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03 juillet 2016

Pirate !

Le Corsaire, d'Anna-Marie Holmes,
soirée du 22 juin, avec l'English National Ballet

Comment se fait-il, qu'allergique au kitsch, je ne sois pas rebutée une seule seconde par Le Corsaire ? Le seul passage qui m'a intérieurement fait tirer la langue est le divertissement rêvé du « jardin animé », un jardin de belles plantes en tutu blanc et couronnes de fleurs portées à bout de bras comme les cerceaux des gymnastes – un jardin qui pourrait être cultivé sous nos latitudes ; en somme, un kitsch bien de chez nous. L'orientalisme, en revanche, ne me dérange pas une seule seconde ; je sais que j'ai affaire à l'équivalent esthétique du préjugé, à un Orient d'occidental, mais, occidentale sans expérience de l'Orient (pire : sans grande curiosité pour l'Orient), je n'ai aucune image concrète pour remplacer ce que je reconnais comme cliché.

Non seulement le décor type caverne d'Ali Baba ouvrant sur un clair de lune ne me dérange pas, mais je l'apprécie comme une enfant à qui on lit un conte. Je l'apprécie peut-être même d'autant plus qu'il est présenté comme un plaisir coupable (moins de colonialisme que de mauvais goût, je vous rassure). Le temps de ce ballet, je suis la balletomane type qui consterne Carnet sur sol, celle qui se repaît de son ignorance crasse, qui éprouve une délicieuse volupté à ignorer le patchwork musical, le bric-à-brac narratif1 et la pagaille des versions chorégraphiques. Pire : j'embrasse ce patchwork, ce bric-à-brac, cette pagaille parce qu'ils me libèrent de la nécessité du sens et me laissent toute-ouïe-tous-yeux-tous-pores à l'exultation des corps.

J'aime, que dis-je aimer, j’idolâtre la virtuosité ! Non pas celle, mécanique, des grands techniciens ; celle des bêtes de scènes, aux sauts et à la sensualité félines. Je crois que je n'avais pas ressenti ce frisson de virtuosité à Garnier depuis le Basile d'Ivan Vassiliev2. Le grand jeté par lequel Yonah Acosta vole en scène donne quelque idée de ce qu'ont pu ressentir les spectateurs face au Spectre de la rose de Nijinsky, mais c'est Cesar Corrales mon coup de cœur – qu'emplois-je cette expression pudibonde ? – mon coup de sang, coup de sexe, les hanches qui s'avancent, et non reculent comme le reste du corps de ballet, lorsqu'il abaisse les cordes d'une voile imaginaire et hisse ses couleurs. L'ardeur qu'il y met est telle que j'oublie complètement qu'il s'agit d'un rôle secondaire3, heureuse seulement de le voir plus souvent en scène que s'il avait eu le rôle plus prestigieux mais plus bref de l'esclave (l'esclave plus prestigieux que son maître, qui fait même danser sa bien-aimée4 : revanche des colonisés).

Les femmes ne sont pas en reste, quoique différemment bêtes de scène : Laurretta Summerscales est une magnifique biche ; Alina Cojocaru, un faon apeuré dont le sourcils en permanence froncés vous font immédiatement fondre votre petit cœur. Elle n'était peut-être pas toujours très assurée sur ses jambes, mais il y a en elle une telle intelligence du mouvement ! Rien que l'inclinaison de sa nuque, lorsqu'elle est soulevée par Conrad, suffit à vous faire pâmer de tendresse ; vous voyez son regard de dos ! Comment voulez-vous, après ça, que je condamne Le Corsaire ? Certes, ce n'est pas uniquement ce que j'attends d'un ballet, mais une fois de temps en temps, ça vous fouette délicieusement le sang !


1
Quand Gulnare, voilée, est apparue par la porte par laquelle Médora avait disparu, j'ai mis un certain temps avant de me rendre compte que, non, Alina Cojocaru n'avait pas subitement grandi.
2 Cela tend à me faire penser que Benjamin Millepied a programmé cette invitation comme un coup de pied au cul – l'Opéra de Paris a plein de merveilleux artistes, mais il n'y a guère que François Alu qui puisse déclencher semblable réaction (même si pas chez moi, malheureusement).
3 Dans ce rôle, on dirait un peu une version bad boy d'Allister Madin. ^^
4 J'ai découvert avec étonnement que ce que je pensais être un pas de deux était en réalité un pas de trois ! Ou, du moins, pas un couple.

