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19 décembre 2016

Une Belle franco-russe

Jamais je n'aurais fait le déplacement à Massy sans avoir lu l'interview de Jean-Guillaume Bart sur Danses avec la plume. La modestie du chorégraphe, qui se pense davantage comme un metteur en scène, ses propos sur le classicisme (par opposition aux tentatives de reconstructions) et la danse-sens (par opposition à un ballet en hyper-extension) ont piqué ma curiosité : cette vision de la danse serait-elle visible sur scène dans sa Belle au bois dormant ?

Un public non averti en vaut deux

C'est la première fois, je crois, que je voyais des femmes voilées à un ballet. Et franchement, ça fait plaisir de constater qu'on peut remplir une salle sans la peupler uniquement de WASP CSP+. Pas d'applaudissement à l'entrée des solistes et d'autres, hésitants, bien avant la fin des variations… le public n'est manifestement pas rompu au ballet, mais cela ne l'empêche pas d'apprécier. Et de laisser ses voisins faire de même : pas de parfum qui cocotte, pas de bracelets qui gling-glinguent, c'est reposant. Les fées auraient jeté un sort à la gamine restée prolixe entre deux quintes de toux que cela aurait été parfait.

Balletomanie oblige, il y avait tout de même quelques transfuges parisiens dans mon genre. Ma voisine s'est ainsi avérée connaître la plupart des balletomanes (plus si) anonymes, lire parfois mon blog et tenir le forum Danses plurielles ! Rencontre fort agréable et fort à propos, puisque Elisabeth m'a fait prendre conscience de ma confusion entre Patrice Bart (La Petite Danseuse de Degas) et Jean-Guillaume Bart (La Source et cette Belle…).

Une princesse franco-russe

La musique enregistrée ne me dérange pas plus que ça (du moment que l'orchestration et l'enregistrement ne sont pas mauvais), mais je craignais pour les costumes, trop souvent cheap dans les tournées. À tort. Non seulement les costumes d'Olga Shaishmelashvili passent bien (bien mieux que sur les photographies), mais certains sont même de toute beauté : c'est notamment le cas du tutu long mi-noir mi-fuschia de Carabosse, qui permet au passage d'identifier la mauvaise fée comme pôle opposé à la fée Lilas.

La seule faiblesse de la soirée vient de la compagnie ; non que les danseurs du Yacobson Ballet soient mauvais, bien au contraire : ils sont prometteurs… mais un peu verts. À en juger par les bouilles rondes de certains, la moyenne d'âge ne doit pas dépasser la vingtaine. Fraîchement formés (à la méthode russe), ils peinent forcément un peu à travailler selon une autre méthode. En effet, si Jean-Guillaume Bart part de la version russe, il reste de son propre aveu influencé par la version Noureev et, d'une manière plus large, par l'école qui est la sienne. Tradition russe avec un twist français, donc.

La (très relative) difficulté des danseurs à s'y adapter m'a permis de mieux saisir ce qui à la fois me fascine et m'ennuie chez les Russes : tous les mouvements y ont la qualité de l'adage. Je l'ai compris en voyant la fée Lilas ouvrir sa couronne comme si elle avait trois actes pour le faire. Il s'en dégageait une impression de sérénité assez extraordinaire et en même temps, l'extase dans laquelle cette éclosion semblait la plonger n'était pas sans entraîner chez moi une légère irritation : émerveillée, la fée, mais aussi ravie de la crèche. Je finis par avoir envie de la secouer, de voir sa palette expressive élargie par un peu d'allegro, de piquant, que diable, du nerf, du muscle ! Et de réaliser que, justement, je ne vois pas leurs muscles travailler, alors que je suis au troisième rang. Tout se met en place lorsque, quelques jours plus tard, je lis dans une interview de Mathilde Froustey : "At San Francisco Ballet […] they see that if you have more muscle, you can jump higher and do roles like Kitri. If you have less, you’ll be more of a lyrical dancer and that’s great, too."

Le classicisme chez les Habsbourg

Moins de muscle, c'est aussi moins de matière, moins d'incarnation ; j'ai, en tant que spectatrice, moins matière à m'identifier, moins de facilité à rentrer en sympathie musculaire avec les danseurs. Du coup, il s'agit moins de sentir et de ressentir que de voir. Le classicisme s'expose dans toute sa splendeur, comme art des proportions. C'est hyper apaisant. Un monde réglé jusque dans ses débordements, où tout n'est que luxe, calme et volupté.

