Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08 mai 2014

Mort nez

Il ne suffit pas d'un bon orchestre et d'un bon programme pour faire une bonne soirée. J'en ai encore eu la preuve hier à la salle Pleyel, que le public a manifestement pris pour un sanatorium : on a battu des records de tuberculeux au mètre carré. Entre deux toux, on pouvait pourtant deviner la beauté des Kindertotenlieder de Mahler, tout aussi dépouillés que la Musique funèbre maçonnique de Mozart donnée en ouverture, et comme fascinés par la mort d'êtres qui ont à peine eu le temps de vivre, hantés par leurs regards passés et leur absence présente.

À l'entracte, fuyant les tuberculeux du parterre, je me retrouve au premier balcon, avec pour voisin un nez siffleur. Neuf cors et une armée de trompettes suffisaient à peine à couvrir le bruit de ses nasaux et j'ai passé Une Vie de héros de Strauss avec la main en conque autour de l'oreille – vous parlez d'un exploit ! Entraînée par les flûtes railleuses, j'ai imaginé toutes sortes de vicissitudes que les nez siffleurs auraient pu endurer si Dante avait prévu un cercle de l'enfer spécialement pour eux – mais les entendre mouchés par Strauss, ce n'est pas mal non plus, il faut bien l'avouer.

Bref, un concert qui s'appréciera en replay.

27 avril 2014

Œ-DI-PUS REX !

Une musique de ballet en ouverture, cela ne mange pas de pain et c'est parfait pour faire la mise au point des jumelles (pour comprendre que la beauté de la jolie altiste du fond vient de ses pommettes très marquées) et décider si l'on voit mieux par-dessus ou par-dessous la barre de sécurité (à la fin des Créatures de Prométhée, la réponse est évidente : ni l'un ni l'autre).

Les Métaboles de Dutilleux, mobile de sons qui ricochent et dégringolent de manière imprévisible, ressemblent aux structures métalliques de James Thierrée : elles se disloquent pour mieux se réinventer. Dans ce drôle d'univers aux mondes sans cesse changeants, il suffit de quelques lointains accents jazz pour faire surgir une jungle urbaine qui surgit à une autre jungle, pleine d'yeux et de pattes qui cavalent en tous sens parmi les branches sans qu'on puisse les distinguer.

Œdipus rex de Stravinsky m'a presque donné envie de refaire du petit latin, c'est dire. Malgré la narration assurée par le récitant exprès pour que l'on n'ait pas à s'embarrasser de la langue, je m'amuse à retrouver les mots latins – exercice qui combine compréhension orale et version à partir surtitres, le chanteur interprétant Œdipe n'ayant manifestement jamais eu à réciter ses déclinaisons1. La (très relative) facilité s'explique à la lecture du programme : il s'avère que je fais de la version sur le résultat d'un thème, le livret étant une adaptation-traduction de la pièce de Cocteau. Je n'avais pas fait le rapprochement à l'écoute mais, on retrouve effectivement le mythe pour ainsi dire brut de La Machine infernale, qui se déroule, implacable, jusqu'à ce qu'à ce que tous les personnages soient zigouillés, exilés ou estropiés selon une distribution immuable. L'important n'est pas d'observer l'origine d'un complexe psychanalytique, c'est que le mythe soit présent, qu'il soit rejoué, là. Le latin nous dispense, nous interdit même d'explorer la psychologie des personnages ; « la parole devient pure matière à travailler musicalement, comme le marbre ou la pierre servent au travail du sculpteur ». On peut ainsi se laisser emporter par le chœur d'hommes qui incarne le peuple de Thèbes au rythme de tambours quasi-galériens et se laisser surprendre par la révélation de l'oracle, répétée dans un souffle par Œdipe, d'une voix livide. À la sortie du théâtre, je tape sur tout ce qui me tombe sur la main avec la légèreté de colonnes doriques, entrecoupant mes percussions d'Œ-di-pus rex avec la voix caverneuse.

Non seulement le programme des 80 ans de l'Orchestre national de France est équilibré (Beethoven, Dutilleux, Stravinsky : un classique, un compositeur mort depuis si peu de temps qu'on peut le dire contemporain et un moderne) mais, avec les métamorphoses des Métaboles et la relecture moderne d'un mythe antique, il témoigne d'une belle intention : que les orchestres soient à l'image de la musique classique, un art sachant se réinventer.

 

*boum, boum* Œ-DI-PUS REX ! Œ-DI-PUS REX ! *boum, boum*
(On n'est pas loin d'un syndrome d'amplitude DO RÉ MI FA.)

