Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

10 novembre 2016

Anastasia

Impossible de me souvenir si j'ai d'abord rencontré Anastasia via le dessin animé ou bien via l'énigme présentée dans le journal d'enfant auquel était abonnée ma cousine, qui concluait que le vrai mystère n'était pas de savoir si Anna Anderson, soit-disant Anastasia, était bien la fille du tsar (les analyses ADN ont prouvé que non) mais comment elle a pu en savoir autant sur elle. C'est en tous cas sans être dupe du conte de fées, dont je savais bien qu'il finissait en réalité mal, que j'ai crushé sur le dessin animé. La faute à la meilleure chauve-souris lâchement badass de tous les temps et à la poésie des ruines, lorsque des images de bal surgissent par bouffées dans le palais abandonné et disparaissent aussitôt, comme des images holographiques - la comparaison étant probablement soufflée par le souvenir du médaillon récupéré dans une boîte de Chocapic, qui abritait un hologramme de la princesse et que j'ai conservé bien après que la charnière ait rendu l'âme. Précieux bout de plastique que celui dans lequel on a investi du rêve. Non mais Anastasia, quoi. Rien que le nom : Anna et Anaïs, mes prénoms-héroïnes préférés, pouvaient aller se rhabiller ; Anastasia, c'était deux fois plus de A, donc deux fois plus de classe (première lettre de l'alphabet, c'était un peu comme première de la classe, un peu comme moi, quoi)(j'avais l'onomastique narcissique, oui).

Tout ça pour vous dire que, deux décennies plus tard, je réserve un week-end à Londres pour voir un ballet sans même penser à vérifier ce qu'il en est. Il a son nom pour sésame. (Et MacMillan pour chorégraphe.)

Une semaine avant de partir, je fais une tête de smiley chiffonné en découvrant les critiques très… critiques. Même sans cliquer sur les liens, titres et chapô ne laissent pas beaucoup d'espoir. Dépitée. Tant pis, on verra bien. Le jour J, JoPrincesse et moi arrivons sans beaucoup d'attentes.

Premier entracte : nous sommes dubitatives… sur les critiques. Ce n'est pas mal du tout, non ? OK, la scène sur le yacht du tsar est aussi dramatiquement centrale que la partie de campagne de La Dame aux camélias (les robes blanches et le chapeau de l'héroïne m'y font penser), mais c'est joliment chorégraphié, plein d'épaulements qui font virevolter Anastasia et ses sœurs comme autant de jeunes filles en fleur. À peine cet éden aristocratique prend-t-il ombrage de la présence des militaires et de la chute du petit frère, indices discret des temps à venir. On se paye même le luxe d'un petit sourire avec des plongeurs en maillots de bain rayés, et l'héroïne qui, dépitée de ne pas avoir pu dire au revoir à son père, se renfrogne d'un geste enfantin, mains sous les aisselles, coudes tombant… à la seconde occurrence, à la fin du deuxième acte, je jurerais un clin d’œil aux Deux Pigeons !

Second entracte : OK, le remake du pas de deux du cygne noir arrive comme un cheveu sur la soupe divertissement en plein bal, mais osef : on est soufflé par le décor. Love sur Bob Crowley. Déjà, au premier acte, aux jumelles, j'avoue avoir laissé un temps les danseurs hors-champ pour observer la mer, délicatement pailletée, miroiter sous l'effet de la soufflerie. Au deuxième acte, non seulement les deux lustres suspendus sont de toute beauté, mais leur accrochage oblique est de toute intelligence : on voit la salle de bal en pleine guerre, le faste dans la tourmente. Le souffle gagne rétrospectivement jusqu'à la belle cheminée dorée de paquebot du premier acte, penchée dans la même diagonale. Par cet écho ultérieur, le décorateur mime avec un acte d'avance le fonctionnement narratif du ballet et offre un écho visuel à l'attitude totalement décalée du faux cygne noir, affaissé sur son partenaire.

