Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

01 mars 2015

Concert pour basson, avec cygnes et canetons

Parterre, rang A, place 1. Oh my God, je vais être sous l'archet de Leonidas Kavakos. Pour ne pas trop déséquilibrer l'univers, ma voisine est du type pénible : elle s'aperçoit une fois le concert commencé qu'il va lui falloir un bonbon pour la gorge, un bonbon Ricola collé à ses semblables au fond d'une boîte qu'il faut secouer après l'avoir extirpée d'une poche zippée. Elle n'attendra évidemment pas le précipité entre les deux pièces de Prokofiev pour sortir sa bouteille d'eau – gazeuse, évidemment, pour le plaisir du petit pschit à l'ouverture. Et si vous croyez qu'endormie, elle est plus silencieuse, que nenni : madame ronfle au premier rang. Cette charmante spectatrice, qui a eu le culot de se plaindre de la gamine que je n'avais même pas remarquée, n'a heureusement pas réussi me gâcher le plaisir.

 

Quoi de plus sautillant, aussi, que la Symphonie n° 1 de Prokofiev ? Il ne faut pas cinq minutes pour que je me mette à sautiller d'une fesse à l'autre, tandis que mon regard rebondit d'un musicien à l'autre. Ah, enfin, proche des ouïes, on entend à nouveau le grain du son, la vibration de l'air qui frotte sur le bois des instruments et donne à chacun son grain comme autant de grains de voix. Ce n'est pas si mal, la Philharmonie, finalement, il suffit d'être au premier rang.

Je suis juste sous le chef d'orchestre, un chef d'orchestre aux airs de patriarche, qui a cette malice que seul l'âge sait donner. Préparant un crescendo chez les violons, il approche lentement son visage du premier violon – quelles noises pourrait-il bien venir lui chercher ? – et sitôt les yeux riants pris en flagrant délit de complicité, balaye tout le pupitre d'un revers de la main. Eh là, on y va ! Cette symphonie, c'est la synthèse improbable de l'élégance et de la toonerie. Je dois réprimer un fou rire lorsque j'entends le basson s'avancer entre les pupitres avec la démarche d'un canard de dessin animé, les grandes palmes oranges dodelinant de part et d'autre comme la tête du bassoniste autour de son anche, droite, gauche, droite, gauche – un métronome ne poufferait pas autrement.

Je m'amuse comme une petite folle. On m'a rendu l'ouïe et la vue, on m'a rendu mon Orchestre de Paris, celui que j'ai peuplé de personnages à moitié imaginés : même si le poète de Spitzweg est parti à la retraite et que le hérisson manque à l'appel, Tintin, la laitière et Speedy Gonzales sont là, le premier violon aussi, avec son sourire indélébile et même une nouvelle tête, du côté de mon pupitre préféré, un contrebassiste que j'hésite encore à nommer – Alfred ? Manfred ? Il lui faut un surnom digne de figurer dans un roman d'Arthur Schnitzler, qui dise le visage plein, les mèches vaguement bouclées, la blondeur carrée et l'assurance discrète mais bonhomme de qui joue comme un bon médecin de famille donne une poignée de main – un médecin qui a écouté le patient avec force hochements de tête, a rédigé l'ordonnance la bouche pincée et prend congé d'un sourire bref mais franc.

 

De sourire, il n'y en a point sur le visage de Leonidas Kavakos, mais c'est avec ses poignées d'amour qu'il nous joue le Concerto pour violon n° 2 de Prokofiev. Si proche du soliste, j'ai l'impression que mon regard pourrait le déranger, alors, comme si j'étais dans le métro, je calcule ma trajectoire, je fixe un point qui ne croisera pas son regard, sa main, tiens, ce n'est pas mal sa main, qui fait faire des trucs incroyables à son archet, sa main, oui, sa main vachement poilue quand même, oh oui, c'est bizarre, je vais regarder l'archet plutôt, oui, l'archet et les cordes, c'est bien, et l'orchestre, aussi, ne l'oublions pas. Immanquablement, je reviens vers le soliste. Je ne voudrais pas le dévisager, ce Droopy du violon, avec ses cheveux longs et sa respiration difficile, mais je le fixe quand même, hypnotisée par le son. Quand la séance d'hypnose prend fin, je suis un peu hébétée et applaudis autant pour remercier le soliste que pour me secouer. C'est qu'il y a un bis à apprécier ! Le Bach de rigueur corrobore les inquiétudes que l'on avait vis-à-vis de la salle : le son résonne dans l'immense vide qu'il ne peut du coup pas sculpter, rendant inaudibles les silences si caractéristiques de Bach. La cathédrale qui étouffe le divin, un comble !

