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18 avril 2016

L'État contre Fritz Bauer

Der Staat gegen Fritz Bauer. À quel moment a-t-on jugé bon de traduire ce titre par Fritz Bauer, un héros allemand ? Non seulement c'est platement grandiloquent, mais c'est à la limite du contre-sens : au moment de l'histoire, le héros risque la prison pour haute trahison… Ses efforts pour retrouver et faire condamner les anciens dignitaires nazis se heurtent en effet aux anciens SS qui, plus de dix ans après la fin de la guerre, verrouillent encore le gouvernement et les institutions étatiques. Lorsqu'il apprend qu'Adolf Eichmann a été identifié en Argentine, Fritz Bauer prend ainsi la décision de contacter le Mossad - « parfois, il faut savoir trahir son pays pour le sauver ».

Outre de mettre un coup de projecteur sur le rôle de Fritz Bauer (Burghart Klaussner) dans cette affaire, le film de Lars Kraume a le mérite de reprendre l'Histoire en amont de sa réécriture univoque – parce que non, ce n'est pas en zigouillant les responsables de la solution finale que l'on remet en ordre la société dans laquelle elle a pu être mise en place… société qui, accessoirement, dans les années 1950-1960, traite encore les homosexuels comme des criminels – c'est là la petite histoire dans la grande, qui nous rend proche de ses protagonistes (même si Ronald Zehrfeld, dans ce rôle, n'a pas trop besoin de cela, jouant sur mon faible pour les armoires à glace à tête de nounours).

 

 

Épilogue, qui n'est un spoiler que si, comme la mienne, votre mémoire a fait un gloubi-boulga avec tous les noms nazis de vos cours d'histoire.
Adof Eichmann est capturé, mais l'extradition refusée : sous couvert de contrats commerciaux, l'État allemand a réussi à étouffer le scandale dont un procès aurait été l'assurance, le name-dropping nazi risquant de toucher des personnages aussi haut-placés que le bras droit du Président. Au lieu d'être jugé en Allemagne, Adolf Eichmann est pendu en Israël. Quelques années, plus tard, Fritz Bauer réussit à conduire les débats pour le procès de Francfort, second procès d'Auschwitz.

 

16 avril 2016

L'à venir

Le générique d'ouverture s'égraine lentement au cours de la première scène, trajet en bateau, famille emmitouflée, marche et station à un point de vue, jusqu'à ce que le titre s'affiche sur la mer à perte de vue, une tombe au premier plan : L'Avenir.

 

Voilà.
La mort est l'avenir de l'homme.

 

En attendant, il y a le présent et celui de Nathalie, ce sont des livres, de grands enfants, un mari philosophe, lui aussi, une mère qui perd la raison, des copies à corriger, une collection à diriger et un ancien élève normalien engagé.

 

L'à venir, ce sont des livres, des petits-enfants, un ex-mari toujours philosophe, la maison de retraite, des copies à corriger et un ancien élève normalien dégagé dans le Vercors.

 

L'à venir est encore un présent d'avant la mort, sans les lendemains qui chantent de l'avenir…
… quand les bouquins de philo se vendront comme des petits pains sans les couvertures Haribo que le marketing veut leur coller ;
… quand les élèves penseront par eux-mêmes après avoir entendu des kilomètres d'explications de texte (nous sommes à Henri IV1) ;
… quand elle retrouvera quelqu'un, c'est sûr, pourquoi pas plus jeune, lui souffle son ancien étudiant, que la bande-annonce poussait dans ses bras et nous dans le panneau ;
… quand on réussira à accorder ses pensées et ses actes, sans avoir à se renier soi ni à se retrancher du monde pour ça ;
… quand la liberté sera nôtre ;
… quand les poules auront des dents et nous fermeront le caquet.

 

L'à venir, au présent, c'est que …
… ces couvertures qu'elle dit élégantes sont moches de désuétude et les couvertures-bonbons rendent le savoir gai ;
… les élèves pensent à avoir le bac et l'auront tous avec mention (nous sommes à Henri IV2) ;
… l'amour se trouve sous le sabot d'un cheval et il n'y a qu'un chat noir, « obèse en plus », qui se fait balader dans une cage en osier – la boîte de Pandora ;
… la liberté est errance si on ne l'envisage pas comme une promenade ;
… il est plus dur d'aimer la vie que la sagesse, et c'est pourtant là qu'elle réside.

