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26 juin 2016

Giselle un jour, Giselle toujours

Deuxième rang du balcon. Grâce à Pink Lady, je me retrouve presque au même endroit que pour ma première Giselle, mon premier ballet, il y a… vingt ans ? Les mortes n'ont pas pris une ride, mais l'orchestre des jeunes lauréats du conservatoire est perclus de rhumatismes… Jeunes dans la salle, jeunes dans la fosse – à 10 € la place, on peut bien offrir une nouvelle expérience à des pré-professionnels (pour les représentations suivantes, c'est beaucoup plus discutable).

Amandine Albisson, qui n'est pas franchement portée sur la minauderie, prend le parti de déniaiser sa Giselle. Le problème, c'est que le personnage paraît d'autant plus cruche qu'on lui résiste. La moindre réticence de la danseuse pour son rôle induit une distance qui rend l'identification du spectateur impossible : on voit alors intensément Giselle ne pas voir (qui est Albrecht). Jouée à fond, au contraire, Giselle a la guillerette-attitude communicative ; on voit Albrecht à travers ses yeux, sans plus la voir elle. Si l'amour rend aveugle, ce n'est jamais tant sur son objet que son sujet, qui cesse de faire retour sur lui-même, entièrement absorbé par l'autre.

À la décharge de Giselle, l'Albrecht de Stéphane Bullion n'est pas absorbant pour un sou. Trop grand prince pour danser pleinement pour une paysanne, sans doute. Leur pantomime nécessite déjà les jumelles depuis le balcon ; j'espère que les cinquièmes loges ont été équipées de télescopes. Louper le pas de deux des paysans n'aurait cependant pas été une très grande perte ; j'en connais deux, pas mauvais mais pas rodés, qui se seront fait appeler Arthur (Arthus ?).

Amandine Albisson revient à la raison dans la scène de la folie : la voilà qui épouse Giselle et embrasse son destin, le peigne pendant incongru dans sa chevelure. Sa présence-puissance marmoréenne fait merveille à l'acte II ; elle a par intermittence un je-ne-sais-quoi qui me rappelle Aurélie Dupont et j'entraperçois ce qu'a vu en elle Brigitte Lefèvre en la nommant étoile. Une certaine immobilité, une stature. Elle occupe le rôle plus qu'elle ne l'habite, rivalise avec lui, le force à lui faire place, le détruit pour mieux l'incarner (un peu comme Illyria à la fin d'Angel – bah quoi, surnaturel pour surnaturel…). Elle ne vole pas, elle n'est pas au-dessus : elle est ailleurs. Quelque part dans une trace de tulle blanc. Sa présence est en même temps absence, comme une étoile qu'on verrait encore alors qu'elle a déjà disparu, à plusieurs milliers d'années-lumières de là.

Autant le sous-jeu d'Amandine Albisson s'apparente à celui d'une actrice du cinéma (par opposition à une comédienne de théâtre), autant celui de Stéphane Bullion tient du brouillon – préparatoire au premier acte, fouillis au second. Ce switch on/off (off : je-marque-le-premier-acte / on : je-m'épuise-au-second) m'a rappelé l'argument tel que raconté par les Balletonautes. Et si Albrecht, dragueur mollasson au premier acte, devenait vraiment amoureux au second, justement parce que, l'objet de son amour disparu, le désir découvre le manque dans lequel il s'épanouit ? Il n'y a plus alors à plaider la sincérité ou la goujaterie : Albrecht peut être goujat puis sincère, l'apparente contradiction s'annulant dans la passion, la révélant même, comme désir d'embrasser la mort. Je serais presque reconnaissante à l'étoile de m'avoir révéler la squelette d'un rôle qu'elle n'a pas vraiment incarné, au-delà de la série d'entrechats six escamotée et, avec elle, la supplique désespérée dont elle est l'expression. Son Albrecht est bien mourant, mais de fatigue essentiellement : au spectateur le désespoir…