 

Mais la Philharmonie sait qu'il faut caresser lapin et souris dans le sens du poil, aussi finit-on par un plongeon dans Le Lac des cygnes. À l'entracte, j'ai récupéré Hugo à côté de moi, sans toutefois réussir à le convaincre de se tenir par les coudes pour faire deux des quatre petits cygnes de la tête. Tant pis si ça marque mal, je marque seule. J'aimerais une lame de fond plus forte encore de cuivres et de percussions pour me laisser me submerger, mais les archets écument, les thèmes déferlent et le sexy bassoniste s'offre, avec ses faux airs de Gaspard Ulliel, comme bouée. Oh, mon canard !

(avec humor)

Perchée en arrière-scène à la hauteur de l'orgue, je me sens à peu près aussi à l'aise avec la musique que monsieur Jourdain avec la prose. J'ai beau essayer, j'ai beau me pencher, comme mes compagnons de rangée, les coudes sur la balustrade, la suite de Strauss reste hors de ma portée. On dirait que l'orchestre de chambre m'oblige à la garder : j'assiste au Bourgeois gentilhomme comme une commère depuis le balcon de la maison voisine. Le maître de cérémonie vient sur le pas de la porte jeter de la poudre aux yeux, avec un empressement qui le soulève sur demi-pointes, comme un vélo qui, en freinant, soulève sa roue arrière. Bah ! Arrosés de paillettes comme des pigeons de miettes, les violons reprennent de plus belle et, par les fenêtres, je devine l'agitation des laquais, couturiers et maîtres à danse, la valse viennoise ridicule des préparatifs pour une réception à laquelle je ne suis de toutes façons pas conviée. Vos beaux cieux d'amour mourir ne me font pas, belle Philharmonie.

La Symphonie n° 4 de Mahler devait être la suite de la 3e mais elle est devenue une symphonie à part entière, dont les titres programmatiques ont été effacés, sauf le dernier, parce que c'est quand même la suite de la Symphonie n° 3 ; le compositeur n'abandonne pas son style et ses innovations mais il n'en veut pas d'inutiles et les coule dans une forme plus classique que la critique pourra accepter ; le deuxième mouvement est émaillé de pointes d'humor toutes germaniques qui n'ont donc rien de comique ; le troisième mouvement se compose d'une mélodie « divinement joyeuse et profondément triste […] de sorte que vous ne ferez que rire et que pleurer1 » ; le quatrième mouvement décrit les saints des cieux sur un mode qui serait burlesque s'il n'était si respectueux, cultivant dans le potager céleste des voix angéliques là où un Rabelais aurait promptement torché une chanson à boire ; et quelque part dans tout cela, il fallait entendre l'ouverture des portes du paradis (loupé – la vie éternelle, c'est mal barré pour la mécréante que je suis) et admirer « le bleu uniforme du ciel » qui continue de briller alors que l'atmosphère s'assombrit. Bref, du pur Mahler ; une chatte n'y retrouverait pas ses petits ; ça rendrait fou Parménide.

Du coup, la notion de l'humor, présentée par le conférencier avant le concert, me paraît hyper adaptée à cette formidable bizarrerie. Jean Paul (non, pas Sartre, il avait la nausée) le décrit comme un « sublime inversé » : c'est le sentiment provoqué par la grandeur du sublime, mais à partir de petites choses, nous explique le conférencier. En fait, c'est un peu plus compliqué que ça ; je l'ai compris en lisant ça :

Humor is not sublime poetry, where the finite world loses its limits as the mind occupies itself with ideas that contain a higher purposiveness, but an “inverted sublime” (umgekehrte Erhabene), where the contrast between the finite and the infinite creates an infinity without purposiveness, “a negative infinity”, whose content consists only in the separation or contrast between the two.

