26 septembre 2015
Le Prodige roque
Le véritable prodige de ce film sur Bobby Fischer est de parvenir à instaurer une tension dramatique autour des échecs, sans jouer version sorcier, ni même exiger du spectateur qu'il connaisse les règles de jeu. Les miennes se bornent au déplacement des pièces – tout juste de quoi frémir lorsque le déplacement, pile dans le L du cavalier adverse, implique un sacrifice. Cette stratégie de jeu donne même au film son titre original : The Pawn Sacrifice1. Bobby Fischer n'est pas du genre à jouer timoré : il déteste les match nuls et, lorsqu'il comprend que les Russes jouent en équipe contre lui et cherchent le pat pour mathématiquement l'empêcher d'accéder à la finale, il crie au scandale et claque la porte. Autant dire qu'en pleine guerre froide, ce n'est pas le représentant le plus diplomatique que les États-Unis puissent envoyer pour un « tournoi amical », mais c'est le seul Américain (le seul Occidental, en fait) qui puisse battre les champions russes.
Le contexte politique assure à la fois l'amplification médiatique du phénomène (Bobby Fischer, aussi arrogant que brillant2, devient une rock star et ne se déplace jamais sans son avocat-manager, qui pare tant bien que mal à ses caprices de diva3)... et la paranoïa grandissante de Bobby, en présence de qui les combinés téléphoniques, suspectés de comporter des micros, voient leur espérance de vie réduite à peau de chagrin. En même temps, il n'a pas totalement tort... pris de colère dans sa chambre d'hôtel, son adversaire russe interpelle Brejnev et compagnie : son manager-chaperon débarque dans la seconde qui suit. Et les deux gaillards qui, sur la plage, l'attendent en costume avec un peignoir de bain, ressemblent moins à des gardes du corps serviables qu'à des agents du KGB.
La tension monte autour du tournoi entre Bobby Fischer et Boris Spassky, le champion du monde en titre, à ne plus savoir ce qui, de la défaite ou de la folie, est le plus à craindre. Il y a quelque chose de la fièvre qui anime Le Joueur d'échec de Stefan Zweig, que l'adversaire russe sent et redoute4 : il a vu à la première partie comment Bobby a sacrifié ses pions et confie à son chaperon – il l'a appris de son maître – qu'on ne peut rien contre un homme qui n'a pas peur de mourir. Une remarque formidablement juste du prêtre-coach (troisième larron avec l'avocat-manager) entérine la sagesse de cette intuition : Bobby n'a pas peur de perdre, il a peur de se qui pourrait se passer s'il gagne. S'il n'a plus personne à battre, plus de titre à conquérir, plus qu'un titre à défendre, le jeu, dépourvu de tout enjeu, perd sa force de divertissement – au sens pascalien du terme. Il y a fort à parier qu'en ce cas-là, seul le fou resterait sur l'échiquier, et c'est à vous donner le vertige, autant que les 10120 combinaisons qui sont autant de parties possibles, que nul ne pourra toutes jouer.
1 Si jamais vous êtes comme moi et que vous lisez un peu vite : non, aucune crevette (prawn) n'a été maltraitée dans ce film, il s'agit bien d'un pion (pawn).
2 Son moment préféré dans un tournoi ? Celui où il voit son adversaire ravaler son ego.
3 Son adversaire n'est pas en reste, qui demande à ce qu'on retire les micros de son fauteuil. Après passage dudit fauteuil aux rayons X, il s'avère que l'on n'a rien trouvé... que deux mouches mortes. La princesse au petit pois peut aller se recoucher avec ses sept matelas.
4 Et admire. Lorsqu'il comprend d'un coup qu'il a été piégé et comment il a été piégé, il est pris d'un fou sourire et, se levant, applaudit son adversaire. C'est ce qui s'appelle être beau joueur. Du coup, celui qui tient le rôle de celui-qu'il-faut-battre paraît paradoxalement plus humain que le héros avec lequel on aurait dû avoir le temps d'entrer en empathie depuis le début du film.
19:13 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, le prodige, bibby fischer, échecs
13 septembre 2015
Le Tout Nouveau Testament athée
En voyant la bande-annonce du Tout Nouveau Testament, je me suis dit qu'il fallait absolument que j'y aille. J'imaginais que cette parodie biblique serait quelque chose comme une version comique des Intermittences de la mort. Cela commence fort, avec en prologue l'Ancien Testament revu et corrigé sauce Arte : après des girafes de synthèse, c'est un homme nu qui déambule dans les rues vides et pluvieuses du Bruxelles d'aujourd'hui, essaye de se débarrasser du rectangle noir de la censure qui lui colle au cul, et rencontre Ève, nue dans une cantine vide, un badge à son nom collé sur le sein. Avance rapide sur la reproduction des générations : nous voilà aujourd'hui, dans l'appartement de Dieu, un beauf exécrable qui n'arrête pas de faire des crasses à ses créations et de gueuler contre sa gamine, laquelle décide de suivre l'exemple de son frangin JC et se tire pour aller rassembler sa team d'apôtres (JC lui conseille d'en prendre 6, comme ça, avec les 12 à lui, ça fait 18, comme une équipe de baseball – sport qu'adore leur mère et que déteste leur père).