 

Nathalie trimballe à l'écran sa silhouette émouvante d'enfant qui a trop vite vieilli (je n'avais jamais remarqué que le corps d'Isabelle Huppert semblait avoir été resizé sous une tête d'adulte). Elle ne le prend pas bien ; elle ne le prend pas mal non plus : elle le prend comme ça vient. Au final, c'est moins son savoir qui la rend philosophe que, prosaïquement, le quotidien qu'elle maintient coûte que coûte, parce qu'il faut bien que vieillesse se passe. Même si, le con, il a pris tous les Levinas avec les annotations !


1
Ce qui, dieu merci, nous épargne les débats existentiels qui sonnent archi-faux.
2 Un jour, on aura un film de prof dans un lycée qui ne sera ni sur la montagne Saint-Geneviève ni en banlieue – juste un lycée un peu moche comme il en existe partout ailleurs.

 

11 avril 2016

Le Cœur régulier

Le début du film paraîtrait presque mal joué. Mais c'est peut-être simplement que nous sommes mauvais acteurs de notre vie. Un mari, deux enfants, une baraque d'archi, un boulot : tout est générique chez Alice (Isabelle Carré) – éteinte, dixit son frère Nathan (Niels Schneider) pour qui, hop-là, il faut que ça saute (les crêpes à la place du dîner entre collègues), mais qui est tout aussi générique dans son désir d'unicité : des tatouages, des clopes, des mèches à la Louis Garrel, un sac de baroudeur et une moto.

Sans casque. C'est le détail qui fait tout basculer et expédie Alice sur les traces de son frère, au Japon, où il a trouvé l'amour mais surtout, avant cela, un homme qui a su l'écouter et l'a renvoyé vers la vie. J'ai failli écrire : l'a remis sur les rails. Mais c'est tout le contraire. Les rails, la route, c'est le « pessimisme ferroviaire1 » dont Alice s'est, sans sans rendre compte, rendue prisonnière : on la voit sans cesse immobile dans le mouvement, dans la voiture que son mari conduit, derrière la moto de son frère et encore, après l'avion, dans le métro tokyoïte puis le bus qui la conduit plus loin encore. C'est lassant (quel intérêt d'aller aussi loin pour montrer ce non-lieu qu'est le métro ?), jusqu'à ce que le contraste se lève : on s'aperçoit à son arrivée dans les îles Oki que l'on n'avait pour ainsi dire vu Alice marcher jusque là. Elle grimpe vers les immenses falaises de Tojinbo, tristement célèbres : on vient de tout le Japon pour… s'en jeter. Quand on voit la vue, on se dit effectivement que cela doit être tentant de vouloir faire un instant parti du tout (le ciel, la falaise, l'océan) avant de n'être plus rien.

Un homme, Daïsuke (Jun Kunimura), ancien flic qui a passé sa vie à arriver trop tard, s'est donné pour mission d'empêcher les gens de sauter. Alice le rencontre là où il a rencontré Nathan, sur la falaise, et, bien qu'il ait deviné qu'elle n'allait pas sauter, sans rien dire ou presque, la ramène chez lui, auprès de ses « pensionnaires » : un jeune homme qui crayonne sans mot dire, sous perfusion musicale, et une jeune femme d'une immobilité parfaite, parfaitement fantomatique (sans mouvement, le temps n'est pas long : il ne passe pas – et on n'est pas). Ils dînent : rideau de cheveux, crayon métronomique, baguettes fonctionnelles. Dans le silence du repas, Daïsuke serein, les pensionnaires mutiques, Alice gigote et étouffe un rire nerveux – tout l'Occident mal à l'aise, gêné par un Orient qui ne se laisse pas orientaliser. À la place du sage que l'on attendait se trouve un homme pragmatique, un peu taciturne2. Quelle a bien pu être la révélation de Nathan à ses côtés ?

