08 juin 2016
Mon gars
Il y a le second degré et il y a l'alcool à brûler : Ma Loute. La bande-annonce promettait certes du what the fuck, mais la rapidité de l'enchaînement ne laissait rien soupçonner de son rythme benêt. Chaque saillie, chute ou bourde est suivie d'un temps de suspension strictement égal au temps qu'il faut pour se tourner au ralenti vers son voisin, échanger un regard exorbité, narines dilatées, et rediriger la tête vers l'écran avec la raideur entendue de qui porte une minerve. Vous n'avez rien loupé : à l'écran, Luchini est toujours sur le dos, les pattes en l'air comme un cafard gazé ou l'enquêteur coi sous son chapeau melon. Cet état d'hébétude tue le rire dans l’œuf, pour éventuellement - mais pas toujours, loin s'en faut - le faire renaître plus tard sur le mode du fou rire nerveux. Sur le moment, c'est peu de dire que cela tombe à plat : ça tombe et ça creuse, ça creuse… On ne sait plus ce qui est le pire : la famille d'idiots du village, d'une crétinerie crasse, ou la famille de bourgeois névrosés au dernier degré. Ni l'un ni l'autre : les deux, mon capitaine. Comme le dit si bien Mélanie Klein, chacun est le monstre de l'autre.
La seule respiration du film est offerte par la beauté aristocratique de Billie (une fille qui se déguise en garçon ou un garçon qui se déguise en fille qui se déguise en garçon, allez savoir) et son amour pour Ma Loute, l'aîné des benêts (le charme des oreilles décollées ou du pull marin, là aussi, allez savoir). Pour un court instant, l'hébétude se mue en fascination : on se sent léger, léger, à s'envoler comme un cerveau lent, puis c'est la chute, tout redevient lourd et dingue, pire que mes pires jeux de mots.
Mit Palpatine
18:16 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, ma loute
26 mai 2016
Dreams are dreams
Autant Emma Stone m'a ravie dans Irrationnal Man, autant Kristen Stewart, que j'aime pourtant beaucoup, m'a semblé déplacée dans Café Society. Une scène en particulier m'a laissée perplexe : on l'y voit faire une tête de dix pieds de longs alors que son amant annonce vouloir quitter sa femme ; manifestement, elle n'est pas réellement intéressée ou plutôt si, par son argent et ses relations. Lorsque l'homme lui fait remarquer que cela n'a pas l'air de lui faire très plaisir, elle plaide la surprise et l'émotion ; on se dit qu'elle lui doit bien ça, lui donner le change, puis on aperçoit la main-colibri, qui assure que son cœur bat vite, et surtout le sourire-néon qui l'accompagne. Doute : est-ce le personnage, Vonnie, qui joue trop bien ? l'actrice qui joue mal ? Ou pas assez ? Kristen Stewart racontait en interview ne pas aimer trop répéter, parce que cela minait toute spontanéité dans son jeu ; or il n'y a rien de moins spontané que le milieu hollywoodien perpétuellement enjoué dans lequel évolue son personnage, ni de moins naturaliste que la manière surjouée qu'a Woody Allen de le mettre en scène. Mais peut-être est-ce justement ce qui a plu au metteur en scène : lorsque Vonnie se met à jouer à la grande dame, on le perçoit comme un jeu, une attitude sociale. L'affectation est d'autant plus exacerbée que l'on n'associe pas l'actrice à la garde-robe légère de son personnage ; elle traîne avec elle un charme du garçon manqué qui nous fait inconsciemment penser que Vonnie serait beaucoup mieux à la cool avec Bobby, nouveau best friend aspirant boyfriend interprété par Jesse Eisenberg (qui, à l'inverse de sa partenaire, se fond parfaitement dans le décor allénien)…
Le triangle amoureux amant-Vonnie-Bobby donne au film sa dynamique, mais vaut surtout par son inscription dans un paysage plus large : d'une part, parce que cela donne une galerie de personnages secondaires magnifiquement caricaturés-mais-pas-de-fumée-sans-feu (le frère mafieux, impayable) et de pointes savoureuses (le judaïsme qui aurait plus de clients s'il vendait une vie après la mort), et d'autre part, parce que cela crée un effet de zoom out qui empêche l'identification prolongée avec Vonnie-Bobby et fait ressortir le caractère drolatique de la vie. Le focus n'est plus sur l'instant présent, mais sur le parcours d'une vie, de plusieurs vies même, qui font ressortir son caractère anecdotique. Un choix peut faire dévier une vie, il n'en reste pas moins essentiellement accidentel – et par là-même guère différent du hasard. C'est comme ça. Cela aurait pu être autrement, mais c'est comme ça ; il faut se rendre à l'existence, sans céder à la tentation de recourir au destin (embrassé ou manqué).
Si tout cela n'a pas de sens, il ne reste plus qu'à en rire ou à faire sens de cette absence de sens, c'est-à-dire à faire œuvre. Rien de plus esthétique que les rebuts de la vie. À ce compte, il n'y a pas plus belle histoire d'amour qu'une histoire manquée, avortée ou impossible : n'ayant plus rien de pragmatique, elle est tout entière disponible pour l'esthétique. Dans ces opérations de chirurgie narrative, j'ai toujours l'impression de me prendre un petit coup de blues-bistouri : je ne suis et ne serai probablement jamais la fille dont on rêve. Et c'est tant mieux : je suis celle avec qui l'on vit. Dreams will be dreams, boys will be boys, de ta boue j'ai fait de l'or, encore, encore !