Le désagrément inattendu, c'est qu'en contrepartie, toute beauté moindre frappe comme laideur. Entre le roi bredouille qui a un charisme de comptable (désolée pour les comptables), et le physique moins classique d'Aurore (des jambes plus courtes que le buste, des mollets et un nez un peu proéminents… rien que de très normal, mais qui contraste les courbes archi-régulières de la fée Lilas), mon esprit se met à envisager la famille royale comme une famille historique en fin de règne - en tête les portraits peu flatteurs qui traînent dans les musées de second ordre. La reine, belle et oisive comme une Miss, serait alors un transfuge étranger, reine de beauté forcée à un hymen stratégique.

L'avantage de cette perception quelque peu honteuse (dernier renversement, promis, après j'arrête) est qu'elle éloigne spontanément du manichéisme. Aurore me fait peur* ; Carabosse (Svetlana Golovkina) me séduit : c'est très Maléfique dans l'esprit. Comment en vouloir à cette magnifique jeune femme snobée par le pouvoir de prendre sa revanche ? On est presque désolé pour elle lorsque le réveil d'Aurore la voit sombrer - littéralement, derrière la tête de lit devenue transparente (j'aurais bien vu ça dans une mise en scène de Matthew Bourne…).

Au final, charmée-agacée, je dois avouer que la reine de la soirée reste Daria Elmakova, en fée Lilas totalement ahurissante de beauté (même de dos, même avec vue peu flatteuse sous le tutu). Last but not least, j'aurais bien vu le loup (Leonid Khrapunsky) comme prince, alors qu'il n'était au premier acte que prétendant, injustement éconduit si vous voulez mon avis (mon médecin m'appelait le petit chaperon rouge quand j'étais petite #jdcjdr).

 

* La fée canari aussi un peu avec son sourire ravageur-carnassier.

PS : n'hésitez pas à me corriger si j'ai confondu des danseurs ; je n'ai pas eu la feuille de distribution.

10 décembre 2016

Le nouveau né de Noël

Comme il y a deux ans, le binôme baroque de Palpatine déclare forfait pour l'Oratorio de Noël de Bach…
"… alors que c'est Suzuki !
- Il est génial à quel point, ce Suzuki ? m'enquiers-je. C'est que la fièvre monte…
- Génialissime. C'est LE spécialiste de Bach."
Allons bon.

Je passe la première cantate à me remettre d'une quinte de toux qui m'a flingué les côtes dans une tentative de la garder silencieuse. Douce impression que mes yeux pleurent de la morve. Total esprit de Noël. Je rêve à la fumigation que j'aurais pu me faire en restant chez moi, et tente de trouver un rythme de respiration qui n'irrite pas la gorge tout en assurant un approvisionnement minimum en oxygène, raréfié dans les hauteurs du théâtre des Champs-Élysées (même si, ô joie, nous avons pu nous replacer de face). Un peu comme pour faire passer un hoquet, je prends un point de focalisation : le chef, dont les mouvements agitent doucement une blancheur toute fluffy autour de son crâne dégarni. Je sais maintenant ce qu'elle m'évoque : le dragon de L'Histoire sans fin. Sur le moment, je me dis juste que ses gestes sont ceux d'un artisan, comme un tailleur expert qui déploie du tissu, le caresse pour l'étaler (expansion de la phrase musicale) et recours soudain à des gestes beaucoup secs pour le couper et l'épingler (suspension d'une phrase, entrée d'un pupitre). Un artisan sans matière, mais avec la même manière, entre tendresse et précision.

