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26 octobre 2014

Le chevalier, la rose et le basson

Ainsi parlait Zarathoustra reste sur une de mes étagères à demi-lu mais les passages crayonnés en orange pourront témoigner de la curiosité que je pouvais avoir à entendre la pièce qu'en a tirée Strauss. Alors que l'introduction retentit, je réalise que je la connais déjà : 2001, l'Odyssée de l'espace se rejoue en 2014, salle Pleyel, avec la silhouette noire du chef d'orchestre dans le rôle du mystérieux monolithe émetteur de sons. Singes et aphorismes se disputent la place dans mon imaginaire jusqu'à ce que Paavo Järvi éteigne des vagues sonores successives, découvrant à chaque fois derrière une vibration, ténue mais tenace, qui devient audible d'être ainsi isolée. Cette respiration analytique ne dure pas et la musique enfle à nouveau, jusqu'à parvenir à la limite de la cacophonie, comme si la musique essayait de tenir ensemble toutes les contradictions nietzschéennes – un moment de confusion d'une extrême beauté – moment vite dépassé car on ne saurait soutenir ces contradictions très longtemps dans l'apnée de la synthèse ; il faut reprendre le cours de la pensée, l'épouser pour la suivre et s'émerveiller d'où elle pourra nous emmener, même si on se trouve décontenancé.

Décontenancée, je le suis par Burlesque pour piano et orchestre en mineur car je ne vois absolument pas ce qu'il y a de burlesque là-dedans, aussi aveugle que le papillon de nuit agité qui ne cesse de se cogner contre le clavier, persistance rétinienne des mains vrombissantes du pianiste. Pas aveugle cependant au point de ne pas repérer un bassoniste très canon, avec des pommettes très marquées, comme Palpatine – et des cheveux un peu longs, comme Palpatine, ajoutent sur un ton gentiment moqueur @JoPrincesse et @_gohu, juste devant moi. De l'importance d'être constant : Palpatine et moi regarderons désormais dans la même direction (si ce n'est pas de l'amour, ça), vers ce pupitre fort inspirant (un pupitre est toujours inspirant pour qui a lu Laclos). Curieusement, alors que je voyais surtout chez la bassoniste de Palpatine les joues gonflées façon photo d'anniversaire à l'instant de souffler les bougies, je remarque davantage chez le mien comment les lèvres s'approchent de l'anche... La bassonophilie, maladie sexuellement transmissible du mélomane, à très longue période d'incubation. Il semblerait que l'on vive très bien avec mais, par mesure de précaution, sachez que l'audition répétée de Berio devrait vous vacciner.

Trêve de pathético-pathologique : le vrai moment d'émoustillement de la soirée était la suite d'orchestre du Chevalier à la rose. Strauss y donne à la musique, art diachronique par excellence, les qualités de la peinture : un moment de suspension dans la valse et c'est le souvenir du bal qui s'immisce dans le temps même de la danse ; un tintinnabulement qui résonne comme un carillon sur les coups de minuit et c'est la certitude de la séparation qui déchire l'être amoureux dans le moment même de son émerveillement. Quelle partition sublime que celle qui vous fait sentir dans le même moment ce qui est et ce qui a été, ce qui a été et ce qui sera... C'est là la vérité et la tragédie de ce que l'on est, tragédie balayée par une valse « sucrée et effrontée » qui emporte tout à sa suite. Avant que de le savoir, vous êtes déjà entrés dans la danse et vous croisez, surpris, le regard de Paavo Järvi comme le cavalier d'un autre couple par-dessus l'épaule de sa partenaire. Eh bien ! valsez maintenant.

15 octobre 2014

I got rhythm (and lost it)

L'Adagio pour cordes de Barber est une musique de film. De quel film, on est incapable de le dire mais c'est une musique de film à n'en pas douter, même d'un film que l'on n'a pas vu, même d'un film qui n'a pas été tourné. C'est une silhouette de dos, face à la mer, une nuque et des mèches défaites, qui regarde s'agiter regrets lancinants et souvenirs passés. Tristesse, nostalgie, perte et déchirures de tout un vécu sont ballotées, balayées par les bourrasques jusqu'à ce que l'amertume se soit retirée et que, soudain, l'immensité embrassée, le vent ne renvoie que beauté.

En plein travelling sur les lagunes, Qigang Chen lève le bras et le spectateur s'immobilise : l'oreille tendue, comme dans un coquillage le bruit de la mer, on entend dans Er Huang le silence assourdissant du vent qu'il a fait cesser. Chaque touche enfoncée est presque une violence à la résonance qu'elle prolonge. Quittant l'océan, on est passé sur la temporalité d'une nappe d'eau souterraine. Elle goutte, cristalline, de roche en roche et ce n'est que peu à peu que le courant se forme à nouveau pour nous emporter vers d'autres rivages.

On se retrouve de l'autre côté de l'océan, dans un New York de dessin animé. I got rhythm, c'est la grosse pomme à déguster sous une cloche d'argent, soulevée par un serveur, le nez droit et l'œil snob, qui, faisant un pas de côté, découvre une infinité de serveurs identiques, qui tous s'écartent les uns après les autres d'un pas alerte, comme dans une chorégraphie de Broadway. Sacré numéro aussi que Jean-Yves Thibaudet, un poil moins Liberace que la fois passée.

