14 février 2016
Professional asshole
Steve Wozniak, rapporte Vikram Chandra, aurait qualifié Steve Jobs de rugged bastard. Dans le film de Danny Boyle, c'est asshole. Et, ma foi, l'un comme l'autre sont un assez bon résumé du personnage fort déplaisant qui nous est montré. Asshole envers Lisa qu'il refuse de reconnaître comme sa fille, asshole envers la mère de celle-ci, à qui il se contente d'écrire des chèques, asshole envers ses collaborateurs et notamment l'équipe de l'Apple, dont il refuse de saluer le travail, et asshole envers l'autre Steve, donc, qui a tout de même fait tout le boulot technique - tout le boulot tout court ? C'est quand même là le mystère à l'origine de la fascination pour cet asshole : il ne fait rien, et pourtant, sans lui, il n'y a rien. Que fait-il au juste ? lui demande Steve Wozniak dans la fosse d'orchestre du War Memorial Opera House, quelques minutes avant la présentation sur scène d'un nouveau produit. I play the orchestra. Réponse géniale. Comme le chef d'orchestre, on ne sait pas s'il sert toujours à quelque chose, mais sa place est là, inamovible. Son rôle est d'incarner Apple. Ou NeXT, l'ordinateur sans OS qu'il présente après s'être fait virer de sa propre boîte. Car Steve Jobs y croit. En lui, en ses produits, en ses coups de bluff. C'est en cela qu'il a su se rendre indispensable : il est là pour y croire, y croire tellement fort que l'on ne peut pas, à son tour, s'empêcher d'y croire - il est toujours plus facile d'être convaincu par quelqu'un qui est lui-même convaincu. Steve Jobs est une illusion, qui persiste alors même que l'on sait que c'est une illusion. Son assistante flippe lorsqu'elle comprend qu'il bluffe, que c'est un produit imaginaire qu'ils vont présenter, dans l'unique but de se faire racheter et de réintégrer Apple ; elle flippe, mais elle veut y croire, et reste - alors même que, de son propre aveu, elle pourrait se faire embaucher n'importe où sur l'instant. D'une manière générale, les gens qu'il a envoyé bouler ne cessent de revenir à l'attaque, d'essayer de le faire revenir à la raison, de lui trouver des excuses. Le film insiste particulièrement sur le sentiment de rejet qui lui viendrait d'avoir été adopté. Mais comprendre n'est pas excuser, et le film a beau finir - l'espoir est humain - sur une inflexion de son comportement, il n'en demeure pas moins, tel que représenté, un asshole. Un brillant asshole certes, mais un asshole. It's not binary, lui lance Steve Wosniak, you can be decent AND gifted at the same time. AND confondu avec XOR : on renverra Steve Jobs réviser ses tables de vérité.
Reste que Steve Jobs réussit un tour de force similaire à celui de son personnage éponyme. Une fois les one man shows retranchés (filmés, ils ne permettent pas à la fiction de s'y immiscer et d'instaurer une distance nécessaire à la construction d'un portrait), il n'y a pour ainsi dire rien à montrer. Et pourtant, le scénariste réussit à instaurer une tension dramatique à partir d'une matière assez peu cinégénique, en concentrant le film en trois scènes, sur les instants précédents les présentations de lancement du Mac, du NeXt et de l'iMac. À chaque fois, retour des mêmes personnages, des mêmes schémas et des mêmes tensions exacerbées par la fébrilité des préparatifs ; à chaque fois, on creuse davantage, on s'interroge, on constate : Kate Winslet est parfaite en assistante qui n'en dit pas trop mais n'en pense pas moins, aux côtés de Michael Fassbender qui, comme toujours méconnaissable, incarne l'énigme d'un asshole devenu une icône pour des millions de fidèles consommateurs.
20:44 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, steve jobs, danny boyle
03 février 2016
La vieille dame qui murmurait à l'oreille des haricots
Peu à peu, je deviens réceptive à la sensibilité japonaise. Déjà, la lenteur a disparu dans un frémissement de l'être. C'est quelque chose que je trouve très beau, cette attention portée à toute chose de manière égale, également délicate : au frémissement des feuilles, des haricots rouges, aussi bien que de l'âme humaine. Ce continuum replace l'homme dans son environnement et ouvre la possibilité d'un rapport apaisé au monde. Il faut simplement prendre le temps, nous dit la vieille dame qui encourage ses haricots rouges sur la longue route qui les attend avant d'être dégustés confis, au cœur d'un dorayaki ; accepter que tout prend du temps, c'est-à-dire que nous sommes mortels et que, peut-être, ce n'est pas si grave : même si nous ne réussissons pas notre vie, nous dit-elle, nous pouvons lui donner un sens, en tant qu'observateurs du monde, qui faisons exister la beauté qui s'y trouve en la contemplant.