La deuxième cantate comporte un moment de pure merveille, une espèce de pastorale où les vents découpent avec délicatesse des silhouettes de papier de soie hautes comme des brins d'herbe, une œuvre miniature sous cloche de verre, animée de quelques arabesques calligraphiées. Un petit miracle de fragilité et de finesse. Après cela, ce n'est plus que de la joie, pure, lumineuse, réconfortante. Contrairement à ce que la composition du public pourrait laisser croire, il n'est pas question de religion dans cet épisode de la nativité, mais de foi. Exeunt les clous et la croix, les puer senex que je n'ai pas regardé au palais Barberini sont remplacés par un nouveau né blond comme les blés, et je pense à cet article que j'ai lu juste avant de venir, d'une blogueuse dont j'aime beaucoup les mots et qui nous a pris par surprise en racontant l'enfant qui venait de naître, la peur de se trouver amputée d'une partie d'elle-même et le regard d'un petit être qu'il aurait été dommage de ne pas rencontrer. Une joie assez sombre, que j'ai l'impression de pouvoir comprendre. Je repense alors à la joie lumineuse, lumineuse jusqu'à l'effacement, d'une autre blogueuse qui a elle aussi donné naissance (ma blogroll est pleine d'arrondis) et que j'ai failli effacer de mon lecteur de flux RSS parce que sa joie m'aveugle sans m'éclairer - je ne vois pas, I don't relate to it. Ce soir, je crois pourtant la deviner dans la musique ; peut-être que c'est cela, cette lumière, cette joie, immense de tristesse et d'espoir, que les procréateurs éprouvent au surgissement de la vie, et qu'il me faut l’œuvre d'un créateur pour voir et entendre. Une immense consolation d'on ne sait quoi qui reste en sourdine. Et la lumière. Y a-t-il plus lumineux que la musique de Bach ? Sa musique respire comme le regard dans les églises romaines lorsqu'il se lève vers les vitraux, toute la quincaillerie de marbres et de statues évanouie dans ces proportions aérées.

09 décembre 2016

La Claire Chazal du violon

Soirée bookée pour le programme, essentiellement français (minus Mozart). Quand je demande à Palpatine pourquoi il ne l'a pas sélectionnée, il me fait une moue Bordeau Chesnel #NousNAvonsPasLesMêmesValeurs :
Non, mais c'est bien, il faut avoir entendu Anne-Sophie Mutter une fois dans sa vie.

Une fois.
Je retente avec @gohu, qui grimace sitôt le nom prononcé. De mieux en mieux.
Je me plains de la flemme et des garçons auprès de @JoPrincesse qui me secoue aussitôt ; la violoniste l'a fait rêver toute son enfance : obligée j'y vais.
Faudrait savoir.
 
Faudrait savoir, mais voilà, la soirée ne m'avance pas beaucoup. Autant Lambert Orkis, au piano, m'inspire une sympathie naturelle, autant je serais bien en peine de dire si j'apprécie ou non le jeu d'Anne-Sophie Mutter. Sébastien Currier, Clockwork pour violon et piano, puis Sonate pour violon en la majeur de Mozart. J'écoute sans déplaisir, mais sans grand plaisir non plus. Comme pas mal de choses ces derniers temps, j'y suis parce qu'il était prévu que j'y assiste. Je n'attends pas vraiment que cela se passe : je reste consciente à, je fais l'effort de, mais sans trop rien en penser ni ressentir. C'est une persévérance d'habitude : je mime mon moi passé, qui y prenait plaisir, en espérant que cela revienne, que quelque chose se passe, comme pour Bella Figura, pour que s'efface cette morne indifférence. Peur de devenir blasée. Peut-être juste fatiguée. La place que j'occupe n'aide pas : sur le petit nuage noir près de l'orgue, la musique n'enveloppe pas. Dire qu'il faut tendre l'oreille serait sûrement un brin exagéré, et pourtant, il y a quelque chose de cet ordre-là : il faut tendre son attention.
 
En me replaçant à l'orchestre, je gagne de nouveaux voisins, absolument charmants. Austères-chic, un accent que j'aurais pensé d'origine vaguement germanique s'ils ne déploraient l'absence de place pour les pieds en anglais. Surtout, ils sont aussi enthousiastes pour le concert que critiques envers la salle, c'est-à-dire très. Je ne sais pas vous, mais la compagnie de personnes qui apprécient un spectacle me le fait presque systématiquement apprécier davantage. Cela tombe bien, c'est aussi la partie du programme que j'attendais, avec deux sonates pour violon et piano, l'une de Maurice Ravel, l'autre de Francis Poulenc. Sur cette dernière, l'écoute imaginative se remet en place : je me retrouve dans un ascenseur qui débouche dans des couloirs aux allures très différente, hôtel ou polar-parking, ascenseur cage en verre aux arrêtes tranchantes, subrepticement colorées dans le mouvement, dans l'obscurité ; un coup de talon aiguille, le verre se brise toile d'araignée, et la vision brise là. Cela ne reprend pas avec l'Introduction et Rondi capriccioso de Camille Saint-Saëns, virtuose mais sur Stradivarius : cela va à tout crincrin*.
 