22:50 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, woody allen, café society, kristen stewart, jesse eisenberg
25 mai 2016
Spectacle monstre
Julia Roberts et George Clooney à l'affiche, Jodie Foster à la réalisation : me voilà ! Moins coup de poing dans l'estomac que The Beaver, Money Monster est tout aussi bien ficelé. Un téléspectateur débarque en live sur le plateau d'une émission mi-boursière mi-bouffonne et prend en otage le présentateur (George Clooney), qu'il considère responsable de ses économies évaporées dans un investissement foireux. La prise d'otage fonctionne à merveille et on s'aperçoit seulement une fois le suspens retombé que c'était encore plus intelligent que divertissant.
Ce n'est pas pour rien que le film porte le titre de l'émission : si syndrome de Stockholm il y a, le geôlier est moins le preneur d'otage que le film lui-même ou plutôt, le divertissement. En effet, la réalisatrice (Julia Roberts), ange gardien dans l'oreillette de Clooney, prend le pari fou de continuer l'émission1, allant jusqu'à demander au cameraman de s'avancer pour faire disparaître l'ombre du visage du preneur d'otage (Jack O'Connell) et l'équiper d'un micro. Il faut faire entendre ses revendications, faire la lumières sur les magouilles financières à l'origine de son coup d'éclat. La réalisatrice active son réseau, dépêche ses journalistes dans tout New-York pour que la vérité éclate avant la bombe et le film se transforme, semble-t-il, en enquête, sur les traces du patron qui a ruiné ses actionnaires.
On veut savoir le pourquoi du comment ; du moins le croit-on jusqu'à l'apprendre et comprendre qu'on n'a jamais vraiment voulu la vérité, seulement le spectacle de sa mise en scène. Vous vous en foutez, d'où vient l'argent, quand il y en a, lance le criminel en col blanc lorsqu'il est attrapé. Il a raison : on est, la société est, nous sommes profondément indifférents – des monstres d'égoïsme, des monstres d'argent, qui s'intéressent au malheur d'autrui comme à une bête de foire (le preneur d'otage comme pauvre hère de téléréalité). La boutade finale, « qu'est-ce qu'on va bien pouvoir trouver pour la prochaine émission ? », enfonce le clou : the show must go on, divertis ou crève.
Mit Palpatine
1 Pari fou auquel répond l'hypothèse folle du spectateur : et si cette prise d'otage était une mise en scène fomentée par le staff de l'émission pour booster l'audimat ? (J'ai eu le doute.)
Pour mémoire : le passage avec la petite amie du preneur d'otage est vraiment ultime.
22:39 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, money monster, jodie foster, julia roberts, george clooney
14 mai 2016
Bas-fonds forestiers
(Les potentiels spoilers ont été repoussés en bas de page.)
Le Japon est un pays où il fait décidément bon mourir. Après les falaises de Tojinbo dans Le cœur régulier, Gus Van Sant plonge Arthur, le personnage principal de The Sea of Trees, dans la forêt d'Adokigahara. Le problème d'aller se suicider à l'endroit donné comme première réponse par Google à la requête Perfect place to die, c'est qu'on n'y est pas le seul : Arthur croise un homme hagard et perdu qui, après s'être entaillé les poignets, a changé d'avis. En lui venant en aide, il se met en peine de repousser la mort qu'il est pourtant venu chercher, en apnée dans un océan d'arbres et de roches accidenté qui semble ne jamais devoir finir.
Des images de sa vie passée surgissent alors que sa vie présente est en danger, mais elles sont bien trop développées pour que l'on puisse les assimiler au film qu'on rembobinerait au moment de mourir. Ces scènes domestiques en plein survival movie, assez déconcertantes, sont en réalité exactement l'inverse : concertantes, à faire peu à peu converger des éléments épars, jusqu'à ce qu'ils fassent signe, symbole et enfin sens. Une alliance, une orchidée, un mot traduit au hasard d'une conversation… le signe est toujours délicat parce qu'il est à peine un symbole, toujours un détail qui peut en rester un, poussé en avant par le flux de l'histoire1 et aussitôt emporté dans son reflux, dans un sourire. On pourra mettre plein de gros mots dessus : culpabilité, purgatoire, fantastique2, rédemption ; on ne fera qu'occulter la délicatesse et la force de cette histoire qui ne se laisse pas résumer. Il faut l'éprouver dans les traits de Matthew McConaughey : même en professeur d'université, l'acteur conserve une âpreté que les cinéastes ont envie, et on les comprend, de frotter au rugueux de l'existence – écorce d'une forêt japonaise ou boue du Mississippi, peu importe, un matériau brut au contact duquel aviver nos souvenirs3.
1 J'aime beaucoup la manière d'attirer l'attention sur un détail, par exemple sur l'alliance, seul bout de métal qui reste lors du passage sous les portiques de sécurité à l'aéroport…
2 Le vrai bon fantastique : celui qui se laisse rationnellement expliquer point par point, mais qu'on ne peut s'empêcher de préférer dans sa globalité. Le seul élément qui m'a semblé « forcé » ne relève pas de l'histoire mais du récit : je trouvais que c'était d'une rare impolitesse ethno-centrée que de si peu s'intéresser à l'histoire de l'homme japonais, sous le prétexte que l'on ne pouvait pas comprendre sa culture… Le souvenir de Real qu'a déclenchée son apparition aurait dû me mettre la puce à l'oreille plus tôt. ^^
3 Nos souvenirs n'est certes pas une traduction idiote une fois que l'on a vu le film, mais c'est d'une platitude…
14:30 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, nos souvenirs, the sea of trees, gus van sant