Attentifs aux belles choses, nous devenons attentifs aux autres, et c'est une belle relation que celle de cette vieille dame aux mains tordues et du gérant d'une échoppe de dorayakis à qui elle est venue réclamer un job malgré ses 76 ans – elle a toujours rêvé de travailler dans un endroit comme cela, dit-elle, rapportant se délicieuse pâte de haricots confits pour persuader le « patron » de l'embaucher. C'est rare, au cinéma, de voir de belles histoires, intenses, qui ne soient pas des histoires d'amour (ni d'amitié, ni de famille) – entre des personnages de générations différentes, qui plus est. À ces deux générations se joint d'ailleurs une troisième en la personne d'une jeune cliente qui irait bien au lycée, mais dont la mère préfère qu'elle ramène de quoi manger – les dorayakis ratés du patron, en l'occurrence (elle est encore collégienne).
Le passé des personnages, leur futur très incertain, ou trop certain, tout est évoqué par touches, et c'est à peine si l'on quitte l'échoppe de dorayakis, un instant, pour raccompagner chacun chez soi dans la nuit noire, voir la lune, observer le frémissement des feuilles, le soleil qui filtre à travers, et les fleurs des cerisiers qui marquent à elles seules le passage des saisons. C'est très beau sans être jamais esthétisant – et plein d'humour ! Car la vieille dame est un sacré personnage, qui n'hésite pas à houspiller celui qu'elle appelle révérencieusement « patron »… Il faut l'entendre pousser un soupir d'aise à la première bouchée de dorayakis, puis un uuuh d'incrédulité (j'adore cette langue pleine d'onomatopées !) en apprenant que, jusque là, le patron n'avait jamais réussi à en finir un seul : « Malgré vos compliments, vous me décevez. » Les Délices de Tokyo, eux, m'ont enchantée.
Forcément, le film ouvre l'appétit : je ne vous raconte pas le bonheur ensuite de croquer dans un tempura crevette chaud et croustillant – avec un bol de soupe, exactement comme dans le film. Même envie pour moi et Paplatine – qui a eu le culot de me tapoter sur la cuisse d'un air entendu lorsque la vieille dame a objecté au patron que cela ne la dérangeait pas, que c'est vivant, les jeunes filles saoulantes. Outrée, j'étais ; je l'ai mimé haut et fort, bouche bée puis de Donald Duck courroucé. Non mais, je t'en foutrais de la jeune fille saoulante… je suis un délice de souris. Au moins.
21:30 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, les délices de tokyo
30 janvier 2016
Therese
Le sujet de Carol n'est pas Carol mais Therese, Therese Belivet, sorte de Peggy Olsen qui aurait emprunté le minois d'Audrey Hepburn. Le film n'aurait probablement pas la même saveur sans son bonnet mutin et ses grands yeux verts écarquillés… devant Carol, donc, la femme fatale américaine dans toute sa splendeur, riche, blonde, mise en pli impeccable et sourire en coin rouge, rouge, rouge. Carol est l'objet : l'objet du film, l'objet de la fascination de Therese, totalement bewitched – dixit son petit ami Richard qui désespère de jamais la voir devenir sa femme. Therese lui rétorque qu'elle aime les gens avec qui on peut parler librement ; nice, répond Richard, le sourcil levé, reprenant à son compte l'ironie dont est chargée la scène : lorsqu'elle est en présence de Carol, Therese n'a plus rien du moineau volubile qu'elle peut être en présence de ses amis ; c'est à peine si elle peut aligner un mot, muette de désir pour cette femme si autre, qui cultive le mystère malgré elle, comme s'il devait y avoir quelqu'un d'autre retranché derrière son image de femme séduisante, suave, grave, capiteuse1…
Objet du désir, Carol est pourtant loin d'être passive : c'est elle la femme d'expérience, qui fait des avances à Therese. Elle est jeune, lui rappelle Abby, son ex et amie de toujours2 ; sait-elle au moins ce qu'elle fait ? Elle ne l'a jamais su. Comme un primum mobile, Carol attire à elle tous les regards, subjuguant Therese comme elle a autrefois tourné la tête à son mari, et détermine bon gré mal gré la conduite de ceux qui l'entourent… jusqu'à finalement se décider à prendre sa propre vie en main – non sans avoir poussé Therese à faire de même en l'encourageant à montrer ses photos. Ce revirement estampillé c'est-la-vie donne à Carol l'épaisseur qui lui manquait un peu, substituant au vague mystère la nostalgie bien réelle d'un être qui sait ce qu'est de perdre le lien avec les êtres qu'elle chérit. Et là, avec cette épaisseur, voilà enfin quelqu'un que Therese peut étreindre…
Un sourire et de grands yeux, Cate Blanchett et Rooney Mara, la fascination amoureuse à l'état pur.