Alice navigue à vue, entre ce trio étrange, la collégienne croquignolette qui l'a conduite à l'auberge de sa mère lors de son arrivée sur l'île, et un homme qui travaille sur le port et ne parle que japonais3. On la voit dans les chemins, ruelles, hésiter, s'arrêter, s'asseoir sur place ; elle ne sait pas trop où elle va, mais elle n'est pas perdue : pour cela, justement, il faudrait vouloir aller quelque part – et ne pas y arriver. Peu à peu, elle va prendre conscience de cela, jusqu'à ce que l'errance d'une quête dont elle ne connaissait pas l'objet se transforme en marche, en promenade, presque. Il ne s'est rien passé – que le temps. Voilà pourquoi le sage qui n'en est pas un l'est : la révélation, c'est qu'il n'y en a pas. There's no sense ; there's just life4. Le soleil, le vent, les sourires, les épaules soutenues et d'autres, dénudées5. Plus de sens, plus d'absurde. Oubliée l'eschatologie occidentale, le temps oriental a cessé d'être long ; le film devient vraiment bon et, quelque part, il est meilleur de ne pas l'avoir été tout du long.


1
Expression de Ludovic Hary dans Sous la vitesse.
2 Daïsuke est inspiré d'un homme que l'a réalisatrice a rencontré : « La rencontre avec le vrai Yukio Shige a d’ailleurs été très inspirante pour concevoir le personnage, car, contre toute attente, c’est un homme plutôt rustre. Rien à voir avec l’image du moine bouddhiste que l’on pourrait se faire. Au contraire, c’est un type pragmatique qui fait ce qu’il a à faire, par utilité et par devoir. »
3 Ou plutôt trois mots d'anglais, qui donnent lieu à ce dialogue drôle et triste :
« Love ? », demande-t-il en pointant le menton vers elle.
Alice secoue la tête de droite et gauche, hésite et ajoute : « Husband ».
4 La « pulpe », comme l'appelle Ludovic Hary.
5 Ohlala, ce dos, ces épaules, ces envies de caresses…

09 avril 2016

Polichinelle pédophile

Spotlight est l'équipe d'investigation du Boston Globe qui, au début des années 2000, s'est penchée sur la question des prêtres pédophiles, révélant une affaire d'une ampleur sans commune mesure avec les cas a priori isolés qui avaient motivé l'enquête.

Aujourd'hui, grâce à leur travail, le sujet n'est plus un scoop, et Tom McCarthy ne commet pas l'erreur de recréer un faux suspens pour tenir le spectateur en haleine. La question n'est pas de savoir si l'équipe va y arriver, mais comment. Spotlight est ainsi à mille lieues des séries policières dont la télé nous abreuve, où il suffit de rentrer trois informations dans une base de données mystère pour qu'un nom se mette à clignoter sur l'écran et que l'inspecteur débite à toute vitesse, mais c'est bien sûr, le pourquoi du comment. L'enquête est lente, méticuleuse : il faut exhumer les coupures de presse de l'époque des faits (non, non, pas numérisées : découpées et classées dans des enveloppes) ; contacter les victimes de l'époque ; les inciter à parler ; convaincre leur avocat de leur accorder une entrevue ; se déplacer pour les interviewer, en les aidant à surmonter la gêne ou la colère associés aux souvenirs ; toquer aux portes ; essayer qu'elles ne se referment pas trop vite ; prendre des notes, des kilomètres de note sur des bloc-notes Rhodia, pouvez-vous m'épeler, les noms, les noms ; éplucher des tomes et des tomes d'annales, ligne à ligne, en s'aidant d'une règle pour ne pas en louper une, sur les traces des prêtres mutés après un scandale étouffé ; faire du forcing auprès des avocats que l'Église a dépêché pour signer des accords à l'amiable avec les familles des enfants violés ; surmonter les clauses de confidentialité, la déontologie peu éthique, le silence, le tabou ; faire parler, confirmer et rassembler, recouper, sans décevoir les victimes qui acceptent de se confier et les témoins qui mettent en jeu leur carrière ou du moins leur réputation, sans éveiller les soupçons des journalistes concurrents, et sans céder aux flatteries ou aux menaces des représentants de l'Église.

