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09 janvier 2016

Mia madre

Le film de Nanni Moretti s'ouvre sur une scène de grève qui, tournant à la confrontation avec les forces de police, est sanctionnée d'un « Coupez ! ». Margherita est réalisatrice de films engagés socialement et politiquement. La réalité, ça la connaît. Et pourtant, cette réalité qu'elle n'a jamais fui, qu'elle s'emploie au contraire à montrer et à comprendre, cette réalité la déborde de toutes parts, elle ne la comprend plus. L'acteur connu qu'elle a engagé pour son film fait des blagues déstabilisantes et pour tout dire, embarrassantes, à tout bout de champ ; sur le plateau, il oublie ses répliques et, quand il s'en souvient, c'est pour mieux massacrer l'italien, tandis que la fille de la réalisatrice, étudiante en lettres classique, se débat elle avec le latin, dont on comprend qu'elle a été incitée à le prendre en option parce que sa grand-mère était professeur de lettres classiques – ladite grand-mère se trouvant à l'hôpital, sans grand espoir de rétablissement. Margherita navigue donc entre l'hôpital, le plateau et chez elle (où l'attend une inondation causée par la machine à laver, tant qu'à faire) avec un sourire d'extrême fatigue, les yeux brillants de larmes et d'intelligence dépassée.

Ses efforts pour tenter de comprendre cette réalité qui la dépasse sont touchants – parce que vains : la situation ne s'arrangera que lorsqu'elle cessera de vouloir à tout prix tout comprendre et contrôler. Lorsqu'elle acceptera à sa table l'acteur désolé, lui montrant son trombinoscope de l'équipe pour lui expliquer sa mauvaise mémoire et ses efforts pour passer outre. Et surtout, surtout, lorsqu'elle cessera de croire, malgré les dénégations de son frère, au rétablissement de leur mère et qu'elle admettra sa mort prochaine.

« Ce n'est pas ma réalité », s'énerve un peu plus tôt la réalisatrice sur le plateau, lorsqu'elle découvre les ongles manucurés des figurantes choisies pour peupler l'usine, qu'elle aurait certainement voulues plus ouvrières, plus conforme à l'idée qu'elle s'en était forgée. On ne peut pas choisir la réalité, seulement le rapport que l'on entretient avec elle. Sa mère va mourir. Sitôt qu'elle l'admet, non sans s'être cabrée (on n'admet pas facilement la faillite de la pensée à ordonner la vie), Margherita cesse de se heurter à la réalité. Elle retire sa mère de l'hôpital et la ramène chez elle, pour qu'elle puisse mourir en paix, parmi ses livres et ses souvenirs. Et poursuit le tournage malgré tout, sans plus s'énerver. La fin du film baigne ainsi dans une atmosphère apaisée, qui laisse enfin la place au chagrin, jusque-là refoulé dans l'inquiétude et l'agitation perpétuelle. Le mamma mia d'une femme au bord de la crise de nerfs laisse place au regard attendri sur une mère mourante, qu'on ne peut empêcher de mourir ni s'empêcher d'aimer : mia madre.

Mit Palpatine

 

20 décembre 2015

Bizarre, vous avez dit homard ?

Hétéro ou homo, mais pas bi. Pointure 42 ou 43, mais pas 42 ½. Dans le monde de Lobster, pas de demi-mesure, pas de nuance, pas de sentiment. L'amour, c'est le couple, érigé comme norme d'une société autoritaire. David, qui vient d'être quitté par sa femme, est ainsi conduit avec un certain nombre d'autres célibataires dans un hôtel de la dernière chance : il a 45 jours pour trouver une partenaire, durée au-delà de laquelle il sera transformé en l'animal de son choix – d'où le titre du film.

