17 septembre 2016
À la barre, à la dérive
« Tu ne trouves pas que ça marche bien chimiquement entre nous ?
- En fait, tu me fais peur. Tu as le sens du drame anormalement développé. »
La deuxième fois que j'ai entendu cette réplique lors des bande-annonces, j'ai décidé qu'il fallait que j'aille voir Victoria, malgré la scène de mariage un peu beauf inclus dans le package… qui s'est avérée fort drôle, car faisant pendant à des théories scientifico-métaphysiques rébarbatives : Victoria (qu'on ne sait si on doit mettre en italiques ou non) se trouve coincée entre un égal refus du divertissement décérébré et de l’intellectualisme austère, à l'image de son actrice, Virginie Efira.
J'avais été très surprise de découvrir au détour d'une interview que cette bouille télévisuelle semblait être une tête, et avec de la gueule, de surcroît. Depuis, j'ai une sorte de tendresse admirative pour cette femme handicapée par son physique de poupée, et mon a priori positif s'est trouvé conforté par son rôle de sainte-nitouche-qui-dépote dans Elle. L'ironie lui colle à la peau et c'est ce qui, dans Victoria, rend son personnage si drôle et attachant – ni frêle avocate à fleur de peau comme pouvait l'être Anaïs Demoustier dans À trois, on y va, ni caricature justicière et peroxydée façon Legally Blonde.
« Pute du barreau » (selon les dires de son ex-mari versé dans l'auto-fiction) et mère dépressive, l'avocate est dépassée par les événements, secondée par un ex-client (Vincent Lacoste) condamné pour stup' et engagé comme jeune homme au pair (décision dont l'irrationalité est tempérée par l'appel à la barre d'un dalmatien, comme témoin d'un de ses procès). C'est assez barré pour que l'abattement dépressif se révèle à la juste distance comique. Le rire ne naît pas de gags, contrairement à ce que le rythme de la bande-annonce pourrait laisser croire, mais de ce qu'ils sont continuellement avortés. Il y a toujours un temps en trop, un temps vide, un pas de côté, et c'est de ce décalage-là, peu à peu, que le rire émerge, sans éclat. À côté, en plein dedans. (Le mille, les emmerdes…)
Au final, Victoria est un VDM aux chutes qu'on ne peut s'empêcher de relever, comme, par exemple, lorsque la femme qui accuse son client la supplie de ne pas prendre le parti de « ce misogyne » et qu'elle rétorque très finement : « Ce qui est misogyne, c'est de penser que la femme est une victime par défaut. Je ne suis pas misogyne, je suis désolée. » Ou plutôt : « Je ne suis pas misogyne, je suis désolée » – à la fois état d'être profond et formule de qui s'en lave les mains. Tout Victoria. Certaines n'ont vraiment pas à s'excuser de ce qu'elles font… (Virginie, Justine : j'espère que vous m'entendez.)
13:47 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, comédie, victoria, virginie eifira
12 septembre 2016
Relève et rechute
Dans Relève, Thierry Demaizière et Alban Teurlai suivent Benjamin Millepied lors de la création de son premier ballet pour l'Opéra de Paris en tant que directeur. L'occasion de voir comment les différentes casquettes de l'ex-étoile française du NYCB lui vont…
Millepied people
Au risque de vous décevoir, les seuls images de Nathalie Portman se trouvent déjà dans la bande-annonce. Cela n'empêche pas son mari de cultiver le glamour hipster, toujours en T-shirt parmi les costards cravate, très Apple, un peu m'as-tu vu, people arty jusqu'au cliché dans la scène d'auto-congratulation sur la troisième scène. Mais honnêtement, je me fous de son snobisme bobo s'il distribue les danseurs placardisés, fait changer les parquets pour qu'ils se blessent moins, dote le ballet d'une équipe médicale digne de ce nom et contribue à faire bouger les choses et les mentalités. Tout créateur, tout dirigeant a son ego et le sien s'exprime d'une manière relativement inoffensive.
Millepied chorégraphe
Le Millepied chorégraphe n'est clairement pas le Millepied que je préfère. Je lui reconnais un talent certain pour s'entourer de talents et pour faire valoir celui de ses interprètes, mais ses ballets glissent sur moi sans jamais accrocher.