Au final, je n'ai pas compris pourquoi la soupe à la grimace quand on prononce le nom d'Anne-Sophie Mutter auprès des mélomanes de mon âge.
Mais je n'ai pas non plus compris pourquoi le public en faisait tout un plat.
Peut-être parce que, contrairement à la question-suggestion de ma voisine, je ne suis pas violoniste, non, non, réponds-je avec un peu trop d'empressement, tant cela me paraît improbable-inatteignable. Je n'ai pas pensé à lui retourner l'interrogation, ni au peu de surprise que j'aurais eu si, lors d'un ballet, on m'avait demandé si j'étais danseuse…
 
* Le jeu de mot hippique vient sûrement de la traîne de sa longue robe verte de sirène, attachée pile au milieu des deux fesses comme une queue de cheval (je ne reluque généralement pas le postérieur des artistes, mais c'était la vision que j'avais depuis ma place initiale).

27 novembre 2016

Le pas de côté de Polina

"J'ai vite compris qu'il ne fallait pas m'attacher au beau mais au mouvement" raconte Bastien Vivès à propos de sa bande dessinée Polina. L'adaptation au cinéma par Valérie Müller et Angelin Preljocaj suit ce précepte, évitant ainsi les principaux écueils des films-de-danse.

 

X Le scénario, téléphoné, prétexte aux scènes dansées

Le scénario de Polina est tellement peu prétexte à des scènes dansées que le parcours artistique qu'il retrace ne devait même pas, initialement, être dansé. "Au départ, explique Bastien Vivès dans Illimité, je voulais faire le récit d'apprentissage d'un dessinateur mais dessiner des gens qui dessinent, ça ne marche pas. La danse se prête mieux au dessin."

Dans Polina, aucune scène de danse n'est gratuite* et c'est en cela que le film est fidèle à la bande dessinée, malgré des modifications substantielles. On remarque assez vite l'ajout du background familial qui, malgré son côté spectaculaire (les activités du père ne sont pas franchement légales), modifie assez peu les choses** : la rigueur de la société fait écho à celle de la discipline classique. La modification de la temporalité, pourtant moins visible, a peut-être davantage d'impact : dans la bande dessinée, Polina est étoile lorsqu'elle décide de tout quitter ; dans le film, elle vient d'être acceptée au Bolchoï (c'est moins long et pourtant, il y a déjà une concaténation-confusion entre l'école de sa jeunesse, l'école du Bolchoï et le Bolchoï). Ce n'est plus une artiste au fait de sa gloire qui part, mais un jeune espoir qui se détourne de ce à quoi elle a à peine goûté : le goût du risque tend à prendre le pas sur le désir - non pas celui, amoureux, qui ferait de Polina une tête tournée tête brûlée (elle partira avec ou sans lui), mais l'insatisfaction existentielle. Le désir : regret d'une étoile perdue…

Dans le film, tout a du sens, même et surtout son absence. Lorsque Polina se plaint à Bojinsky, le professeur redouté de son enfance, d'avoir l'impression d'enchaîner des gestes et de ne pas danser, celui-ci se montre satisfait : c'est la marque des grands que de ne jamais l'être. Sur le moment, on croit qu'il s'agit d'une banale remarque sur le perfectionnisme du danseur - elle évacue le problème, qui se repose plus tard, avec plus d'acuité, lors d'une audition où Poline montre qu'elle sait danser à grand renfort d'extensions de jambe. "Des bras et des jambes, j'en vois toute la journée", lui assène le chorégraphe, qui aimerait autant qu'elle ne danse pas. Désorientée mais pleine de ressource, Polina s'étend à terre, extatique. "Non, ce n'est pas non plus ça." Mais c'est quoi, ça, à la fin, qu'on lui demande et qu'elle cherche en passant d'un professeur puis d'un chorégraphe à un autre ? C'est toute la différence qu'il y a entre vivre et exister. Du sens. Qu'on ne peut pas trouver, parce qu'il faut le construire. Seul moyen de transmuter la gesticulation en geste.

Cette quête de Polina fait écho à l'un de mes questionnements en tant que spectatrice. Parfois, j'oublie pourquoi j'aime tant la danse et me retrouve soudain perplexe, plus perdue qu'un néophyte : pourquoi diable les danseurs font-ils ces pas, là, sur scène ? ces pas-là et pas d'autres ? sais-je encore pourquoi je les regarde si je gratte les couches sédimentées de causalité, l'achat du billet, le nom du chorégraphe, ma pratique d'amatrice ? Coupure de balletomanie. J'ai perdu le sens sous l'habitude. Il suffit généralement d'un ballet, mais d'un ballet que l'on peut attendre longtemps, pour que les questions soient balayées d'un revers de main, sous l'évidence des corps.