1 À défaut de l'odeur, suggérée par la gestuelle du parfum déposé sur les poignets, passés dans le cou, le spectateur entend sa diction langoureuse – qui, d'après le générique, a requis un coach !
2 « It was over between Abby and I long before it was over for us. » Le renversement chronologique nous a fait sourire, Palpatine et moi, mais il contribue habilement à soustraire l'histoire à la morale. Pas de jugement pour les femmes légères vis-à-vis de leur compagnon… et pas de circonstance atténuante non plus pour lesdits compagnons malheureusement amoureux. La pitié qu'on aurait pu avoir pour le mari est évacuée par le chantage qu'il exerce sur Carol pour la garde de leur fille ; reste un petit pincement au cœur pour Richard, ce personnage occulté sans ménagement par sa bienaimée.
19:48 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : film, cinéma, carol
11 janvier 2016
Les géniaux parasites
The Big Short. Le mystère de cet adjectif substantivé n'était peut-être pas étranger à mon désir de voir le film, par ailleurs doué d'un casting alléchant et loué par @AdrienneCharmet. Il n'en fallait pas moins pour me motiver : n'y comprenant rien (et, soyons honnête, n'ayant jamais vraiment essayé d'y comprendre quoi que ce soit), la finance exercerait plutôt un effet répulsif sur moi. M'expliquer la crise des subprimes, soit. Mais surtout cet adjectif substantivé, qui m'agace au plus haut point.
Short. Rien à voir avec son antonyme long. Ce short-là vient du verber to short : prendre à revers, prendre de court, court-circuiter. En complément d'objet direct : les banques, qui profitent de la bulle immobilière en accordant des prêts à des gens qui ne sont pas forcément en mesure de les honorer, mais qui n'auront aucun mal à prendre un deuxième prêt pour rembourser le premier et ainsi de suite à vau l'eau. Le tout assuré par l'État, rassuré par les agences de notation qui évaluent la fiabilité des prêts proposés par les banques en toute indépendance… ou presque, puisque le client est toujours roi et, qu'en l'occurrence, le client, c'est la banque. En attenant que la cruche soit tant allée à l'eau qu'elle se casse, ces montages précaires apportent de l'eau au moulin du secteur immobilier. À tel point que les banquiers peinent à ne pas rire au nez du premier (pigeon, pensent-ils) qui se propose de parier contre, c'est-à-dire concrètement de leur filer du fric tant que le secteur (florissant, donc) se porte bien – fric que ces golden boys casse-cous, d'après leurs calculs (fols espoirs), devraient récupérer au centuple lorsque la bulle éclatera (quelle bulle ?).
Les mécanismes de cette immense tour spéculative aux fondations moisies sont démontés avec force pédagogie : les prêts que les banques se revendent-rachètent par packages, par exemple, sont représentés sous forme de Kapla (notés BB, AB ou AA) assemblés en tours d'autant plus précaires qu'elles reposent sur des prêts BB qui, de toute évidence, ne pourront pas être remboursés. It's dog shit wrapped into cat shit, résume un de ceux qui assiste à la démonstration, pour s'assurer d'avoir bien compris la nature de cette merde repackagée. L'emballement que le système boursier génère est quant à lui illustré par une scène de casino où deux personnes parient sur le jeu auquel elles assistent sans prendre part, leur pari devenant lui-même l'objet d'un pari, qui devient l'objet d'un pari, etc., jusqu'à ameuter tout le casino.
Autant les tours Kapla sont insérées dans la narration (un banquier explique à un groupe sceptique pourquoi il a intérêt à parier contre la banque que lui-même représente), autant la scène du casino relève de l'extra-diégétique. Adam McKay n'hésite pas, en effet, à faire quelques excursions hors du récit lorsqu'il y peut y avoir un gain pédagogique. La première suffit toutefois à signaler que nous ne sommes pas dans un documentaire, ou alors, un documentaire au ton très spécial : les explications nous sont données par une bombasse dans son bain moussant, flûte de champagne à la main. Je regrette rapidement le fou rire qui me gagne et qui, en deux secondes, m'a déjà fait perdre le fil du raisonnement. Le réalisateur ne nous prend pas pour des idiots : il nous explique tout sans faire l'économie des subtilités. Mais il ne nous prend pas pour des idiots : il faut comprendre vite. Les premières minutes, montage saccadé à la Michael Moore, nous plongent directement dans le bain. Mieux vaut ne pas se reposer sur ses acquis et s'accrocher aux sous-titres. Même pour les blagues.