À partir de là, le film se déroule par chapitre, un par apôtre, six séquences où chaque élu-au-hasard raconte son histoire à la gamine qui écoute et épilogue en leur dévoilant quelle est leur « petite musique1 ». Le ton est donné : Le Tout Nouveau Testament, c'est la rencontre de Céline et d'Amélie Poulain. Le rouge et vert, qui auraient révélé le fabuleux destin cliché de l'humanité, ont tourné : le bain du Tout Nouveau Testament ressemble à l'eau qui flotte dans la poêle de Palpatine2 quand l'évier déborde de la vaisselle de toute la semaine. De loin, l'accumulation est comique, mais quand on s'approche, cela se met à puer. Des relents de déception, de ressentiment, d'aigreur. Envers les cons, les beaufs et les simples d'esprit, envers la société toute entière, envers l'homme et envers Dieu, envers et contre tous. L'humour potache, relevé avec beaucoup de légèreté par la culture que suppose la parodie, découvre un arrière-goût de satire – on ne blasphème plus de gaité de cœur. Ma religion, c'est du poulet : sauce aigre-douce. On ne sait pas si la douceur est là pour rajouter quelques grammes de tendresse (le visage tout rond de la fille de Dieu, la rencontre pleine de fleurs jaunes entre la belle apôtre à qui il manque un bras et son condisciple assassin...) dans un monde de brutes (où les SDF se font tabasser) ou bien si l'ironie cinglante doit sauver l'amour de la niaiserie.
Le film se finit sur une pirouette divine : ceux dont l'heure était venue sont épargnés, et les compteurs du temps annoncé jusqu'au décès sont supprimés. On a à peine le temps de savourer ce petit miracle que la femme de Dieu, qui n'est que paix et tricot, se met à refaire la déco de la création et tapisse le ciel avec un motif à grosses fleurs soixante-dizard. Le kitsch de ce papier-peint windosien est raillé avec une virulence qui trahit un certain malaise : en le réduisant à sa dimension esthétique, on veut méconnaître que le kitsch est consubstantiel à l'homme, lequel se sait mortel et fait tout pour l'oublier. Y compris se laisser aller au bon sentiment dans un film déjanté à la Arte. Et railler ce laisser aller. Peut-être que, dans cette comédie aigre-douce, c'est notre condition que nous ne parvenons pas à digérer. En tant qu'athée, on veut avoir foi en l'homme, mais ce succédané d'absolu donne envie de crier je t'aime je te hais à ce Dieu qu'on a tué. T'aurais quand même pu nous faire à ton image, Ducon. Immortels. On se serait marré, au lieu de rire jaune.
1 Petite musique baroque : à la fin de la séance, j'ai entendu un spectateur regretter qu'il n'y ait pas d'autres musiques, « du jazz par exemple ». Fear.
2 Toute coïncidence avec des personnes, réelle ou fictives, est fortuite.
21:36 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, le tout nouveau testament
10 septembre 2015
Ingrédients explosifs
Pour faire un Mission impossible, vous avez besoin de...
(parce qu'il n'y a pas que la taille qui compte)
(tout est dans la lunette)
(option cascade serait un plus)
(parce que l'IMA, ce n'est pas du pipeau)
(parce que)
(obviously)
(Et pigeon vole !)
(Et spectateur se marre.)
22:30 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : film, cinéma, mission impossible, tom cruise
08 septembre 2015
Miss Hokusai
On pourrait dire que Miss Hokusai est l'histoire d'O-Ei, l'une des filles d'Hokusai, avec laquelle il a peint à quatre mains, mais ce ne serait pas tout à fait exact. Keiichi Hara raconte moins une histoire qu'il se complaît dans une évocation historique et surtout esthétique, en témoignent les clins d'oeil aux tableaux les plus célèbres du peintre : le cou extensible d'une geisha qui invite O-Ei à la peindre rappelle l'estampe du spectre aux assiettes ; Hokusai exécute le dragon commandé par un riche client ; et il faut bien une immense vague pour traduire le plaisir des remous ressentis par la petite sœur aveugle d'O-Ei lors d'une promenade en barque.
Au-delà de ces références directes, on s'immerge avec plaisir dans l'Edo (aujourd'hui Tokyo) du début du XIXe siècle1, charmé par le mélange de poésie, de prosaïsme et d'onirisme avec lequel le quotidien est croqué. Sous l'oeil du maître, on apprend, avec les autres disciples, à voir : la neige qui dégringole des arbres, le fantastique dans le quotidien, la sérénité de trois paires de sandales alignées, mais aussi les émois retenus d'O-Ei, le respect qu'elle a pour son maître et le ressentiment qu'elle nourrit envers un père qui se rend plus aveugle que sa fille condamnée à la cécité. Sans Hokusai, pas de Miss Hokusai et pourtant, ce n'est pas là que réside l'intérêt de l'animé. Si on nous montre O-Ei vivant dans l'ombre de son père, c'est moins comme une disciple qui n'aurait pas eu la reconnaissance qu'elle mérite2, que comme une jeune femme qui ne se décide pas à embrasser ses faiblesses. Plus qu'un portrait d'artiste, au final, c'est un portrait de femme, paradoxale, à la fois dotée d'un caractère bien trempé et fidèle servante de la tradition, sociale et artistique, représentée par son père.
Mit Palpatine
1 L'animé est adapté d'un manga historique d'Hinako Sugiura.
2 J'ai même lu le mot de « jalousie » et me demande dans quelle mesure ce n'est pas dicté par notre regard occidental qui méconnaît la relation maître-disciple, ou plutôt (si on veut bien penser aux ateliers de la Renaissance comme le rappelle Keiichi Hara en interview) l'envisage sous l'angle de la rivalité davantage que celui de l'émulation.
22:04 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, hokusai