… qui ne dure pas longtemps, illuminé par la présence-lueur d'Hannah O'Neill. Sa Myrtha n'est pas le monstre d'autorité que l'on attendait pour mater la force d'Amandine Albisson ; elle est même étrangement gracile : Myrtha O'Neill est d'un autre règne, c'est là son inhumanité. Sa dureté relève d'une indifférence toute minérale ; ses gestes, jamais raides, jamais brusques, restent ceux d'une liane. Elle ferait merveille distribuée aux côtés d'une Giselle moins marmoréenne – dans cette distribution, la reine de Wilis paraît presque plus fragile que la jeune recrue (voire que le corps de ballet, qui répond comme un seul corps mécanique aux suppliques des amoureux).

 

Je ne sais pas si je parviendrai à me lasser de ce ballet, ni à revenir de la beauté de l'apparition des Wilis à l'acte II, sublime partition pour le corps de ballet.

 

Edit : Audric Bezard, j'ai réussi à oublier Audric Bezard ! Maudit sois-tu Albrecht-Bullion. Team Hilarion !

04 juin 2016

Le ballet narratif au XXIe siècle, une créature monstrueuse ?

Quel sens cela a-t-il de créer un ballet narratif au XXIe siècle ? Petite réflexion autour deux ballets présentés à Londres en mai : Frankenstein, de Liam Scarlett, et The Winter's Tale, de Christopher Wheeldon.

 

L'endroit du décor

Le cyclo bleu et les justaucorps, c'est moderne et stylé, mais quand on n'est pas fan de design minimaliste, cela peut être un peu frustrant. Le ballet narratif, qui se déroule en un lieu et une époque donnés, implique généralement des costumes et des décors recherchés, qui peuvent parfois presque assurer le spectacle à eux seuls. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que le Royal Opera House ne lésine pas sur les moyens !

Dans Frankenstein, dès avant le lever du rideau de scène, on s'étonne de le voir s'animer par la vidéo, à la manière d'un .gif d'artiste. L'amphithéâtre des cours de médecine, où Frankenstein donne vie à la créature, est surplombé par une machine assez incroyable, rehaussée par des effets lumineux lors du moment fatidique – éclairs, étincelles… la profusion des effets m'a un instant rappelé la mise en scène du Faust de Gounod par Jean-Louis Martinoty à Bastille (des moyens accordés à l'opéra mais pas au ballet de notre côté de la Manche, comme je le remarquais à l'occasion de Iolanta / Casse-Noisette).

Frankenstein, photo Alastair Muir, avec Frederico Bonelli

The Winter's Tale n'est pas en reste : la scène de tempête en mer à la fin de l'acte I est une réussite, malgré des images de synthèse un peu cheap : une grande voile et une coque figurant la proue du navire, il fallait y penser, mais il n'est fallait pas davantage ! Le clou du spectacle, cependant, reste l'arbre à amulettes du deuxième acte, qui enracine le ballet dans la tradition du merveilleux. L'effet de féerie est saisissant : l'atmosphère me rappelle celle de La Source et le bruissement dans la salle, l'émerveillement du public dans Les Joyaux de Balanchine, lorsque le rideau se lève sur un tableau de danseurs étincelants sous une élégante guirlande assortie aux tutus.

The Winter's Tale, photo Dave Morgan, avec Sarah Lamb, à gauche (qui est un peu la Myriam Ould-Braham du Royal Ballet)

 

Les deux ballets sont également bien pourvus au niveau des décors et pourtant, on distingue déjà une différence dans la relation entretenue à leur égard. Dans Frankenstein, les décors et les costumes sont référentiels (ils font référence à une période précise, même si simplifiée ou partiellement fantasmée) ; dans The Winter's Tale, ils sont davantage symboliques : le grand escalier, les statues et la colonne ne font pas référence à une époque précise, mais signalent la richesse et le pouvoir. Par leur aspect modulable, ils dépassent la simple fonction décorative et versent dans la scénographie (deux personnes sont d'ailleurs créditées à ce titre, absent dans Frankenstein). Ces éléments de décor sont en effet utilisés de manière très intelligente pour varier les perspectives sur l'espace et l'histoire : les statues vues de derrière, par exemple, s'accordent bien avec les manigances du roi derrière le dos de sa femme et de celui qu'il suppose être son amant.