Ceux qui ont étiqueté Lobster comme comédie ont dû lire le pitch, mais pas voir le film : si ma voisine pouffe un peu au début, c'est clairement pour évacuer le malaise qui s'installe très rapidement. Même le chameau qui passe dans les bois d'une région tempérée n'a rien de comique ; son apparition incongrue est tout au plus d'une poésie mélancolique, rappel de ce qu'une personne a échoué et a été transformée. On a tout autant de mal à qualifier Lobster de science-fiction : la science n'a rien à voir là-dedans ; le processus de transformation est à peine évoqué, et celle-ci sert plus sûrement de métaphore pour la mise au rebut, sinon à mort, de l'individu par la société. Thriller est une meilleure approximation, pris que l'on est dans le décompte des jours restants à David et ses compagnons, tenaillé par la crainte de découvrir à l'occasion d'un nouveau châtiment une règle qu'il ne fallait pas enfreindre.

<!-- début du film ; si vous ne voulez pas de spoiler, allez directement au dernier paragraphe --->

Dans l'hôtel de la « dernière chance », où l'on vous attache à l'arrivée une main dans le dos pour vous faire comprendre que « tout va par deux », se masturber est ainsi passible d'une main dans le grille-pain, dans la salle du petit-déjeuner, où les tables uniques s'alignent comme les tables d'écoliers pour un examen, avec nappe blanche et vue sur mer. Le confort matériel de cet hôtel de cure exacerbe la violence exercée par ses tenanciers, qui se sent de manière latente dans les soirées et meetings obligatoires organisés pour démontrer le bien-fondé du couple (assemblées très 1984-spirit) et explose dans la chasse aux loners, résistants qui se cachent dans les bois. Pour chaque prise, me chasseur se voit octroyé un jour supplémentaire avant la transformation – paradoxe de la chasse à l'homme pour ne pas devenir animal.

Dans ces conditions, je m'attendais à ce que chaque occasion de se retrouver entre pensionnaires tourne au speed-dating, et suis surprise de ce qu'ils restent essentiellement entre personnes du même sexe. Je mets un temps infini à comprendre que tomber amoureux, dans ce monde où l'amour est totalitaire, signifie trouver quelqu'un qui partage une même particularité – rarement une qualité d'ailleurs : un des compagnons de David, désespérant de trouver une femme qui boîte, se met ainsi à se taper la tête contre les tables pour matcher avec la fille qui saigne sans arrêt du nez. Ce n'est pas une comédie romantique (ou alors, par l'absurde), c'est une cruauté d'amour – qui illustre à la perfection la tyrannie de l'âme sœur décrite (et dessinée) par xkcd.

<!-- milieu du film --->

Chez les résistants, c'est pire encore, parce que la respiration que l'on pensait y trouver est immédiatement coupée – moins par les chasses à l'homme que par les règles qu'ils s'imposent : l'interdiction d'être célibataire est inversée en interdiction d'avoir des rapports sexuels et même de flirter. Au lieu de prôner le libre-arbitre, cette contre-société reprend les codes de celle qu'elle condamne, jusque dans ses châtiments : les personnes ayant été surprises en train de flirter, par exemple, sont condamnées au « baiser rouge », les lèvres passées au rasoir. On a beau ne voir qu'un coton rouge sur les lèvres d'un homme, on porte immédiatement les mains à sa bouche. Dans Lobster, la cruauté est d'autant plus violente qu'elle n'est jamais vraiment montrée ; on voit pire dans n'importe quelle série policière (l'image la plus gore que l'on doit voir est celle d'un lapin ensanglanté) et, en même temps, ce n'est rien comparé à ce que produit votre imagination stimulée par cette plongée en apnée dans cet univers répressif. Si seulement l'homme n'était qu'un loup pour l'homme, et pas un homme, justement…