Sortie du théâtre : OK, c'est au troisième acte que le bas blesse. Ou plus exactement dans l'articulation des deux premiers actes au dernier. Les tableaux des deux premiers actes laissent la danse s'épanouir en reléguant le drame en marge : on annonce au tsar l'entrée en guerre à la fin du premier acte, et il ne faut que quelques minutes à la fin du deuxième pour que les révolutionnaires envahissent le palais et massacrent la famille royale (les corps qui partent dans les coups de feu sont magnifiques… des gerbes… la chute comme jaillissement ; je me surprends à trouver le mouvement non seulement beau mais juste, alors que je ne l'ai (heureusement) jamais vu que joué, au cinéma). Le troisième acte, en revanche, n'est plus un tableau, mais une scène, où le drame, faisant soudain valoir ses droits, réduit à la danse à portion congrue. Nous sommes à l'asile. La scène, comme la psyché traumatisée d'Anastasia (ou affabulatrice d'Anna Anderson), est traversée d'apparitions-souvenirs, les soldats, les sœurs, le promis, le petit frère qui chute qui meurt, la douleur, la folie… C'est dramatiquement fort… et chorégraphiquement faible par rapport aux deux actes précédents, plus richement travaillés ; le dernier acte repose essentiellement sur des déplacements à la Matthew Bourne, le lit d'hôpital sur roulettes rappelant d'ailleurs la fin de son Swan Lake (même si chronologiquement, c'est l'inverse, évidemment). Quand on a en mémoire la Giselle de Mats Ek ou la Camille Claudel du Rodin de Boris Eifman, on se dit qu'il y a des scènes d'asile autrement plus intenses que ce transfuge de Manon (même perruque courte, mêmes tensions et relâchements que dans la scène du bagne). C'est suffisamment intense, cependant, pour rendre falot les deux premiers actes, que l'on avait pourtant fort appréciés tant que leur nature divertissante n'avait pas été pointée du doigt. En ajoutant les deux premiers tableaux au troisième acte, initialement donné seul, MacMillan se tire une balle dans le pied : les deux parties se disqualifient l'une l'autre, les qualités de l'une faisant ressortir les défauts de l'autre.

MacMillan respecte la chronologie des faits, historique, mais pas la logique de la légende, laquelle part d'Anna et non d'Anastasia. De ce point de vue, le dessin animé est plus réussi, qui a su prendre ses distances avec l'histoire pour mieux orchestrer le récit. Interro de Genette : Fox Animation 1 / MacMillan 0. Cela dit, le dessin animé tombe dans le conte de fée (d'Anna à Anastasia), là où MacMillan a l'honnêteté du drame (d'Anastasia à Anna). Du coup, je ne suis pas certaine que le réflexe, somme toute bateau, de souhaiter une inversion en plaçant le troisième acte au début et en faisant des deux suivants des émanations du premier, se révélerait une bonne idée (en l'état, les rêves n'auraient pas tenu la longueur). On pourrait en revanche imaginer de placer le troisième acte au milieu des deux, en insérant quelques glitches hallucinatoires (ce qu'est déjà, d'une certaine manière, la chute du petit frère), pour créer un continuum entre une réalité déjà hantée par les souvenirs de celle qui se la remémorera, et les hallucinations provoquées par le traumatisme des faits vécus.

On refait le ballet, indéniablement bancal, comme on referait le monde - avec le même plaisir : dans ses faiblesses même, Anastasia est un ballet attachant. Du coup, même si le storytelling est raté, la soirée, portée par Lauren Cuthbertson, a été fort réussie.

08 novembre 2016

Britten sans Bostridge

Ma rentrée a été tardive, cette année, pour l'Orchestre de Paris. Je retrouve mes chères têtes blondes brunes châtain poivre et sel, et relève quelques innovations capillaires depuis le dixième rang où je me suis replacée - avec Palpatine et sans vergogne : les premiers rangs du parterre constituent un petit enclos qui seul mérite les louanges que l'on a pu faire de la Philharmonie. Parfait pour apprécier Britten.

Four Sea Interludes, deux images en coupe : la harpe qui scintille en surface, pénètre comme un rayon de soleil la masse claire des violons et des altos et s'amenuise jusqu'aux profondeurs assombries des contrebasses ; et le mur d'eau qui se dresse dans la tempête devant nous et qui soudain, au moment où il devrait s'abattre sur nous, est retenu par l'immense vitre du "quatrième mur" - la mer muée en un gigantesque aquarium, lui-même écran d'attraction type Futuroscope.

Sérénade pour ténor solo, cor et orchestre. La partie du cor, splendide, évoque des mers des territoires lointains, pas si lointains, trois ans, Aix-en-Provence, une certaine soirée. Sur "every night and all", j'en suis certaine : c'est sur ce morceau que je suis tombée amoureuse de Ian Bostridge. Forcément, Mark Padmore n'est pas Ian Bostridge ; c'est même son principal défaut, parce qu'autrement, il faut bien admettre que c'est quand même très beau…

La seconde partie de soirée est un cran en dessous. Ni Roméo ni Juliette ne réussiront à me sortir de la torpeur dans laquelle me plonge Berlioz avec sa suite orchestrale. La musique ne va jamais là où on peut le supposer, sans pour autant nous emporter ailleurs ; à ne pas aller au bout de la dynamique qu'elle amorce, elle ressemble au prétendant indécis dont m'a parlé une amie, promptement reparti du dîner auquel il l'avait pourtant conviée avec insistance.