Même différence dans les costumes : ceux de The Winter's Tale, « atemporels » (même si l'atemporel est toujours datable et fait souvent rapidement daté), vont dans le sens d'une relecture modernisée de l’œuvre, tandis que ceux de Frankenstein suggèrent moins l'interprétation que la reconstitution – des partis pris qui se retrouvent dans le traitement de l'histoire…

 

Faire entrer le storytelling dans la danse

N'ayant lu ni le roman le Mary Shelley ni la pièce de Shakespeare1, je ne me prononcerai pas sur les choix d'adaptation, seulement sur la lisibilité de l'histoire, sur sa mise en récit par le ballet.

On suit sans problème l'histoire de Frankenstein ; c'en est presque déroutant : même sans avoir lu le roman, on s'y retrouve ! Les ellipses temporelles et les flashbacks, notamment, sont parfaitement maîtrisés, avec des moments figés où les interprètes du passé viennent reprendre la pose. Une telle clarté narrative est assez rare pour être saluée. D'habitude, si on n'a pas lu le synopsis avant, on se retrouve à l'entracte avec des hypothèses divergentes, à se demander qui est qui, qui a trahi ou dragué qui et pourquoi (parfois même quand on a lu le synopsis avant, et qu'on le relit après - non mais La Source, quoi).

Frankenstein, photo Bill Cooper, avec Steven McRae sur le billard et Frederico Bonelli

Malheureusement, la cohérence narrative se fait au détriment de la cohérence thématique. On suit chaque tableau sans grande difficulté, mais ils s'enchaînent sans que l'on comprenne véritablement ce qui les relie : la séquence où Frankenstein donne vie à la créature semble complètement décorrélée de ce qui précède; il faut attendre la fin pour comprendre l'importance de la famille dans l'histoire – et là encore, le massacre semble presque un accident, un accès de folie inhumain plus que la rage trop humaine d'avoir été rejeté (par celui-là même qui l'a jeté dans le monde)… La psyché des personnages n'est pas aussi fouillée que l'histoire semble l'exiger ; on ne s'aventure pas dans ses recoins les plus sombres. La confrontation avec la noirceur de l'âme humaine est évitée au profit d'une horreur purement visuelle (je déconseille l'usage des jumelles pour le costume sanguinolent et plein de cicatrices de la créature). En somme, les tripes ne sont jamais autre chose que des organes savamment mis en bocaux.

Sinon, résumé en un tweet :

 

Dans The Winter's Tale, la succession des événements n'est pas centrale ; l'action proprement dite se trouve même reléguée en début et fin d'acte. Le scénario n'est pas pour autant un prétexte à divertissements – pas uniquement : Christopher Wheeldon prend le temps de développer les relations entre les personnages, d'explorer les émotions qui les agitent et les poussent à agir. La danse incarne les thèmes convoqués par l'histoire : la jalousie, la trahison, l'amour, la joie, la culpabilité et la résilience… Les mécanismes narratifs s'en trouvent relégués au second plan : certes, en sortant, on a presque déjà oublié les rebondissements de l'histoire, mais on se souvient de ses ressorts, on est marqué par la palette expressive déployée.

Le chorégraphe sait prendre ses distances vis-à-vis de l'engrenage narratif (le fait d'avoir travaillé au scénario avec le compositeur2 n'y est sûrement pas étranger) et à cette « aération » dramatique correspond une danse aux temps plus marqués, avec des poses/pauses qui mettent en valeur les pas sans les noyer dans un flot continu, comme c'est souvent le cas dans la chorégraphie de Liam Scarlett.