X Les acteurs, mauvais danseurs, ou vice-versa

Casting au top, avec un chiasme parfait : les acteurs ont été sérieusement formés à la danse (contemporaine), et les danseurs (classiques) se révèlent bons acteurs. Parmi les premiers, on trouve Niels Schneider, crédible en danseur contemporain issu du classique (ruse de réalisation : on le découvre dans les vestiaires du Bolchoï) et Juliette Binoche, que je regrette de ne pas avoir vue sur scène avec Akram Khan tant elle est convaincante en chorégraphe-maîtresse de ballet.

En sens inverse, Jérémie Bélingard, que l'on n'avait pas vu autant danser depuis un moment, découvre à l'écran un charisme que je ne lui ai jamais connu sur scène (je comprends enfin qu'on puisse crusher sur lui), et Anastasia Shevtsova, jeune recrue du Mariinsky, a un cou-de-pied à se damner et un jeu qui sonne juste (même si elle est loin de dégager la même sensualité que le danseur étoile).

Last but not least : Veronika Zhovnytska, qui joue Polina jeune, a la discrète beauté lunaire des introverties au caractère bien trempé. Lorsque l'on passe à la Polina jeune adulte, je mets du temps à m'acclimater : la détermination de la gamine s'est diluée dans les yeux globuleux d'Anastasia Shevtsova ; sans lumière lunaire, sa Polina paraît essentiellement butée. Visage fermé, impénétrable. Russe jusqu'au bout des pointes. (D'une manière générale, les apprenties danseuses russes ne respirent pas la joie de vivre dans les documentaires…)

 

X Les scènes de danse filmées de manière plate, la caméra remplaçant le spectateur ou le miroir

Même si Angelin Preljocaj profite du film pour caser un extrait d'un de ses ballets, c'est bien avec la caméra qu'il y est chorégraphe. Sans partition pré-existante qu'il craindrait de perdre, le couple de réalisateurs s'autorise à trancher les corps, dans le vif, par un recours fréquent au gros plan. Et pas sur les pieds (ou si, une seule fois, pour montrer la labeur, le parquet brut et les pointes abimées, loin du glamour fétichiste). Les plans rapprochés montrent bien que le sujet n'est pas la danse, mais les danseurs, les personnalités qui se construisent dans le mouvement. Les gros plans et les angles décalés permettent en outre de masquer d'éventuelles faiblesses techniques lorsque c'est nécessaire. Le concours d'entrée de Polina à l'école du Bolchoï est ainsi filmé depuis les cintres : on masque ainsi une variation de la claque qui ne claque pas franchement… tout en montrant que le concours est joué d'avance pour super-Polina.

Toujours en mouvement, parfois à l'épaule, la caméra participe de la danse ; elle la crée bien plus qu'elle ne la filme.

En studio, troisième danseur invisible.

Dans la salle, lorsque Polina découvre Blanche-Neige : le pas de deux auquel elle assiste devient pour ainsi dire un pas de trois, ses yeux brillants mêlés au désir des corps qui les ont écarquillés. Le procédé est classique (on trouve une scène similaire dans Nijinsky, que je découvrais la veille…), mais efficace lorsque les champs-contrechamps sont bien montés.

En extérieur, aussi, surtout, avec deux très belles scènes : Polina enfant, sur le retour de l'école, dans la neige, et Polina adulte, sur le quai d'un port industriel. Deux travelings comme une traversée des âges.

 

X Le ton tutu la praline

Pas de cliché rose, de mièvrerie tutu la praline : lorsque Bojinsky réclame davantage de grâce de son élève, il le fait en gueulant.

Pas de cliché noir, non plus (le pendant du rose) : l'anorexie est un non-sujet (pas de scène de repas, une danseuse au visage rond, mince sans être maigre) et la souffrance physique, sans être niée, est évacuée (un unique ongle cassé, prétexte pour le partenaire à changer de sujet - pas le sujet en lui-même, donc).

Le bon sentiment est tué dans l’œuf pour la simple et bonne raison qu'il n'y a pas de couronnement. Pas de danseuse étoile. Pas même de danseuse au Bolchoï-la-plus-grande-compagnie-de-Russie (Mariinskyphiles évincés). Le bon sentiment est obligé de dégager lorsque Polina fait un pas de côté, lorsqu'elle part pour tenter de se construire dans une autre discipline et d'autres cadres, moins prestigieux.