Pensées inavouables…
… pour les mélomanes : le tout début de la suite de Berlioz m'a semblé un accord avorté de Tristan et Yseult.
… tout court : Daniel Harding, que je me représentais façon Owen dans Grey's Anatomy avant de le voir m'a fait penser à… Dany Boon.

01 novembre 2016

L'Opéra de trois sous

Parce que le peu que j'ai entendu de Kurt Weill m'avait fort plu, que le nom de Robert Wilson me rappelle ma fascination pour son Pelléas et Mélisande et Einstein on the Beach (et parce que j'avais été frustrée de ne pas voir la mise en scène pour le Dialogue des Carmélites), j'ai demandé à Palpatine de faire une exception tarifaire et de nous prendre des bonnes places pour L'Opéra de quat'sous au théâtre des Champs-Élysées. Je n'aurais jamais pensé qu'en ayant déboursé 55 € chacun, il faudrait rester plié en deux pour voir la scène, et deviner le début des surtitres parce qu'un projecteur masquait le prompteur – c'est tout bonnement scandaleux.

Autant vous dire que j'ai un peu de mal à déglutir quand je retrouve dans la mise en scène tout ce que j'avais détesté dans The Old Woman : des lumières éblouissantes au sens littéral du terme (il faut mettre sa main ou sa place en visière pour pouvoir lire les surtitres), des claquements sonores difficilement supportables (je parviens à anticiper certains bruitages désagréables comme la tringle du rideau fictif que l'on écarte, mais impossible d'anticiper et de se boucher les oreilles pour les claquements), des visages grimés et une gestuelle clownesque que je ne peux m'empêcher de trouver ridicule, même si je la sais outrée à dessein (typiquement : deux mains en l'air, bouche ouverte). Ma consternation est à son comble lorsque je retrouve chez les canailles les mêmes pitrerie que celles des enfants perdus dans Peter Pan, lui aussi de Wilson et du Berliner Ensemble. Sérieusement, 55 € pour ça ?

Peut-être parce que j'ai payé ce prix-là et plus sûrement parce qu'il y en avait pour deux heures avant l'entracte (puis 40 minutes), je me suis employée à juguler l'exaspération naissante. Les comédiens, à gueuler, ne m'ont pas facilité la tâche. Heureusement, il y a Johanna Griebel qui joue Polly, une gamine qui s'enfuie pour se marier avec le chef de la canaille, Macheath : l'ambivalence de son personnage est merveilleusement rendue par un chant cristallin et des embardées tonitruantes, qui tranchent avec la voix nasillarde adoptée dans les passages parlés ; derrière la gamine facilement embobinée, on aperçoit tout autant "la beauté de Soho" que sa mégère de mère. Grâce à elle, je commence à entrevoir le sublime de la bassesse, qui fait tout l'éclat de cette pièce-opéra. Les tics wilsoniens, qui fonctionnaient à vide (un peu comme l'esthétique rabâchée de Tim Burton) retrouvent leur grinçant. Les visages blancs, le mime, les pauses maniérées, qui n'étaient qu'affectation au début de la pièce, concourent soudain à l'effet de distanciation, qui marche à plein. Peut-être fallait-il seulement laisser une proximité s'installer avec les personnages pour instaurer efficacement une distance… laquelle, posée d'emblée, m'a empêchée d'entrer dans la pièce. Les flat characters de Wilson tombaient à plat dans une intrigue qui les veut plus round, fusse pour mieux les dégonfler ensuite. Quand la suite arrive, c'est bon, c'est un régal.

Je me mets à entendre la gouaille dans des voix jusque là uniquement criardes, et la froide mécanique de la musique populaire se réchauffe dans une atmosphère cabaret – le bleu omniprésent cède d'ailleurs la place au rouge pour une scène de maison close très réussie. Ce théâtre de marionnettes devient humain, trop humain ; les vérités dérangent, mais n'exaspèrent plus ; comme sous la plume de Dickens, chacun en prend pour son grade. On traîne avec délice dans les bas-fonds de la société, qui ne sont pas ceux où l'esthète décadent s'encanaille, ni non plus ceux que condamnent la morale. La morale, d'ailleurs, n'a plus cours, l'art rejoignant en ce point la pauvreté (Erst kommt das Fressen*, dann kommt die Moral : la bouffe d'abord, la morale après**). On ne juge plus, on ne s'apitoie toujours pas : on applaudit (de manière littérale et bruyante lorsque le personnage demande ce qu'est le casse d'une banque en comparaison de la fondation d'une banque). On se repaît de la bassesse, des délations, des trahisons, de la mesquinerie, de la lie de l'humanité – et de sa beauté crasse, involontaire.