The Winter's Tale, photo Johan Persson, Marianela Nunez (la saison de la création)

 

 

Pas pas pas

« Mais, Degas, ce n'est point avec des idées que l'on fait des vers… C'est avec des mots. » Paraphrasant Mallarmé (dont les propos sont rapportés par Valéry), on pourrait dire que ce n'est pas avec des idées ni mêmes des mots que l'on fait un ballet, mais avec des mouvements. Le découpage narratif est une chose, qui a son importance, la chorégraphie en est une autre, primordiale. Les combinaisons de pas de nos deux chorégraphes réussissent-elles à traduire l'histoire, mieux : à l'incarner ? Rien n'est moins fragile que la transmutation du mouvement en geste…

Il y a dans Frankenstein de fort bonnes choses, dont deux qui m'ont bien plu. La première est la manière dont Frankenstein fait les cents pas devant le cadavre qui n'a pas encore ressuscité comme créature, son carnet de notes rouge à la main : cour, jardin, cour, jardin, il va et vient dans une effervescence de pas qui rendent parfaitement l'excitation intellectuelle que l'on peut ressentir lorsque les idées s'assemblent, s'appellent, s'annulent… Même réaction que face à la lecture agitée de James Thierrée dans Raoul : c'est exactement ça ! La danse exprime alors un instant, un comportement, de la manière la plus juste qui soit – on ne saurait dire, on ne saurait danser mieux.

À l'acte II, la révérence esquissée par le jeune frère de Frankenstein est reprise par la créature : ce geste, auquel on ne prête guère attention lorsqu'il est exécuté par un enfant bien mis, signifie alors l'étrangeté et la fascination de la créature pour un monde auquel elle voudrait appartenir et de toute évidence n'appartient pas. C'est grâce à des détails comme celui-ci que la chorégraphie caractérise les personnages et leur donne de l'épaisseur. J'aurais aimé qu'il y en ait (ou en percevoir ?) davantage. La danse effervescente de Liam Scarlett leur laisse rarement le temps de se déployer ; un pas en chasse un autre sans qu'on ait eu le temps de l'assimiler, si bien que le ballet auquel on assiste semble avant tout un ballet au sens métaphorique du terme : des allées et venues (des élèves et infirmières au cours de médecine, des domestiques dans les scènes familiales ou des invités lors du bal final). La danse devient alors partitive, de la danse, aux pas interchangeables, destinés à animer plus qu'à signifier. Cela peut être hyper stylé, comme lors de la scène du bal où la créature débarque en croûtes et redingote3, mais c'est un peu décevant, parce qu'on était si proche d'un tout signifiant. Les critiques ont peut-être été d'autant plus dures avec Liam Scarlett qu'elles en attendaient (et continuent à juste titre à en attendre) beaucoup. Mais pour un premier ballet full-length, cela reste impressionnant !

 

Frankenstein, photo Tristram Kenton

 

On sent évidemment Christopher Wheeldon plus expérimenté. Ses personnages se construisent dans et par la danse. C'est particulièrement réussi à l'acte I avec la jalousie du roi à l'encontre de son ami avec lequel, il en est persuadé, sa femme enceinte l'a trompé. On retrouve notamment un même index accusateur dans une variation du roi et dans un trio, lorsqu'il sépare ceux qu'il imagine amants, bras croisés entre eux deux, les repoussant l'index contre la poitrine. C'est ainsi, dans la fusion du mouvement et de l'intention, quand le mouvement devient geste, que le ballet trouve sa raison d'être. C'est ainsi, en tous cas, qu'il me touche – ce qui fait probablement de moi une héritière du romantisme (Giselle est d'ailleurs l'un de mes ballets préférés). Le mime d'une action m'indiffère s'il n'exprime pas en même une émotion. L'émotion peut se passer de l'action (dans le ballet abstrait), mais non l'inverse (ennui d'une pantomime creuse, comme dans la Cendrillon de Matthew Bourne, par exemple).