<!-- spoiler ultime, no way back --->

Lorsque l'inévitable se produit et que l'amour surgit, bien après que le matériau comique a tourné à l'horreur, Lobster embrasse les codes de la tragédie. David n'est transformé en homard, mais en un Œdipe de l'amour : découvrir la vérité du sentiment le conduira à se crever les yeux. Je passe cette scène insoutenable derrière mon chapeau qui, contrairement à Palpatine, ne dit pas quand on peut à nouveau regarder (je me suis tournée vers mon voisin, mais ses doigts écartés devant les yeux m'ont informée que je ne trouverai pas d'aide de ce côté), et suis décontenancée de constater que le film est terminé quand j'émerge du feutre orange. En plein suspens. En pleine horreur. Le couple à qui je tiens à la porte en sortant, qui a lutté pour venir à cette séance, est déçu que cela ne mène nulle part. Cette fin abrupte est pourtant d'une logique implacable : dans une société du couple (ou du célibat) obligatoire, l'amour, interdit, ne peut mener nulle part. Il rend, d'une manière inédite, aveugle (paye ta remotivation de la catachrèse) ; seul l'écran noir peut faire exister l'amour ébauché, hors de cet univers fictionnel impitoyable, de notre côté du miroir.

<!-- spoiler-free --->

Trop absurde, Lobster n'est ni comédie, ni thriller, ni science-fiction. Yorgos Lanthimos invente son propre genre en maintenant une grande cohérence dans son what the fuck1 (une cohérence implacable, même) : Lobster est un conte cruel. Un de ces contes qui se retient d'autant mieux qu'on n'en trouve pas la morale. Et qui vous hante. Par ses phrases, ses images, ses situations, sa mélancolie. Son humour aussi, même si le nonsense britannique a manifestement fricoté avec le comique incompréhensible et douloureux de Kafka. « Le malaise est total », résumait @dayMdel. C'est, j'aurais tendance à penser, ce qui me pousse à dire que c'est réussi. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas, on ne pourra pas retirer à Lobster ses images fortes, extrêmement marquantes (Dieu soit loué, je n'ai pas fait de cauchemar). Et son casting parfait, pour le couple principal (Colin Farrell et Rachel Weeisz), mais aussi et surtout pour tous les personnages secondaires qui ne le sont jamais vraiment : Jessica Barden (repérée dans Tamara Drew) en fille qui saigne du nez, Ariane Labed en soubrette lassée de la mascarade, Léa Seydoux en redoutable chef de file des résistants (à un moment, les dialogues se sont mis à sonner faux, et j'ai mis un moment à m'apercevoir que c'était parce qu'elle parlait français avec Ariane Labed), Ben Wishaw en homme qui boîte (encore plus attendrissant qu'en poète dans Bright Star) et, en fait, toute la distribution (difficile à identifier par l'absence de prénoms – encore un indice du conte, où les personnages sont avant tout identifiés par leur fonction).


1
Il y a bien création d'un univers : la tenancière de l'hôtel explique par exemple la disparition des espèces rares par les choix des gens, plus enclins à être transformés en animal domestique qu'en bestiole exotique.

06 décembre 2015

L'Hermine

Lorsqu'il s'agit de représenter un procès, la fiction est souvent partisane : que l'on suive le point de vue de la victime ou de l'accusé, que l'on sache ce dernier coupable ou innocent, peu importe, il y a toujours un enjeu narratif. En adoptant le point de vue du président de la cour d'assises, L'Hermine aborde l'espace du tribunal comme un théâtre humain et suspend le jugement. L'accusé, jugé pour le meurtre de son enfant en bas âge, est un mec paumé qui, en guise de réponse, s'obstine à dire « J'ai pas tué Melissa ». La mère de l'enfant, en grand pull informe et leggings, le nez rouge, les yeux hagards, shootée par les médicaments, offre un contraste frappant avec l'avocate qui se tient à ses côtés, jeune femme pimpante d'un niveau d'études et de classe manifestement supérieurs. Sans atteindre ces extrêmes ni répondre à des clichés qu'on aurait cochés les uns après les autres comme gages de diversité, les jurés sont extrêmement dépareillés, avec entre autres une grande gueule qu'on verrait bien pilier de bar, une jeune femme voilée qui n'en mène pas large et une infirmière qui, de la bourgeoisie, a au moins l'élégance. Il y a manifestement quelque chose entre elle et le président de la cour ; un bruit de couloir nous fait supposer qu'il s'agit d'une liaison adultère, mais cela s’avérera plus subtil, à l'image de l'ensemble du film.

