable, hôtel). Elle tient cet équilibre, et Ryan, à la franchise : l'atterrissage est brutal. Notre amoureux pas si cynique que ça n'est pas tombé sur quelqu'un qui ait le courage de sa cohérence, ni peut-être qui porte le même degré d'attention au bienaimé, s'il est vrai que son absence de lien ne signifie pas absence d'attachement et de considération). Si peu cynique, en réalité, qu'il est même profondément moral. Et si Ryan en a plein le dos de ses conférences et de la métaphore du sac, il ne peut que repartir (up in the air - décoller des étiquettes), fidèle du moins à son choix de vie.

A nouveau dans les airs, sans point d'appui (ni sur le ciel ni sur la terre – après Hegel, je sentais que vous vouliez aussi du Kant), la seule façon de ne pas basculer dans le vide vertigineux (if you haven't built castles in the air, qui se révèlent souvent n'être que paroles... en l'air) est de continuer sur sa lancée. What else ? Un avion à réaction, pirouettes, cacahuètes...