 

Le dos courbé, souvent associé aux personnages maléfiques dans les contes, est ici un attribut du roi paranoïaque et jaloux (superbement incarné par Edward Watson).

The Winter's Tale, photo Dave Morgan
Le roi (Edward Watson) en embuscade et le couple qu'il fantasme (Frederico Bonelli et Lauren Cuthbertson, géniale - on ne le voit pas très bien sur la photo, mais elle danse avec un faux ventre).

Mais alors, m'objecterez-vous4, les divertissements des grands ballets du répertoire ? Certains m'ennuient ; c'est même ce qui domine dans le souvenir de mon premier Lac des cygnes : beauté et ennui. La pompe du palais impressionne mais lasse vite. Si j'y prends aujourd'hui plaisir, c'est par balletomaniaquerie : plaisir de retrouver mes danseurs fétiches5, d'essayer de les repérer dans le corps de ballet, et fascination pour des corps qui font à la perfection ce que le mien ne peut pas faire ou très mal imiter. C'est un plaisir de praticien (même amateur) : technique et non esthétique.

D'autres divertissements, pourtant, m'enthousiasment sans que j'ai besoin d'enclencher le mode jury-de-conservatoire : c'est le cas par exemple des mouvements d'ensemble dans Don Quichotte ou des danses des bohémiens au deuxième acte de The Winter's Tale. Le divertissement cesse d'en être un, parce qu'il n'est pas ressenti comme un moyen de meubler : il exprime la joie, la pure joie, d'avoir un corps, de danser, d'être – et à ce titre, n'interrompt pas la trame dramatique, même s'il constitue une pause narrative.

 

Alors le ballet narratif au XXIe siècle, anachronique ? C'est un peu comme se demander si l'on peut peindre des tableaux figuratifs après Kandinsky ou Mondrian ; les tableaux à la manière de nous inciteraient à répondre par la négative (surtout à la manière des impressionnistes), puis on découvre Richter, par exemple, et on se dit que si, oui. Seule importe la vision qui investit le style, l'anime au-delà ou en deça de ses maniérismes.

Il en va de même pour les ballets narratifs : on a de charmants ballets à la manière de qui, sans rien réinventer, font passer un bon voire un très bon moment (La Source à la manière de Petipa-Opéra de Paris, Frankenstein à la manière de MacMillan-Royal Ballet) et d'autres où le langage chorégraphique, plus inventif, fusionne d'une manière nouvelle danse et pantomime, ce qui est raconté et ce qui est exprimé comme les deux faces d'une même médaille.

 



1
La plupart des ballets récents sont adaptés d'œuvres littéraires qui ne le sont pas. Est-ce que, la danse étant plus apte à traduire des émotions que des faits, les chorégraphes tablent sur des œuvres plus ou moins connues de tous (plutôt moins pour moi) ? Ou est-ce une commodité, sachant qu'il y a déjà matière à faire œuvre (assurance d'une certaine densité, d'un propos, d'une cohérence dramatique) ? La question se pose également au cinéma, où le nombre de scénarios originaux tendent à diminuer.
2 La musique de Joby Talbot ne s'écouterait peut-être pas seule comme du Tchaïkovsky, mais c'est un véritable bonheur qu'une musique composée spécialement pour le ballet.
3 Le combo redingote / crâne chauve me fait penser à la belle-mère et aux sœurs de Cendrillon dans la version de Thierry Malandain…
4 Non, David Le Marrec, je ne te vouvoie pas. :p
5 Effet « série TV » : plaisir de retrouver des personnages. Car les danseurs, tels qu'on les fantasme depuis notre place de spectateur, sont avant tout des personnages. J'en veux pour preuve Mathiiiiiiilde (le personnage Mathilde Froustey de Palpatine).