Les traits d'ironie sont moins là pour instruire en amusant que pour caractériser le rapport que les golden boys, speed et sous haute pression, entretiennent avec la réalité : ils la voient certes d'une manière extrêmement lucide, pariant sur les malheurs que les gens ne veulent pas voir, mais la voient sans la vivre. Soit qu'ils ne se rendent pas compte de ce qu'implique la situation, soit qu'ils ne rendent plus de compte à personne, pas même à leur conscience, ils sont comme détachés de la réalité qu'ils sont paradoxalement les seuls à comprendre. Nous suivons ainsi Michael Burry, un batteur un peu autiste sur les bords, qui reste enfermé dans son bureau avec la musique à fond ; la team de Mark Baum, dépressif cynique qui n'a jamais encaissé le suicide de son frère ; et deux jeunes inconscients, aidés par Ben Rickert, un vieux de la vieille qui s'est retiré du business et leur demande de garder un peu de tenue alors qu'ils viennent de signer les transactions qui feront d'eux des gens riches : s'ils gagnent leur pari, c'est que des milliers de gens vont perdre leur emploi, leur maison et que la violence immanquablement remontera avec le chômage. Car l'argent que les parieurs misent à tour de bras, c'est la retraire de toute la population – les fameux fonds de pension.
Ce versant de la réalité est occulté par les pros des chiffres, cloîtrés dans leur univers d'opérations et de tableaux blancs, à traquer les incohérences pour trouver les failles du système et s'y engouffrer (petit, l'un deux étudiait ardemment la Torah… pour débusquer des incohérences dans la parole de Dieu). On l'avait presque oubliée, nous aussi, cette réalité, pris par l'adrénaline qui rend le joueur accro et réinjecte du suspens dans une histoire pourtant connue d'avance. On n'aurait pas pensé la vivre avec tant d'empathie du côté des « méchants ». On ne se pense pas facilement du côté du mal, il faut dire. Surtout lorsque le mal n'a pas de visage. Dans « le système », l'égoïste remplace le salaud ; il n'y a plus de méchanceté, seulement de la bêtise, qui nous englobe certes mais nous dépasse toujours largement. Alors que les employés d'une banque qui vient de mettre la clé sous la porte sortent avec leur carton, les deux jeunes gens s'introduisent dans la salle centrale vide, et s'avouent, penauds, qu'ils imaginaient ça autrement : ils pensaient trouver des grown-ups – des gens évidemment, mais surtout des adultes responsables. Le système bancaire et boursier qui a « permis » cela (on ne peut s'empêcher de le personnifier – aveu de notre échec) est une gigantesque machine à déresponsabilisation.
Les boursicoteurs de génie ont fait un pari sur l'écart entre la réalité et sa représentation, occultant que la réalité n'est jamais que ce que nos représentations en font1. Ils accusent le système, comme s'ils n'en faisaient pas partie ou si peu qu'au point où on en est, ça ne changera plus grand-chose. Même celui qui s'est insurgé contre la corruption des banques et des agences de notation (sûrement de bonne foi, c'est le pire2) récolte son pactole… sur le dos du monde auquel il renvoie la responsabilité de celui qu'il est devenu (le milieu l'a changé, le conduisant à proposer pour toute aide de l'argent à son frère suicidaire). « Vous vouliez être riches », répond aux jeunes le vieux de la vieille, « voilà, vous êtes riches ». Au ton, on entend vous l'avez mérité – dans toute son ambiguïté. La peine comme récompense et l'impunité pour toute peine. Le système mis en cause, ce n'est plus la faute de personne ; les modestes trinquent et boivent la coupe jusqu'à la lie – valse à trois temps ; tout peut recommencer. La mention du générique, comme quoi Michael Burry ne parie plus aujourd'hui que sur les réserves d'eau, a de quoi foutre des frissons dans le dos.
Mit Palpatine
1 Je suis en train de lire La Tyrannie de la réalité, de Mona Chollet, qui fournit un prisme de lecture fort pertinent, en l'occurrence.
2 Pourquoi se confessent-ils si facilement ? demande-t-il, incrédule, à son collègue après avoir interrogé deux usuriers. Lequel collègue doit lui expliquer quelques rudiments des comportements humains : « They're not confessing: they're bragging. »
23:33 Publié dans Souris de médiathèque | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : cinéma, film, the big short