Peter Banki, citant Jean Paul

L'individu romantique, fini par son corps, embrasse l'infini par l'esprit, il s'y confond et s'enivre du vertige des montagnes en prenant un air sombre et inspiré. L'humor apparaît lorsque la confrontation avec l'infini renvoie l'individu à sa propre finitude : au lieu de lui inspirer une puissance d'expansion mentale grisante, la grandeur du sublime le terrasse. Finie la communion avec la nature ; l'individu s'est fait casser :

However, unlike romantic poetry, humor implies a breach in the subject, where the finite world of the subject’s endeavors is measured against the infinite of the subject’s idea of reason. This causes laughter, a laughter mixed with pain.

Voilà pourquoi l'humor ne fait pas rire. Non seulement c'est le pendant du romantisme (et autant je peux être grave fleur bleue, autant je ne suis pas romantique dans l'acception germanique du terme), mais c'est son pendant négatif, qui ne le raille pas joyeusement mais exprime la souffrance de ne pas pouvoir l'embrasser. Le rire, dans ce cas, est la secousse qui vient briser les aspirations du sujet ; c'est le rire de celui qui se voit pleurer, un rire grinçant, grimaçant. Dans la symphonie de Mahler : le ricanement d'un violon accordé un ton trop haut. Qui se marre de ce que Kafka ne m'ait jamais fait rire. Que l'humour tchèque m'ait si longtemps échappé et m'échappe encore. Rira bien qui grimacera le dernier : je crois avoir enfin compris pourquoi je ne comprenais rien à l'humour à l'est du Rhin. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !

Mit Palpatine

1 Mahler himself, cité dans le programme.

21 février 2015

Stabat mater, gaudebat sorex

Les ors du théâtre des Champs Élysées après les bruns de la Philharmonie, la douceur indécente du pull de Palpatine, la chaleur des voix humaines... Ce Stabat Mater de Dvořák a pris des airs de Suave mari magno, la non-traduction du latin aidant à mettre à distance les souffrances chantées. De là où j'étais, tout n'était que douce beauté ; je n'ai même pas pensé à aller à la pêche aux métaphores et, de fait, n'en ai pas rapporté. De ce concert, je me contenterai (avec contentement) de dire que j'y assisté. Amen.

Pardon : AaaaAAAaAaaaAaaaamen.

15 février 2015

Grande messe un peu morte

Au premier balcon de la Philharmonie, je retrouve l'esprit des images de synthèse diffusées pour communiquer sur le lieu, sans l'impression de gigantisme qu'elles donnaient (si ça se trouve, c'est comme Bastille, qui paraît immense vue de la scène et d'une taille plus raisonnable depuis la salle). Avec le plafond du second balcon au-dessus de nous et les volumes vides qui contournent le renfoncement du balcon blanc sur le côté, on se croirait à l'intérieur d'une contrebasse. Du coup, je comprends mieux le choix des couleurs, que je persiste à trouver un peu tristounettes : les bois des instruments ont quelque chose de plus chaleureux ; il n'y a qu'à voir celui de certains violoncelles, qui tire sur le rouge.

Le jaune tristounet déteint un peu sur la Grande Messe des morts de Berlioz, alors même qu'un choeur immense emplit l'arrière-scène et que l'Orchestre du Capitole Toulouse est dirigé par un Tugan Sokhiev qui dépote. Contrairement aux solistes de la veille, le choeur s'entend, mais il ne touche pas ; on ne sent pas le grain des voix, ce grain qui d'habitude suffit seul à me mettre en transe. Plus réjouissant sont les cuivres disposés aux quatre coins de la salle (de chaque côté de l'arrière-scène et du premier balcon, où je me trouve heureusement), qui croisent le son comme on croiserait le sabre laser. J'hallucine des diagonales de Willis dans le volume vide au-dessus de l'orchestre.

Parmi les plus beaux moments, il y a cette espèce d'effroi blanc, moment où l'horreur se dit dans un murmure du stupéfaction. Passé l'effet saisissant, je remarque que c'est une construction récurrente : comme pour un sauvetage en mer, les femmes d'abord, les hommes ensuite – de la stupeur au tremblement. Sauf qu'on ne tremble pas. Ou, si vous préférez, selon l'expression palpatinienne consacrée, le frissonomètre ne décolle pas. Tout se passe comme si, pour clarifier le son, on l'avait épuré de tout ce qui le rendait vibrant. Aussi étincelante soit-elle, à l'image de ses cuivres formidables, la messe est aussi morte que ceux qu'elle célèbre.