Il me faut plus de temps, sinon je vais faire ce que mon corps a envie de faire et ça marchera, mais ça ne sera pas intéressant, l'entend-t-on dire à un moment. J'opine du chef : je suis vraiment marrie de ne pas réussir à apprécier quelqu'un dont j'approuve à peu près toutes les déclarations pendant les deux heures que dure le documentaire.
Millepied directeur
Les citations qui ont indigné la sphère balletomane à la sortie du documentaire sur Canal + ont toutes été sorties de leur contexte ou déformées. Millepied ne dénigre pas la compagnie : il veut la pousser à honorer sa réputation de « meilleure compagnie du monde », qui est à l'heure actuelle davantage la preuve de sa suffisance que de son excellence.
Cet accès d'humilité a été mal reçu : c'est une qualité que l'on attend habituellement des danseurs, tandis que l'institution se gausse à leur place. Millepied proposait exactement l'inverse : une peu de modestie quant à la place de la troupe sur la scène internationale, et moins de pression sur les danseurs, davantage encouragés individuellement, parce qu'il appartient à chacun de faire vivre le ballet – y compris dans le corps de ballet, afin qu'il ne fasse pas papier peint. Et quand on entend Marion Barbeau parler comme d'un carcan du mètre carré qui lui est laissé lorsqu'elle danse alignée, on comprend que la métaphore de Millepied est tout sauf une accusation. Il veut apprendre aux danseurs à respirer, fusse dans cet espace réduit, les libérer de la contrainte intériorisée pendant des années jusqu'à l'asphyxie.
Millepied coach
C'est clairement en tant que coach-maître de ballet que Millepied est le meilleur, au plus près des danseurs. Quand il leur donne la classe. Quand il s'enquière de leurs blessures, en faisant tout pour qu'ils en parlent et ne les minimisent pas jusqu'à ce que cela finisse par sérieusement les handicaper. Quand il les encourage, les félicite. Quand il rit avec une danseuse qui rampe pour s'éloigner en découvrant la puissance du message préconisé. Quand il s'émerveille de ce qu'ils sont bons, quand même, non mais Axel Ibot quoi (je plussoie).
Ce sont tous ces échanges, tous ces regards, ces sourires, ces instants humains, où l'on voit les danseurs sur la réserve s'épanouir, qui rendent le documentaire magnifique et font prendre la mesure de ce que l'on a perdu avec le départ du directeur de la danse : la possibilité d'une ouverture, d'un assouplissement de la hiérarchie et surtout de la peur qui l'accompagne, peur de ne plus être distribué du jour au lendemain, d'être écarté pour une blessure, pour un rien, peur de n'être jamais assez bien.
Millepied away
La démission de Millepied clôt le documentaire – pudique mention factuelle, sans commentaire. Et presque sans explication. À y regarder de plus près (de plus loin, en réalité), on s'aperçoit que la délimitation du documentaire est en elle-même fort éclairante : le processus de création artistique, quoique central, n'est pas l'unique objet du documentaire. Le réalisateur ne pouvait passer à côté du Millepied directeur et nous le montre en décalage total avec le monde des parapheurs. Son assistante, véritable fée carlsonienne1, est là pour suppléer à l'organisation la plus matérielle et veiller au planning, mais on la voit souvent lutter pour capter l'attention du chorégraphe, tout à la musique de sa création – c'est-à-dire quand elle lui a mis la main dessus, car les coups de téléphones pour localiser le boss dans le théâtre deviennent une running joke (à égalité avec le banc utilisé dans la pièce, dont la longueur inhabituelle soulève tout un tas de questions, que ne comprend ou n'anticipe pas le chorégraphe).