Ce faisant, le film évite le double écueil du moralisme et du sentimentalisme. Les enfants, population menacée, restent ainsi hors champ – ceux de la ville, dont on entend les rires au détour d'un parc, et ceux du journaliste, qui colle sur la porte du frigidaire la photo d'une maison du voisinage en leur enjoignant de ne surtout pas s'en approcher. Les seules victimes mineures que l'on aperçoit, brièvement, derrière la vitre du cabinet d'avocat, sont en plein coloriage. Celles que les journalistes interrogent sont désormais adultes (quand elles ne se sont pas suicidées entretemps). Et là encore, les victimes ne sont pas maintenues dans leur statut de victime : si les journalistes leur demandent des précisions, c'est pour prendre la mesure du crime commis à leur encontre ; une fois que l'on a compris ce dont il s'agit (attouchements, masturbation, fellation…), on passe sans s'attarder – concevoir, oui, mais pas imaginer. Le montage alterne ainsi des entretiens simultanés, coupant court à la curiosité malsaine ou à l'identification malaisée. Le sordide est évacué autant que faire se peut, pour mettre en avant le mode opératoire des prêtres qui, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, ne choisissent pas les enfants qui leur plaisent, mais ceux qui, influençable, isolés, provenant de milieux défavorisés, seront sans défense. L'une des victimes insiste : ce n'est pas seulement un acte sexuel ; c'est un ascendant complet que ces hommes prennent sur les enfants, opérant moins par la force que par la persuasion. Le seul prête pédophile que l'on voit de tout le film le confirme par sa déclaration stupéfiante : oui, j'ai bien eu des relations sexuelles avec des enfants, mais non, ce n'était pas un viol, je connais la différence, j'ai été violé.

Les journalistes de Spotlight sont plus soucieux d'empêcher les abus de continuer que de voir les criminels condamnés. Ils ne cherchent pas tant à comprendre le comportement des prêtres pédophiles que sa reproduction et perpétuation au sein de l'Église. C'est d'ailleurs la demande explicite de leur éditeur en chef (un des rares à n'avoir pas été élevé dans la foi catholique – il faut toujours un outsider) : s'attaquer non pas à des individus mais à l'institution. Le parti pris de la réalisation (l'absence de sentimentalisme et de moralisme soulignée plus haut) sert parfaitement cet objectif et incite le spectateur à dépasser le pathos pour réfléchir aux mécanismes institutionnels et sociaux impliqués dans l'affaire. L'ampleur du phénomène est déjà quelque chose (il faut voir la tête des journalistes lorsqu'un spécialiste de la question leur dit que les 13 cas qu'ils ont recensés à Boston lui semblent un nombre sous-estimé et que, si l'on s'en tient à la statistique de 6% – 6% des prêtres pédophiles ! – 90 serait un nombre plus plausible), mais la complaisance qui l'entoure constitue le cœur du scandale : les prêtres criminels ont été couverts par leur hiérarchie ; l'Église était au courant et n'a rien fait. Enfin si : elle a, nous apprend le générique, rapatrié l'un de ces gradés complices au Vatican, dans l'une des plus prestigieuses églises de la chrétienté… Spotlight ne nous laisse pas pour autant déchaîner notre ire, car nous sommes mis face à notre propre responsabilité, en tant que membre de la société. Tous ceux qui ont oeuvré à la révélation du scandale ont été, d'une manière ou d'une autre, complices : l'avocat qui a aidé les journalistes en a pendant des années tiré un bénéfice financier ; le chef de l'équipe avait ignoré la liste de noms que ledit avocat lui avait envoyé il y a de cela des année ; et tous ont, à un moment donné ou à un autre fermé les yeux, par peur, par paresse ou par déni, sans y penser. Pas coupables, mais responsables. Inutile de se battre la coulpe, intervient le rédacteur en chef : l'essentiel est d'agir, enfin. Il n'empêche : cette prise de conscience fait que l'envoi chez l'imprimeur, qui devrait être le couronnement de leurs efforts, est plus amer que victorieux. Il faut bien la pagaille du standard téléphonique, le lendemain, jour de la publication, pour se dire que quelque chose a été débloqué et qu'il est encore possible, peut-être, de croire en l'homme. (Même si quelque part, quand on voit le magma de névroses et de complaisance qu'est la société humaine, il semble plus facile de croire en Dieu qu'en sa créature – malgré les crimes commis par ses représentants terrestres…)

 

Bien réalisé, le film est aussi particulièrement bien joué, avec une brochette de bons acteurs : Liev Schreiber (qui ressemble à @_gohu, un truc de dingue), Mark Ruffalo et son visage soucieux (Hulk dans les Avengers !), Michael Keaton (Birdman !), Rachel McAdams et son parfait sourire navré ou encore John Slattery qui joue toujours au golf (Roger dans Mad Men).