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01 novembre 2016

L'Opéra de trois sous

Parce que le peu que j'ai entendu de Kurt Weill m'avait fort plu, que le nom de Robert Wilson me rappelle ma fascination pour son Pelléas et Mélisande et Einstein on the Beach (et parce que j'avais été frustrée de ne pas voir la mise en scène pour le Dialogue des Carmélites), j'ai demandé à Palpatine de faire une exception tarifaire et de nous prendre des bonnes places pour L'Opéra de quat'sous au théâtre des Champs-Élysées. Je n'aurais jamais pensé qu'en ayant déboursé 55 € chacun, il faudrait rester plié en deux pour voir la scène, et deviner le début des surtitres parce qu'un projecteur masquait le prompteur – c'est tout bonnement scandaleux.

Autant vous dire que j'ai un peu de mal à déglutir quand je retrouve dans la mise en scène tout ce que j'avais détesté dans The Old Woman : des lumières éblouissantes au sens littéral du terme (il faut mettre sa main ou sa place en visière pour pouvoir lire les surtitres), des claquements sonores difficilement supportables (je parviens à anticiper certains bruitages désagréables comme la tringle du rideau fictif que l'on écarte, mais impossible d'anticiper et de se boucher les oreilles pour les claquements), des visages grimés et une gestuelle clownesque que je ne peux m'empêcher de trouver ridicule, même si je la sais outrée à dessein (typiquement : deux mains en l'air, bouche ouverte). Ma consternation est à son comble lorsque je retrouve chez les canailles les mêmes pitrerie que celles des enfants perdus dans Peter Pan, lui aussi de Wilson et du Berliner Ensemble. Sérieusement, 55 € pour ça ?

Peut-être parce que j'ai payé ce prix-là et plus sûrement parce qu'il y en avait pour deux heures avant l'entracte (puis 40 minutes), je me suis employée à juguler l'exaspération naissante. Les comédiens, à gueuler, ne m'ont pas facilité la tâche. Heureusement, il y a Johanna Griebel qui joue Polly, une gamine qui s'enfuie pour se marier avec le chef de la canaille, Macheath : l'ambivalence de son personnage est merveilleusement rendue par un chant cristallin et des embardées tonitruantes, qui tranchent avec la voix nasillarde adoptée dans les passages parlés ; derrière la gamine facilement embobinée, on aperçoit tout autant "la beauté de Soho" que sa mégère de mère. Grâce à elle, je commence à entrevoir le sublime de la bassesse, qui fait tout l'éclat de cette pièce-opéra. Les tics wilsoniens, qui fonctionnaient à vide (un peu comme l'esthétique rabâchée de Tim Burton) retrouvent leur grinçant. Les visages blancs, le mime, les pauses maniérées, qui n'étaient qu'affectation au début de la pièce, concourent soudain à l'effet de distanciation, qui marche à plein. Peut-être fallait-il seulement laisser une proximité s'installer avec les personnages pour instaurer efficacement une distance… laquelle, posée d'emblée, m'a empêchée d'entrer dans la pièce. Les flat characters de Wilson tombaient à plat dans une intrigue qui les veut plus round, fusse pour mieux les dégonfler ensuite. Quand la suite arrive, c'est bon, c'est un régal.

Je me mets à entendre la gouaille dans des voix jusque là uniquement criardes, et la froide mécanique de la musique populaire se réchauffe dans une atmosphère cabaret – le bleu omniprésent cède d'ailleurs la place au rouge pour une scène de maison close très réussie. Ce théâtre de marionnettes devient humain, trop humain ; les vérités dérangent, mais n'exaspèrent plus ; comme sous la plume de Dickens, chacun en prend pour son grade. On traîne avec délice dans les bas-fonds de la société, qui ne sont pas ceux où l'esthète décadent s'encanaille, ni non plus ceux que condamnent la morale. La morale, d'ailleurs, n'a plus cours, l'art rejoignant en ce point la pauvreté (Erst kommt das Fressen*, dann kommt die Moral : la bouffe d'abord, la morale après**). On ne juge plus, on ne s'apitoie toujours pas : on applaudit (de manière littérale et bruyante lorsque le personnage demande ce qu'est le casse d'une banque en comparaison de la fondation d'une banque). On se repaît de la bassesse, des délations, des trahisons, de la mesquinerie, de la lie de l'humanité – et de sa beauté crasse, involontaire.

(À la sortie du théâtre, le public s'écarte machinalement des mendiants. Brecht a raison : on supporte mieux d'être la cause de la pauvreté que sa vue…)

 

* "Fressen" s'utilise normalement pour les animaux ; c'est "essen" pour les hommes.
Et pendant qu'on est dans la traduction : l'opéra de quat'sous en vaut trois en allemand (Das Dreigroschenoper)…

** Dans ce registre, j'aime beaucoup aussi la chanson où Polly raconte qu'elle a dû repousser les avances de prétendants comme-il-faut, mais se devait de ne pas écarter celles du voyou qui, lui, ne sait pas ce qui convient à une dame (mais très bien à une femme)… Cette histoire de morale qui dit quand une femme doit ou non se donner m'a rappelé une remarque semblable de la narratrice de Ce qu'ils disent ou rien (Annie Ernaux), punie en fonction d'un code social dont elle ne maîtrise pas la casuistique…

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