Luchini interroge tout ce petit monde-là, et nous interroge aussi, parce qu'il n'y a pas d'interrogatoire – seulement la volonté patiente de dépiauter les aspirations de chacun de sa diction singulièrement articulée, où les mots se détachent comme des peaux de pistache qu'on manipulerait longuement, distraitement presque, rendu perplexe par la conversation. C'est une tâche ingrate, vouée à un échec dont la relativité définira le succès, y compris dans la vie ordinaire : Michel, le président, perd ainsi l'attention de la fille de l'infirmière1, pour qui il était pourtant un sujet de curiosité, apparemment moindre que ce qu'une amie doit soudain lui raconter au téléphone. Il y a toujours un échec à se raconter. Le procès l'illustre de manière hyperbolique par l'absence de cohérence dans le témoignage de l'accusé qui non seulement se reprend et se contredit, mais ne parvient pas à établir des liens de causalité ni même à exprimer des affects en lien avec les événements. Cela m'a fait penser à l'Amante anglaise : le Nouveau Roman, avec sa surenchère d'artifice érudit, est finalement beaucoup plus proche de la réalité du témoignage et de sa pauvreté que le procès verbal dans lequel les policiers tentent de remettre un semblant de cohérence – de cohérence ou de supputation, comme le fait remarquer l'avocat de la victime, qui ironise sur l'emploi du subjonctif, que son client ne maîtrise pas le moins du monde (curieux monde de procédure où l'on se gausse de l'ignorance crasse d'un homme pour mieux le défendre).

Le président, dont la grippe n'est manifestement pas la seule raison d'être fatigué, persévère patiemment dans sa tâche. Il ne s'emporte pas, réfrénant Luchini dans sa tentation de faire du Luchini – qui nous offre ainsi un jeu tout en nuances. L'humanité et partant la beauté de son personnage de président de cour est peut-être la plus limpide lorsqu'il fait son petit laïus aux jurés avant qu'il ne délibèrent : peut-être que l'accusé est coupable, peut-être qu'il est innocent ; peut-être ne connaîtra-t-on jamais la vérité, mais il ne faut surtout pas en concevoir de frustration. Ne pas concevoir de frustration de l'absence de vérité. C'est beau, non ? La perte des absolus ne le détourne pas de son rôle ; au contraire, c'est ce rôle qu'il s'attache à remplir, modestement, le rôle de la justice étant de rappeler les lois, rappeler ce qu'il est permis de faire et ce qu'il n'est pas permis de faire, et de sanctionner en conséquence – de manière presque annexe, à l'entendre.

Il explique cela avec des mots simples que peuvent comprendre tous les jurés, sans pour autant donner l'impression de condescendance qui accompagne ces mêmes explications chez ses collègues. On aurait du mal à comprendre qu'il puisse être mal-aimé de tout le palais, n'était son intransigeance professionnelle et son abord revêche. En suivant le personnage, on ne peut plus trouver cela qu'à peine irritant : agaçant – à l'image de l'écharpe agressivement rouge qu'il porte en toutes circonstances sur ses vêtements sombres. Lorsque l'infirmière lui reproche ce tic vestimentaire, il fait valoir que c'est en quelque sorte une excuse de ne pas savoir s'habiller, et un moyen de ne pas se faire remarquer : c'est l'écharpe que l'on remarque, pas lui ; il disparaît derrière. J'ai trouvé cela très juste pour l'avoir souvent expérimenté avec mes tenues colorées – repensant à chaque fois à ce film policier où le tueur en série, pour ne pas se faire identifier, arbore un béret rouge et un pansement sur le nez : ces éléments attirent tant l'attention que ce sont les seuls que les témoins sont ensuite capables de signaler.