Autant le pianiste avait le rythme dans Gershwin, autant on ne peut pas en dire autant du chef qui nous a servi un Roméo et Juliette à l'image de son nom : Long (Yu). Dix-quinze minutes de plus par rapport à une interprétation normale et ce sont quarante minutes de trop. Les rouleaux des Capulet et des Montaigu, que l'on sent lourd de tout une destinée, prêts à déferler sur Roméo et Juliette pour écraser leur amour naissant se sont figés en d'immenses troncs d'arbres, dont on se sert pour donner d'énormes coups de boutoir contre les portes d'un château qui résiste... résiste... et lorsqu'il cède : on s'est trompé de château. Comme dans un mauvais rêve. Ce n'est pas le château de la Bête ni celui de la Belle, fût-elle prénommée Juliette, c'est celui de la Belle au bois dormant : on se met à pioncer, d'un ennui profond. Une fausse note me fait parfois soulever une paupière mais, malgré ma compassion pour les musiciens soumis à un joug si pesant que leurs instruments ruent dans les brancards, la torpeur me reprend.

Belle idée qu'une musique de ballet à un tempo différent de ce qui est dansé (souvenir heureux d'un Lac des cygnes essoré), encore faut-il savoir rythme garder. Maintenant que Long Yu nous a donné la preuve (a contrario) que le chef a une importance primordiale, qu'on nous rende Paavo Järvi ! Il nous aurait fait une Juliette sautillante à souhait au lieu de cette mégère au cul terreux convoitée par un Roméo qui n'a de chevaleresque que l'armure – sûrement rouillée pour lui faire le pas aussi pesant.

10 octobre 2014

Fête de début d'année

Au rang BB, la tête levée vers la voix enchanteresse qui flotte au-dessus d'un cône de robe bleue, je retrouve l'émerveillement qui me prenait, petite, au pied du sapin, lorsque celui-ci me paraissait encore immense parce que je n'avais pas encore grandi. Aga Mikolaj est merveilleuse, et avec elle tout le Te Deum de Dvořák. Le texte latin, utilisé comme un Ipsum lorem par le compositeur en l'absence du texte qu'il devait recevoir, est un fabuleux prétexte à une grande fête où les chœurs vous parviennent assourdis par l'orchestre, comme des amis qui vous appelleraient de loin, à travers la foule.

Devant moi prend ensuite place la plus refaite des deux sœurs Labèque : tandis que, sous l'effet de ses doigts et d'un tropisme gémellaire idiosyncrasique, les touches tendent à aller par deux, je me demande si elle voit quelque chose à travers les deux demi-lunes qui lui servent d'yeux. Du Concerto pour deux pianos de Martinů, je garde au final l'image du code barre collé en face de moi sur le tabouret – un souvenir-écran ou/où je n'y entends rien !

Gland de chêne, noisette et châtaigne, le dégradé des violoncelles donne à la Symphonie n° 8 de Dvořák des couleurs automnales. La joie m'emporte, comme la bourrasque les feuilles mortes qu'elle fait danser.

21 septembre 2014

Stabat spectator

Coppélius de concert, le chef d'orchestre se trouve projeté le buste en arrière sous l'assaut de la musique. Cela cavale ! Cela cavale même beaucoup pour une musique religieuse... qui n'en est pas puisqu'il s'agit de l'ouverture de Guillaume Tell qui, en l'occurrence, ouvre sur le Stabat Mater de Rossini. À un morceau (de choix) près.

À la cavalcade que je connaissais sans connaître, a suivi la pièce d'un compositeur que je connaissais sans l'avoir reconnu : Respighi truffe sa partition de notes égrenées à la harpe, au xylophone et à tout un tas de petits instruments de percussions, dont mes préférés restent ces espèces de souris d'ordinateur, disposées côte à côte comme les pépins d'une pomme stylisée, et sur lesquelles les doigts du percussionniste rebondissent joyeusement. Anthopomorphisme murin : ce sont des castagnettes, dont je n'avais jamais soupçonné qu'on puisse en jouer sans les tenir au creux de la main. Encore plus curieux, elles n'introduisent aucune espagnolade : on a moins envie de taper des mains et des talons que de se lancer dans un manège de tombés posés tours et grands développés seconde en tournant. Ce n'est pas pour rien que ce morceau de Respighi a pu être considéré comme de la musique de ballet ; la proximité de Rossiniana avec Chopiniana aurait dû me mettre la puce à l'oreille !

Je retrouve dans le Stabat mater de Rossini ce qui m'avait plu dans la Petite Messe solennelle : la proximité d'une musique dite religieuse avec l'opéra, la chaleur italienne pour évoquer des thèmes sombres, le côté tout à la fois bourrin et délicat d'un Hugo, comme la dentelle de pierre d'une cathédrale. Et les chœurs... si puissants et si fins que j'ai un moment eu l'impression que les voix provenaient des archets des contrebasses. Et cet a-men final où l'on tombe presque dans le silence entre les syllabes, deux souffles de résignation sereine avant la clôture instrumentale.... Il n'y a que les Italiens pour avoir ce sens du grandiose. Et offrir des chocolats à la sortie. Merci Rossini, merci le Teatro Regio Torino.