25 mai 2016

Tout feu tout flamme

Toujours aussi rousse, toujours aussi folle, toujours aussi ouf, Patricia Petibon se produisait la semaine dernière avec l'ensemble Amarillis dans une soirée consacrée aux magiciennes. Médée et Circé sont les héroïnes récurrentes d'un jukebox baroque alimenté par Jean-Féry Rebel, Marin Marais, Jean-Marie Leclair (j'espère que ces noms vous parlent plus qu'à moi), Marc-Antoine Charpentier (que je connais peu mais apprécie bien depuis sa découverte un soir sur Arte) et Jean-Philippe Rameau qui, après l'entracte, squatte le box office malgré un lien à la thématique de plus en plus faible. Qu'importe, la vraie magicienne de cette soirée n'est ni Médée ni Circé, mais la soprano colorature et colorée qui, une fois de plus, assure le show.

La caverne d'Ali Baba ferait pâle figure à côté de sa malle à costumes et accessoires : divine robe verte, masque assorti, plumes multicolores pour battre du tambour, jeter des sorts, enjôler et fanfrelucher, lunettes tournesol pour une Folie fantaisiste de Rameau… La fantaisie, voilà ce que j'aime par-dessus tout chez cette artiste sérieusement timbrée. La fantaisie, c'est moins un nez à retroussette, des couleurs vives ou l'incongruité de se rouler en boule sur scène comme un chat (la chanson miaulait) qu'une manière d'articuler la musique et sa voix, de rouler le spectateur avec legato et de lui couper l'herbe sous le pied d'un o. Oh. La fantaisie, une grâce incongrue1. Ce n'est pas faire n'importe quoi, mais ce qu'on peut se permettre, sérieusement, sans se prendre au sérieux – derrière le grain de folie, le roc vocal, que rien ne peut ébranler. Placée avec Kalliparéos au premier rang de côté, je suis aux premières loges pour l'observer (à défaut d'être dans le « cône vocal »). Pour le spectateur assuré que l'on pourra prendre des chemins de traverse sans jamais faire fausse route, tout devient spectacle, tout devient joyeux : la flûtiste2 qui se hausse sur demi-pointe pour aller dans l'aigu, les soupirs d'une égyptienne3 et les percussions improbables manipulées par un toon aux distingués cheveux poivre et sel. Quand je serai grande, je raclerai le sol avec un maillet, je fabriquerai des alizés à la manivelle et les fouetterai à coups de verges-rameaux. Allons-y chochotte, chochotte, allons-y chochotte, chochotte, allons-y…


1
Vocale, en l'occurrence, et non gestuelle. Je suis toujours gênée de la relative maladresse dont font preuve les non-danseurs sur scène, et Patricia Petibon n'y fait pas exception, malgré son exubérance et son aplomb scéniques.
2 Je comprends seulement maintenant le pourquoi de la flûte à bec chez Kalliparéos : le baroque ! Épiphanie tardive. (J'en étais restée à Top Gun au collège, sur une flûte en plastique.)
3 « L'amant que j'adore / Allait former de nouveaux noeuds »

 

23 mai 2016

Valses et vertiges

« Le vertige, c'est autre chose que la peur de tomber. C'est la voix du vide au dessous de nous qui nous attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi. »

Kundera

 

Dans ses cours, Frederic Lazzarelli insiste sur la suspension du mouvement. Après le premier passage, il reprend chaque piqué arabesque ou relevé en quatrième devant pour nous inciter à tenir la position, à prolonger l'équilibre – il étire l'espace des deux mains, mimant une résistance imaginaire, avance le menton vers l'espace conquis : « C'est joli, quand c'est retenu… » Toujours la même nuance de désir et de regret dans la voix – voire d'agacement quand on lui donne l'impression de ne pas essayer : c'est parfois presque, jamais assez, souvent trop ; on glisse de la pause à la pose, qui interrompt le mouvement.