(À la sortie du théâtre, le public s'écarte machinalement des mendiants. Brecht a raison : on supporte mieux d'être la cause de la pauvreté que sa vue…)

 

* "Fressen" s'utilise normalement pour les animaux ; c'est "essen" pour les hommes.
Et pendant qu'on est dans la traduction : l'opéra de quat'sous en vaut trois en allemand (Das Dreigroschenoper)…

** Dans ce registre, j'aime beaucoup aussi la chanson où Polly raconte qu'elle a dû repousser les avances de prétendants comme-il-faut, mais se devait de ne pas écarter celles du voyou qui, lui, ne sait pas ce qui convient à une dame (mais très bien à une femme)… Cette histoire de morale qui dit quand une femme doit ou non se donner m'a rappelé une remarque semblable de la narratrice de Ce qu'ils disent ou rien (Annie Ernaux), punie en fonction d'un code social dont elle ne maîtrise pas la casuistique…

29 octobre 2016

Dutilleux dûment dansé

Après les ciné-concerts, la Philharmonie propose des concerts dansés. Cette programmation hybride, qui exploite l'aspect théâtral de l'espace, est sans doute plus adaptée que la musique seule, laquelle, dans cette prétendue cathédrale, ne me fait toujours pas vibrer. Enfin adaptée… si vous n'avez pas un siège de côté au niveau de l'arrière-scène, juste au-dessus des danseurs (je n'avais pas vu lors de le commande que le spectacle était dansé). Un replacement au premier rang du premier balcon nous a assuré une vue imprenable – hélas sur un spectacle guère prenant. 

Theorically, I am ready to go to anything – once. If it moves, I'm interested; if it moves to music, I'm in love, écrivait Arlene Groce, critique de danse au New Yorker, dont je lis actuellement un recueil. Je n'ai été qu'"intéressée" par le travail de Robert Swinston : à chorégraphier comme Cunningham, il traite la musique de Dutilleux comme si c'était du Cage. La grille rythmique sur laquelle il trace ses figures géométrique aplanit complètement la partition, et lorsque, par hasard ou par miracle, un mouvement colle à la tonalité de l'instant, la répétition assure qu'il tombe à côté à sa reprise. Comme pour Alban Richard, il y avait donc une raison pour laquelle je n'avais jamais entendu parler de Robert Swinston (même si le nom d'Anna Chirescu dans la liste des danseurs me laisse penser que j'ai dû apercevoir son travail dans le documentaire Comme ils respirent). 

À la fin des Métaboles, j'étais dépitée et désolée d'avoir incité @phiriboff à récupérer la place de Palpatine. Heureusement, cela s'arrange (un peu) par la suite : on se débarrasse des académiques et les bustes commencent à onduler au lieu de n'être qu'un segment rigide reliant les membres, seuls à avoir le droit de s'articuler. Audace anti-moderne suprême : il y a de l'interaction voire, est-ce bien raisonnable, du contact entre les danseurs, notamment avec le coup classique, mais toujours efficace, du danseur-magnétiseur qui en aimante un autre-marionnette. Cela ne dure pas longtemps, mais fonctionne bien pour le Mystère de l'instant, où l'instant naît de notes comme aimantées, agglomérées en une brève durée avant de se disperser pour qu'un autre instant puisse émerger, sans que la discontinuité (vers la disparition dans le silence) entame la continuité (vers l'éternité du son immuable). Oubliant la danseuse qui se débat à côté de ce paradoxe, je repense à François Jullien : ce qui ouvre du présent, c'est le refus du report. Ce qui ouvre l'instant, ce sont les musiciens ou les pupitres qui sortent du silence pour entrer, débouler (bien plus que les danseurs) dans le jeu, dans l'instant. On y est.

Robert Swinston n'y est toujours pas, malgré de très bons danseurs. Dans L'Arbre des songes, je dérive vers mes souvenirs de The Winter's Tale au gré des anticyclones projetés en fond de scène par Patrik André (après la mer, noire, de nuages, comme vue d'avion, échographie d'un monde mouvant). Partagée entre le désir de donner une chance à la danse et celui d'entendre tout le relief de la musique, j'erre entre les musiciens, à peine éclairés par les loupiotes au-dessus des partitions, et la scène qui attire le regard sans réussir à le captiver. Le concert aurait peut-être gagné à n'être pas chorégraphié : au final, on a davantage entendu la danse (en imagination et… lors des réceptions de saut dans des passages piano) que vu la musique…