Qu'elle le fasse plus tôt dans le film que dans la BD souligne la force de son choix ; dans la bande dessinée, on pouvait avoir l'impression qu'elle se sabordait. Ma lecture s'était accompagnée d'incompréhension (pour quoi fait-elle ça ?) et d'amertume (mais pourquoi ?). Quand quelqu'un a ce que vous désirez et à quoi jamais vous ne pourrez parvenir, vous ne comprenez pas comment il peut s'en détourner. Alors que cela devrait entraîner un soulagement (ce désir n'était pas tout), cela vous met en colère : ce caprice d'enfant gâté vous empêche soudain de vivre par procuration. Parce qu'elle ne se manifestait pas sous la forme de la jalousie, j'ai mis du temps à identifier cette réaction chez moi : je savais entretenir une certaine nostalgie ; je ne pensais pas qu'elle pouvait se traduire par du ressentiment. Je m'en suis aperçue un jour que je regardais avec Palpatine un documentaire sur des apprentis danseurs de comédie musicale ; on faisait un peu autre chose en même temps, je crois, enfin on était assez détaché du truc pour le commenter à voix haute et je me suis aperçue de la dureté de mes remarques, pire que celles de certains de leurs professeur, lorsque Palpatine s'est exclamé "mais ce sont des gamins !" - des êtres en pleine (dé)formation. Prise de conscience lente : en vouloir à ceux qui n'ont que faire d'avoir réussi là où vous avez échoué, c'est comme de dire à quelqu'un de dépressif "tu as tout pour être heureux". Cela se comprend mieux dans le film, ou avec le temps, allez savoir.

Là, on est surtout admiratif du courage de Polina, et désolé qu'elle soit paumée, à toujours essayer de comprendre ce qu'on attend d'elle, alors que le véritable enjeu est de découvrir ce qu'elle attend d'elle et de la vie. Son parcours montre la difficulté à se couler dans les pas des autres tout en trouvant un sens à ce que l'on fait. La tentation est grande de toujours chercher à plaire aux autres, sans se demander qui l'on veut être (alors qu'on ne leur plaît souvent que lorsqu'on a cessé de vouloir leur plaire). Polina se sauve de ce cercle qui se mord la queue en deux temps : d'abord en abandonnant le classique et le Bolchoï, puis en suivant le conseil implicite de la chorégraphe contemporaine qui lui reproche d'être trop centrée sur elle-même, sur son travail, quand ce qui fait un artiste, c'est son regard sur le monde.

En cessant de vivre pour danser, Polina finit par retrouver un sens au mouvement. Il jaillit à nouveau de lui-même, en séance d'improvisation, comme, petite, sur le chemin de la maison. La scène finale, très belle, fait ce pont entre l'adulte et l'enfant, par-delà l'errance. C'est pour ainsi dire la seule scène de danse filmée de manière frontale, suggérant le cadre d'une représentation en l'absence de tout contexte. Pas de coulisses, pas de théâtre, pas de spectateurs : l'intimité se partage sans s'exhiber. Le contexte se comprend et s'oublie ; d'une glissade, on passe de l'anecdotique (de la représentation) au symbolique (du souvenir), du décor à la forêt qui l'a inspiré. Le cerf qui s'était agenouillé devant Polina lorsqu'elle avait accompagné son père à la chasse, enfant, revient comme un patronus de ce père décédé et déçu de l'avoir tant rêvée danseuse étoile. Polina s'est retrouvée et s'est du même coup trouvée. Le cliché consisterait à dire qu'elle danse avec son âme, mais c'est plus simple et plus complexe que cela : elle a retrouvé ce qui l'animait enfant.

 

* "des scènes dansées qui prennent littéralement en charge le récit" J'imagine que c'est pour cela que Le Monde fait le parallèle avec les films de comédie musicale (!).

** Peut-être parce que le père reprend ce qui, dans la BD, était du ressort de Bojinski (moins présent dans le film, du coup) : Bojinski, explique Bastien Vivès, "est représentatif de mon père qui, lui aussi, dit de grandes phrases emportées qui te restent. Techniquement il ne m'a rien appris, pire, il m'a bloqué, je suis incapable de peindre, mais il m'a donné le feu."

Ok, on s'en fout et cette chroniquette n'est plus -ette, mais :
- J'ai couiné quand Jérémie Bélingard a proposé d'imiter l'animal de son choix.
- Avez-vous vu Pablo Legasa, crédité au générique ?
- Le couloir de l'école de Bojinsky, ce ne serait pas celui de Vaganova ?