Il en va de même avec Ainars Ribikis, qui dirigeait mercredi dernier l'Orchestre national d'Île-de-France dans un programme intitulé « Vertiges » et dédié à la valse : son souci de la suspension crée tantôt des tensions vertigineuses (s'il-vous-plaît, vite, ruons-nous dans ce vide sonore pour l'abolir), tantôt s'annule dans un moment d'absence (tiens, c'est vrai, on jouait à l'instant). Cela tient à presque rien, une attaque, une seconde, une milliseconde… Le chef force le silence comme il force l'admiration : d'une seule baguette, tenir les innombrables longes du quadrige orchestral, quel tour ! Et pourtant, je préfère lorsqu'il renonce à dompter la musique et se borne à tempérer son impétuosité, complice de l'ivresse qui l'entraîne (comme le maître d'un chien, traîné à bout de bras par celui-ci, qui se met à courir).

Cet élan, il est vrai, est plus ou moins présent dans l'écriture même de chaque pièce… et redoublé par l'affect : ce sont sans surprise les musiques sur lesquelles j'ai dansé (ou vu danser) qui me plaisent le plus. Savoir ce qui suit avive la sensation d'attente : on sait ce qui vient, on le désire, on le connaît par cœur instants jouissifs où le vertige le cède à la joie… où l'on cède au vertige dans la joie. La houle de la valse de Khatchatourian est ainsi indissociable des sauts de chat dont je l'ai parcourue, et du vertige de la scène suscité par le trou noir de son quatrième mur, obscurité que vous savez remplie de gens dont vous sentez la présence sans pouvoir les distinguer, masse prête à vous soutenir comme à vous écraser d'un désir aussi redoutable qu'attirant, que vous devinez, éblouis, enivrés, par les projecteurs, la musique et la caresse des regards qui vous parcourent (oui, la scène me manque). Nul besoin d'avoir fait de la scène pour retrouver tout cela, condensé, expansé, oxymorisé, dans la musique de Tchaïkovsky…

L'intimité développée au contact répété de la musique la précède et la redouble ; il n'y a plus qu'à l'actualiser, à la faire sonner. A contrario, on n'entend généralement pas grand-chose à la première écoute, découverte d'un chemin dont on devine seulement si on voudra ou non le ré-emprunter. Je le voudrai assurément pour La Valse de Maurice Ravel, même si c'est une stupéfiante impasse : la musique recule et s'élance, s'arrête, repart en arrière, non pas sous la peur mais le frisson, la pulsion, le désir ! de se précipiter d'une falaise de toute la puissance de son être, à la rencontre de son anéantissement. (Silence fracassant, couvert par les applaudissements avant même d'avoir été entendu.) Je comprends que ce morceau a été placé en dernier à cette fin : la destruction grandiose constitue une meilleure clôture que (et la seule clôture possible à) la boucle infinie du désir. Il n'empêche : Ravel illustre ce que Khatchatourian me fait ressentir, et la valse de ce dernier, plus enivrante, emporte dans ma mémoire le reste du concert, qui s'oublie, plus léger, dans un plaisant souvenir, plus tourbillonnant que vertigineux.

 

  • Hector Berlioz / Carl Maria von Weber, Invitation à la valse

  • Piotr Ilitch Tchaïkovski, Concerto pour violon (extrait du deuxième mouvement) & Méditation

  • Fritz Kreisler, Liebsleid

  • Piotr Ilitch Tchaïkovski, Deuxième solo du Lac des cygnes & Valse sentimentale

  • Jean Sibelius, Valse triste

  • Frédéric Chopin / Igor Stravinski, Nocturne op. 32 n°2 & Grande Valse brillante op.18

  • Aram Khatchatourian, Valse (extraite de Mascarade)

  • Maurice Ravel, La Valse

Toutes les parties solo de violon étaient interprétées par Alexandra Soumm, mi-girl next doormi-sirène égyptienne des temps modernes, qui joue avec une modestie et un entrain délicieux ! Sa simplicité a failli me la faire oublier ; je peux heureusement compter sur Palpatine pour réparer cette injustice en insistant sur le fait qu'elle et sa robe dorée ont illuminé la soirée. J'aurais aimé que toute la salle se mette à chanter lorsque l'orchestre a entamé un « joyeux anniversaire » pour ses 27 ans…