Le titre même du documentaire rappelle que l'enjeu dépasse la réalisation artistique immédiate : parmi les seize danseurs avec lesquels le chorégraphe a choisi de travailler sont censées se trouver les futures étoiles de la génération Millepied. la relève du ballet. Or, ce ballet, le documentaire l'ignore en grande partie – une omission particulièrement cohérente avec le parti-pris de Millepied : avancer avec ceux qui veulent travailler avec lui, et pour les autres, tant pis. Le problème, c'est que les autres représentent l'écrasante majorité. Il aurait pu réussir avec son petit noyau de fidèles, mais il aurait fallu une patience incroyable : attendre que la génération d'étoiles sur le départ libère des postes, attendre que les mentalités évoluent, que l'équipement suive… À Benjamin Millepied ébahi qu'il faille faire des pieds et des mains pour avoir des enceintes ou une télé dans les studios, Stéphane Lissner répond que l'Opéra est un paquebot qui avance lentement, mais qui avance, croyez-moi… Or Benjamin Millepied est à peu près aussi patient que moi, et l'Opéra n'est pas sa maison, pas son combat : lui veut avancer, veut chorégraphier et le fera avec ou sans l'Opéra – sans, donc.
Quand on voit l'ingratitude de la tâche et l'abnégation qu'elle requiert, on ne peut guère lui en vouloir : se casser le cul pour quoi, déjà ? Une menace de grève à la première, des étoiles qui ruent dans les brancards… et un public pas toujours bienveillant (j'ai eu honte de nos blagues sur Cloud, loud, bright, forward). On a raillé quelqu'un qui essayait de faire bouger les choses, non sans maladresse, certes, mais qui essayait, avec une vraie vision, et nous voilà punis par ce qui s'annonce comme un retour à l'ordre moral, une véritable restauration, avec le bon petit soldat comme idéal artistique. (Les compliments d'Aurélie Dupont à Letizia Galloni sonnaient tellement faux, sérieux ; on avait vraiment l'impression que ça lui coûtait.)
J'espère en tous cas que les chouchous de Millepied n'en feront pas les frais, car il y a vraiment de superbes danseurs parmi eux. Curieusement, on voit très peu Léonore Baulac et François Alu, poussés hors champ par Axel Ibot, Letizia Galloni (à double titre, comme danseuse et caution diversité) et Marion Barbeau, dont le réalisateur est manifestement tombé amoureux – mais comment lui en vouloir ? Palpatine et moi avons soupiré de concert à chacune de ses apparitions… Tout de même, tant de belles personnes et une si mauvaise gestion, quel gâchis !
1 Avec son air mutin et sa coupe courte blonde à la limite du blanc, on la dirait tout droit sortie de Pneuma.
22:11 Publié dans Souris de médiathèque, Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, documentaire, danse, ballet, opéra de paris, relève, benjamin millepied
31 août 2016
Adieu au monde d'hier
Stefan Zweig, Adieu l'Europe est composé d'une succession de scènes qui se termine par le suicide de l'écrivain et de sa seconde femme, Lotte. On ne voit pas leurs derniers gestes, on ne voit pas les corps ; on les aperçoit seulement dans le miroir de la porte d'une armoire mal fermée, devant laquelle passent l'inspecteur de police, la domestique qui les pleure et leurs dernières fréquentations elles aussi émigrées. Tout le film est empreint de la même pudeur, et on peut difficilement imaginer plus bel hommage cinématographique au romancier dont l'oeuvre toujours envisage l'humain sans jamais le dévisager.
La dernière fois que j'ai vu semblable incarnation de la dignité humaine – gestes mesurés, regard infini – c'était dans Une belle fin (Josef Hader m'a fait penser à Eddie Marsan). Aenne Schwarz est elle aussi formidable, mélange de vieillesse et de jeunesse qui fait les belles-fortes femmes, aux traits bouleversants de vécu. À eux deux, ils donnent à sentir la sphère d'intimité dans laquelle le couple s'est replié pour survivre loin du monde qui les a abandonné. De la vieille Europe policée ne parviennent plus aux exilés que quelques bribes en ruine, à l'image de ce Beau Danube bleu interprété par une fanfare en grande pompe de pacotille, qui fait rire Lotte et pleurer son mari : voilà tout ce qu'il reste de Vienne et d'ailleurs, mémoire risible-pathétique.