 

27 juin 2016

Paavo Järvi hüvasti

Autant, toute nouvelle auditrice de l'Orchestre de Paris, je m'étais sentie étrangère aux adieux de Christoph Eschenbach, autant je me sens liée à son successeur : Paavo Järvi, c'est six ans de concert, toute mon initiation musicale, les symphonies apprivoisées dans les forêts estoniennes, les steppes russes au char chostakovitchien, la mer debussienne, les miroitements des pupitres, le violon distingué de l'alto, le basson du contre-basson, le swing des contrebasses, la valse de la baguette, des solistes, des compositeurs… À l'écoute d'autres phalanges internationalement reconnues, je m'aperçois à quel point l'Orchestre de Paris de Paavo Järvi a façonné mes goûts naissants, m'a contaminée de son plaisir évident. Alors forcément, je suis un peu émue, un peu contrariée aussi, un peu chose du départ de mon toon d'orchestre préféré, chef à ressort, à l'élégance un peu surannée du majordome qui danserait la valse comme personne s'il se laissait aller à… mais il s'en tient à son sempiternel sourire discret qui n'en pense, qui n'en danse pas moins, qui à vrai dire lui fait monter le rire aux yeux, comme d'autres le rouge aux joues, regard pétillant de celui qui a encore un bon tour à vous jouer.

En l'occurrence, le bon tour, c'est de nous faire tomber un Mahler mastodonte au coin de l’œil, enclume toonesque dont on s'extrait en flageolant. O Mensch ! Il faut la voix sublimissime1 de Michelle DeYoung pour sentir à nouveau l'air passer dans nos cages thoraciques reformées (j'ai toujours l'impression de traverser les symphonies de Maher en apnée). Bimm, bamm, bimm, bamm… le temps carillonne, joie ! Bimm, bamm, bimm, bamm… le métronome de nos heures, pour combien de temps encore ? L'angoisse se confond avec la beauté – morceau d'éternité qui ne dure pas : tel le toon en embuscade, Paavo Järvi nous esbaudit d'un coup de cymbales silencieuses, dernier mouvement toujours ppp. Le spectateur qui venait, garde baissée, assister aux derniers instants d'une belle collaboration repart complètement sonné, un œil en spirale, l'autre en hashtag, aucun pour pleurer.

Seule concession lacrymale de la soirée : des yeux essuyés furtivement du dos de la main, dos au public, lorsque l'orchestre se met à jouer une Valse lyrique2 de Sibelius de son propre chef – moment magnifique et terrible où Paavo Järvi est évincé dans le geste même de l'hommage. Parce qu'il l'a comme absorbé, l'orchestre n'a plus besoin de lui. Le conducteur éconduit prend acte de cet acte d'adoration-dévoration ; son bras se soulève et retombe : sommé d'abdiquer la direction, le geste embrasse la danse


1
Laissez-moi me prendre pour ParisBroadway le temps d'un adjectif superlatif.
2 Dixit ResMusica. Le titre de cette chroniquette, quant à lui, est une traduction Google-gogole des « adieux » en estonien.

 

Verklärte Nacht transfigurée

La mémoire photographie décidément plus qu'elle ne filme : j'ai presque davantage de souvenirs de La Nuit transfigurée présentée à Garnier en octobre dernier avec décors et costumes que de la version dépouillée donnée au théâtre de la Ville il y a à peine deux semaines, avec un unique couple, sur un plateau nu. Pourtant, sur le moment, je me suis dit qu'il y avait là une plus grande justesse… le geste moins lyrique, plus rauque… deux êtres qui finissent par s'accorder, l'un l'autre, le droit de s'accrocher l'un à l'autre… de ne pas rester seul chacun dans sa nuit, mais de partager une même nuit, la nuit, qui s'éclaire un peu d'être partagée…