« Vous êtes heureux ? » demande au président une jeune collègue à l'issue du procès. « Heureux, heureux, je ne suis si pas si ambitieux ! » Dans sa tâche de Sisyphe dérisoire, dans l'éparpillement des passions et des déraisons humaines, le bonheur prendrait la forme d'un soulagement, un répit offert par un peu de beauté et d'empathie : ici par le visage serein et rayonnant de l'infirmière, qui se réverbère un instant sur celui du président, juste avant que le nouveau procès démarre et que la caméra soit coupée.


1
 Prénommée Ditte dans le film. Je ne peux pas m'empêcher d'entendre dans ces deux syllabes un « Dites » claudiquant, hésitant à se dire.

05 décembre 2015

Comme ils respirent

Ils dansent, c'est implicite. Ils : Louise Djabri, danseuse au ballet de Bordeaux ; Anna Chirescu, danseuse au CDNC d'Angers ; Hugo Mbeng, qui a manqué les contrats proposés outre-atlantiques à cause d'une blessure nécessitant une opération du genou ; et Claire Tran, danseuse contemporaine qui lorgne vers le théâtre et le cinéma. Ils ont réussi, puisqu'ils sont danseurs ; et pourtant, ils n'ont pas réussi – pas de manière ferme et définitive, pas de manière éclatante, pas en empruntant une voie royale ni même droite, qui les propulserait toujours plus avant. Chaque contrat est arraché à l'incertitude quotidienne, gagné à force d'ampoules et de persévérance – de chance ou de malchance, aussi. Quand on lui demande comment il voit son futur, Hugo Mbeng préfère ne pas faire de plan sur la comète : il a déjà été assez déçu par le passé, quand il avait pourtant bon espoir. La danse apparaît non pas comme un univers de souffrance, dont les danseurs se constitueraient les martyrs glorieux (selon la double légende rose-noire du ballet), mais comme un métier ingrat, où le travail ne paye pas toujours (au propre comme au figuré). Les désillusions sont le seul moyen d'avancer : Hugo a dû accepter de passer sur la table d'opération, accepter d'arrêter de danser pour garder une chance de danser « pour de vrai » ; Louise a dû se résoudre à quitter l'Opéra de Paris pour avoir une chance de danser autrement que sous le stress des remplacements ; et Claire Tran a dû se résoudre à ne jamais devenir danseuse classique pour devenir quand même danseuse – contemporaine.

Le moment où le directeur du conservatoire est venu lui dire qu'elle ne serait jamais danseuse classique, qu'elle n'avait pas le corps pour1, est celui qu'elle désigne sans hésiter comme le pire souvenir de sa carrière. Elle le raconte pourtant avec un grand sourire, parce que cela lui a permis de « sauver sa peau » : danser pleinement, plutôt que de lutter en permanence contre son corps. Mais le sourire n'efface pas la souffrance du renoncement ; il la souligne – tout comme son absence traduit la pudeur qu'accompagne les grandes joies, lorsqu'elle cite sa présente expérience sur scène comme meilleur souvenir de sa carrière. Cette seule inversion du sourire et de son absence par rapport à un événement triste ou heureux laisse présager qu'elle fera sans doute une excellente actrice, ainsi qu'elle le souhaite (et a commencé à oeuvrer en ce sens).

Sans doute, car Claire Tran incarne une autre injustice propre à la danse, outre le corps : la présence. Rien à faire, elle crève l'écran. Les trois autres ont beau présenter de belles personnalités artistiques, tout en sensibilité, ils sont éclipsés par les yeux, le sourire, l'énergie vitale, la beauté incroyable de celle que les journalistes ont eu tôt fait de présenter comme l'héroïne du documentaire. Anne est sûrement plus jolie, Hugo plus virtuose2, Louise plus délicate : il n'empêche, on ne voit que Claire.