Le romancier, célébré partout sur son passage (je ne mesurais pas sa popularité pré-mortem, trop habituée au mythe du génie incompris), ne s'engage ni ne se dérobe : s'il refuse de condamner l'Allemagne au congrès d'intellectuels où il a été invité, c'est moins par lâcheté que par refus de la vanité qu'il y a à prendre publiquement position sans rien risquer – ni sa personne ni une quelconque effectivité –, ainsi qu'il l'explique à un journaliste dans les toilettes luxueuses de l'hôtel où se tient le congrès. Absence de courage pour le journaliste off record, d’obscénité pour le romancier off stage. La réversibilité des sentiments et des attitudes fait malheureusement de meilleurs romans que de politiques. Le romancier et, à sa suite, la réalisatrice, ne tranchent pas – sauf, pour cette dernière, lorsqu'il s'agit de mettre fin à une séquence qui n'a plus rien à offrir que la répétition du même.
La particularité du film, en effet, l'une de ses particularités en tous cas, qui contribue beaucoup à son effectivité, est de ne pas se subordonner à une action qui obligerait à condenser le temps – et, se faisant, se condamnerait à ne pouvoir l'appréhender. Plutôt que d'opérer de micro-ellipses en continu, Maria Schrader prélève quelques tranches de vie qui permettent paradoxalement de s'installer dans la durée – le temps n'y est plus segmenté-accéléré. On perçoit mieux, ainsi, les étincelles d'amour et de joie qui continuent de se produire alors même que l'Histoire se déroule telle que l'on sait en Europe : broyer du noir n'empêche pas Stefan Zweig de sourire. Ni de travailler. Jusqu'à l'avant-dernière scène, il y a de la joie, dans la boule de poils qu'un de ses amis lui offre pour son anniversaire. La seule dégradation tangible, qui accompagne la situation politique, concerne la santé de Lotte, manifestement condamnée à moyen terme. Ni le romancier ni sa femme ne donnent l'impression de s'enfoncer dans la dépression ; il n'y a pas de descente aux enfers continue, pas de fonction affine inexorable ; ils s'usent d'être en alternance heureux et coupables d'être en vie, états contradictoires pour ainsi dire simultanés, tension continue qui les fait clignoter de l'un à l'autre comme des néons en fin de vie.
Stefan Zweig ne se soustrait pas à la fin du monde, qu'il prédirait ; il constate seulement, douloureusement, la disparition du sien. Le romancier fait confiance aux mouvements souterrains de l'Histoire pour faire émerger un nouvel ordre, une nouvelle aube, mais n'a pas la force d'attendre ni n'aurait celle de s'y adapter.
« […] Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d'errance. Aussi, je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.
Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »
(Le film lève le mystère de la prononciation : zvègue et non zwaïgue)
20:32 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : film, cinéma, stefan zweig
15 août 2016
Jason Bourde
Le dernier Jason Bourne est un bon film du vendredi soir, quoique visionné en pleine semaine. Pour une fois, j'ai suivi sans problème qui trahit qui, et je peux vous résumer le film :
Mathilde Froustey a failli devenir directrice de la CIA.
(Qu'y puis-je si l'actrice Alicia Vikander ressemble à la danseuse ?)
Côté réalisation, mieux vaut ne pas avoir mangé trop lourd avant la séance ciné. Paul Greengrass tente de nous donner le sens de l'urgence par d'incessants mouvements de caméra – des années à peaufiner la HD numérique pour, au final, réinventer la perception approximative du mec qui tourne la tête…
Les seuls plans fixes concernent les écrans : des interfaces au design de rêve pour des applications métiers ultra-secrètes, où les dossiers sont rangés comme au premier jour de votre disque dur, arborescence plane et libellés saisis par un maniaque de taxinomie (opérations secrètes en toutes lettres – capitales, bien sûr). Dans ce monde merveilleux, il suffit de zoomer sur une image floue pour que les pixels accourent par millions, et les barres de progression ne marquent jamais de temps d'arrêt. Bref, c'est l'informatique comme on en rêverait et après tout, ce n'est pas plus irréaliste que la dernière course-poursuite en voiture…
Pour que les films d'action ne tournent pas à la comédie, tout de même, il ne serait pas absurde que les scénaristes se paient les conseils d'un consultant en informatique ; cela éviterait le hacker hardcore qui s'exclame « Utilisez SQL pour corrompre leur base de données », élue quote du film. Mais bon, on a bien ri. On a bien Matt Damon. Et du Moby pour danser au générique. Que demande le peuple ?
11:20 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, jason bourne, matt damon