Les gestes se sont comme refondus aux corps dont ils étaient l'émanation : le dos de la main qui caresse-râpe le sol, les genoux qui s'écartent en ployant, le tronc tendu retenu dans le vide du déséquilibre par l'épaule ou le cou ou le front (je ne sais plus : une partie du corps violemment intime lorsqu'une main étrangère n'y applique pas une tendresse univoque), les jambes enlacées autour du partenaire, les portés où le porteur porte moins qu'il ne se fait assaillir, le fardeau en suspens de savoir s'il va être accueilli, renvoi, retour auprès de, courses, marches, spirales… tous mouvements réintégrés au corps, rangés sous un costume sombre et une robe rose à motifs : un homme et une femme. (Une femme et deux hommes, en vérité, car la femme porte l'enfant d'un autre, rapidement ravalé par la nuit.)

Mit Palpatine

26 juin 2016

Rose d'argent, rose d'ardent

Deuxième Chevalier à la rose dans mon parcours d'apprenti-mélomane, mais premier mis en scène. Musicalement, je reste sur le souvenir de la version de concert entendue au théâtre des Champs-Élysées (à l'ouverture, dans la fosse de Bastille, les instruments semblent limite dissonants – une sonorité peu agréable, peut-être imputable à l'humidité ambiante ?), mais la mise en scène d'Herbert Wernicke me ravit, notamment l'utilisation des miroirs. Dans les scènes intimistes, ils déplient l'infini du désir en enferment les amants dans un jeu sans fin de reflets (où l'autre est toujours le reflet du monde et de soi), tandis que dans les scènes qui rassemblent la bonne société, ils ouvrent si bien l'espace en dupliquant les décors que le faste n'a pas besoin d'être illustré par de pesantes décorations viennoises : il est déjà là, représenté.

 

© Emilie Brouchon / OnP

 

Je ne saurais dire si c'est l'effet de cette continuité réfléchissante ou simplement du temps qui a passé, mais alors que la première fois, l'intrigue comique m'était apparue comme un prétexte, elle m'a semblé cette fois-ci vitale : non plus un écrin pour protéger, renfermer et finalement révéler le diamant central, la beauté de ce qui déjà n'est plus, de ce temps qui nous fait vivre et mourir, mais le jeu du monde tel qu'il nous entraîne dans sa danse, l'agitation perpétuelle qui simultanément nous fait boire la tasse et nous sauve des eaux, cœur à la dérive, loin de la tempête. Il faut que vieillesse se passe et que jeunesse trépasse : la maréchale et le père de Sophie sont emportés chacun de leur côté en calèche ; ils laissent au centre Octavian et Sophie, bientôt allongés l'un à côté de l'autre, la rose d'argent dans leurs mains remplacée par une rose rouge1 – corruptible mais vivante.

 

 

L'écho de la Maréchale se perd dans le temps, qu'elle a embrassé (Ja, ja, sont ses dernières paroles), et c'est cette fois-ci Sophie que j'entends :


Ich möcht' mich niederknien dort vor der Frau
und möcht' ihr was antun,
denn ich spür', sie gibt mir ihn
und nimmt mir was
von ihm zugleich.
Weiß gar nicht, wie mir ist!
Möcht' all's verstehen
und möcht' auch nichts verstehen.
Möcht' fragen und nicht fragen,
wird mir heiß und kalt.


Je voudrais m'agenouiller devant cette dame
et faire quelque chose pour elle,
parce que je sens qu'elle me le donne,
pourtant elle m'enlève en même temps
quelque chose de lui.
Je ne sais vraiment pas ce que je ressens!
Je voudrais tout comprendre et
je voudrais aussi ne rien comprendre.
Je voudrais demander et ne rien demander,
j'en suis bouleversée.

(Livret complet ici)

 

1 Des fleurs, toujours des fleurs… quid d'un gruyère d'argent, par exemple ? Palpatine se dit qu'il faut trouver ça ; un peu vexée qu'il prévoie de faire dévier mon amour vers un nouvel objet, je le prie au moins de bien choisir son chevalier : « Les choses importantes, il faut s'en occuper soi-même. » <3