  

1 Avant de taxer son latin de latin de cuisine, je devrais peut-être remarquer que la prononciation du latin semble légèrement différer selon la langue d'origine. Il faut dire que la phonétique a été reconstituée à partir des onomatopées trouvées dans les textes et quand on sait qu'un coq français fait cocorico alors qu'il fait kirikiki en République tchèque...   

01 avril 2014

Bruckner power & stream of consciousness

Assister à un concert, c'est souvent écouter l'humeur dans laquelle on est ce soir-là. Sans qu'on s'en rende compte, l'œuvre passe en sourdine et ce n'est que lorsque notre stream of consciousness bifurque avec un peu trop brusquement qu'elle ressurgit soudain, comme composition méritant notre attention pleine et entière. La musique débride le flux des pensées et, la plupart du temps, le canalise : les idées éparses se suivent soudain avec la même évidence que ces notes qu'on a cessé d'écouter mais qu'on entend toujours, et celles que l'on ressassait en boucle sont enfin déroulées.

Inévitablement, dans le processus, on projette une partie de nos humeurs sur la musique. Brahms, qui ne m'enthousiasme toujours pas plus que cela avec son Premier concerto pour piano, en a fait les frais : cette douce résonance résignée, barrée de coups de percussions discrets mais perceptible, n'est-ce pas exactement le sentiment de se sentir prisonnier d'une vie qu'on a pourtant tranquille, et dirigé dans ce sens ? Vous entendez bien les accords sonores du pianiste (d'une force assez incroyable), ces éclats de frustration exaspérée ? Et cette douceur, soudain : peut-être l'apaisement ; une accalmie, en tous cas, assurément. 

Plus rarement, non seulement la musique calme le flux de conscience (en le rendant justement conscient), mais elle parvient aussi à le rediriger. Pour ça, il faut des moyens, il faut la puissance de Bruckner. Maussade, grincheux, euphorique... tout le monde est ramassé dans son tractopelle céleste. Le second balcon devient un vaisseau spatial, d'immenses bras mécaniques se déplient et nous avec. On se redresse sur son siège comme Lincoln sur son mémorial, la poitrine en plus, façon guerrière bardée d'une carapace ultra-sexy jouant dans un film ultra-nul. Et oui, le stream of consciousness n'échappe pas à la pollution des eaux ; des trucs bizarres y flottent, genre un plan des derniers épisodes de West Wing ou la photo illustrant un article de Trois couleurs sur le dernier rôle d'Eva Green. En deux temps trois mouvements, Bruckner a nettoyé ce dépotoir : la Neuvième, ça décolle (de l'humeur poisseuse) et ça dépote ! Manger du lion au petit-déjeuner < Écouter du Bruckner après le dîner.

Comme un basson en pâte

On ne devrait peut-être pas le dire mais, parfois, ce sont surtout les bis qu'on retient d'un concert. Le Concerto pour violoncelle n° 2 de Haydn, le Concerto pour basson de Mozart et sa Messe de l'orphelinat ont eu beau faire passer une belle soirée au spectateur, comme un coq en pâte, les solistes leur ont volé la vedette.

Giorgio Mandolesi, qui a visiblement hésité entre une carrière de comique et de musicien, joue du basson comme d'autres de la guitare électrique – à ceci près qu'avec la couleur et l'angle de l'instrument, les petits coups de tête me font irrémédiablement penser aux a-coups du coq. Vengeance pour la comparaison ? Il nous a tous bien réveillés avec un bis cubain et un scoop : le basson est un saxophone qui s'ignore !

De loin, dans sa robe plissée verte très élégante (en dépit de mon désamour total pour cette couleur), Sol Gabetta me fait penser à l'actrice qui joue Teddy dans Grey's Anatomy. Ne cherchez pas de photo s'il vous manque le comparé ou le comparant : les deux grandes blondes à la maigreur musclée ne se ressemblent pas du tout de visage. Peut-être est-ce le mélange de passion et de précision chirurgicale avec laquelle la violoncelliste se penche sur son instrument... Toujours est-il que le bis qu'elle nous a sorti (et dont je n'ai évidemment pas retenu le nom – je prie pour que Joël passe par ici me le déposer) était fascinant, plein de doigts qui descendent, aussi inexorablement que s'avance l'araignée qu'on essaye d'éviter en reculant, et de cordes étirées à la limite de l'audible.

 

Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, miserere nobis, prends pitié de nous et de nos images saugrenues de souris incapables de se concentrer.