Le contraste rajoute à la mélancolie des quatre danseurs, mélancolie chevillée au documentaire, car filmé depuis le point de vue d'une autre Claire, Claire Patronik, comme l'antithèse de l'autre. Cette Claire de l'ombre, qui s'est lancée dans la réalisation d'un documentaire sur ses anciens camarades de conservatoire, a pour sa part arrêté la danse – dès avant le lycée. Ses rares interventions face caméra ne laissent rien entendre d'autre que la frustration et ses tentatives pour s'en dépêtrer, comme de commencer un autre type de danse (le flamenco – j'ai souri : been there, done that ; nous sommes si prévisibles…). Lorsqu'elle se met en scène avec les autres, dans une choré-prétexte créée et répétée pour l'occasion, ce qu'elle paraît gauche à leurs côtés ! On sent sa volonté d'en faire partie à nouveau, ne serait-ce qu'un instant, et il y a là quelque chose de touchant. Cela fait passer des images qui n'ont par ailleurs (c'est cruel mais c'est ainsi) pas grand intérêt : plutôt que de l'observer dans un cours particulier de reprise, j'aurais aimé entendre son témoignage. On ne veut pas voir l'échec, mais il faut l'entendre. Entendre que l'on puisse toujours avoir la même notion de ce qui est beau et de ce qui ne l'est pas, alors que le corps ne suit plus, n'est plus capable d'incarner cette beauté que l'on sait toujours reconnaître. Seul quelqu'un qui a échoué peut donner à sentir dans sa forme la plus pure la déchirure de la renonciation, et la beauté qui résulte de son acceptation – cette déchirure et cette beauté que l'on sent lorsque l'autre Claire raconte le moment où elle a dû renoncer à devenir danseuse classique (l'anecdote tient du paradygme).

En tant que danseuse, Claire Patronik n'a pas sa place dans le documentaire ; et pourtant sa présence apparemment inutile, presque irritante pour le balletomane3, est essentielle. Sans condamnation à l'échec, pas de grâce ; pas d'abnégation non plus, revue et corrigée comme sacrifice glorieux dans l'hagiographie des rares élus. Pour couper court à la mystique kitsch associée à l'univers de la danse et donner la parole aux danseurs, il fallait aussi donner corps à ceux qui ne le sont pas devenus et partagent néanmoins les mêmes aspirations. La même volonté d’élévation.

Au final, c'est derrière la caméra qu'on voit le mieux Claire Patronik, comme artiste ; et c'est comme réalisatrice qu'elle mérite d'être retenue, dans sa capacité à créer des portraits vibrants, à faire danser la caméra, au point de transformer une chorégraphie de seconde zone en envolée lyrique, lorsque tous les danseurs sont réunis sur le parvis de la BNF, en pleine ville, en pleine vie, rouges, rouges, de maquillage et de joie. C'est une autre image, cependant, que je retiendrai, lorsque le visage levé d'Anna ou de Louise, je ne sais plus, disparaît en hors-champ tandis que la caméra poursuit dans la direction du regard, vers les cintres, ailleurs, l’interprète oubliée dans l'inspiration qu'elle suscite. Toujours la même volonté d’élévation, malgré nous.


1
 Ironiquement, la seule a être devenue danseuse classique est celle qui est le plus en forme… comme quoi, on a tôt fait de se constituer prisonnier d'une image idéale.
2 Au fait, mesdemoiselles : le corsaire est un cœur à prendre !
3 Le balletomane pourra se faire plaisir : tiens, c'est le studio Juliette d’Éléphant Paname (en longueur, pour éviter le reflet de la caméra dans le miroir) ; tiens, le Studio Harmonic… et Wayne, c'est Wayne Byars ! Hé, mais en fait, Claire Tran, c'est la fille de #LaVraieVieDesDanseurs ! Et Anne, la fondatrice de C'est Comme Ça qu'on danse !