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29 avril 2012

Triple bill at Covent Garden

Samedi 14 avril
Photos plus tard, lorsque mon PC aura réappris le clic droit.
 

Dans Polyphonia, Christopher Wheeldon traque l'harmonie sur la musique dissonante de Ligeti : les danseurs, seuls ou en couples, sont autant de voix qui se superposent, se répondent ou s'ignorent. À tout instant le chaos devient canon, bientôt synchronisé à l'unisson, aussitôt décalé en cascade. Les ensembles désassemblés laissent parfois la place à des pas de deux plus troublants, où les dissonances menacent de se muer en discordances.

Les mouvements sont au diapason de la musique : aussi inattendus que la note qui suit – ou pas. S'il y avait plus de déhanchés, on jurerait voir du Balanchine. Ce sont les mêmes lignes, brisées et remodelées, et les mêmes justaucorps, ceinturés à la taille, à ceci près qu'ils ont leur propre tempérament : violet comme les Sweet Violets de Liam Scarlett – au point que j'ai cru à une inversion des deux titres. Mais Christopher Wheeldon possède un vocabulaire qui lui est propre, avec des portés où la danseuse n'est pas déployée par son partenaire, comme c'est souvent le cas d'habitude, dans les pas de deux amoureux où la passion porte toujours plus haut, plus loin, plus fort, au risque de devenir sportive ; au contraire, la danseuse est repliée sur sa jambe de terre loin devant elle, et son partenaire maintient ses hanches-fermoir comme s'il était garant d'un secret. Et si l'on s'écarte de la ligne, ce n'est pas au niveau des hanches, comme chez Balanchine, mais des genoux, seuls à pouvoir alors briser l'immobilité.

Enfin, parmi toutes les notes éparpillée, n'oublions pas la note d'humour, lorsque les danseuses plongent en avant, mains par terre, jambe repliée en parallèle montée derrière elle, ou lorsque deux danseurs aux gestes suspendus attendent un improbable accord pour prendre la pose finale. Le ballet en devient moins grinçant qu'agaçant un spectateur qui reste un peu sur sa faim alors qu'il n'en a pas perdu une miette.

À voir, une interview du chorégraphe, entrecoupée d'extraits (à 1'26).
 

*  *  *

Sweet violets n'a de commun avec Polyphonia que la couleur. Et un chorégraphe jeune. Très jeune, même, en ce qui concerne Liam Scarlett, qu'on dit prometteur parce qu'il est encore vert. J'avais déjà vu Asphodel Meadows, plein de beaux moments, mais plein jusqu'à la saturation, comme si le chorégraphe avait voulu en une pièce montrer toute l'étendue de sa créativité. Si la danse est plus aérée dans ce nouveau ballet, narratif, le foisonnement s'est retrouvé dans l'histoire, qui déborde d'échos n'occasionnant que confusion.

Au cœur de l'intrigue, une prostituée se fait assassiner. Peut-être par un inconnu, peut-être par Jack l'éventreur, peut-être par l'ami de Walter Sickert, un peintre fasciné par ce meurtre au point de le mettre en scène avec le danseur-assassin de la scène précédente, et de finir lui-même en meurtrier. A moins que la silhouette noire qui rôde soit bien Jack l'éventreur, et non la mort personnifiée. Toujours est-il qu'une deuxième prostituée se fait zigouiller. Ou bien un modèle du peintre. Ou une danseuse, tout bien pensé, vu que nos assassins potentiels vont puiser dans ce vivier de gambettes et de gorges bien fraîches – l'épisode n'est pas d'un intérêt exceptionnel, le public n'étant ni celui de la salle ni celui de la scène, mais la scénographie est extrêmement ingénieuse, avec sa guirlande lumineuse au sol pour symboliser la rampe (pour une fois le théâtre dans le théâtre n'échappe pas aux règles de la perspective). On n'a d'ailleurs pas lésiné, d'une manière générale, sur les costumes et les décors.

On arrive ainsi au paradoxe d'une danse très expressive (des corps, de leurs désirs, de leurs instincts) qui remonte des sensations jusqu'aux sentiments, mais ne parvient pas à raconter une histoire. En passant de l'abstrait au narratif, Liam Scarlett a épuré sa danse ; reste à se départir de l'anecdote... ou à embaucher un librettiste. Les scènes autour du lit pourraient ainsi s'émanciper, sorte de Rendez-vous inversé entre le jeune hommes et la mort.

 

*  *  *

Carbone life est aussi ambivalent que son composant : diamant brut ou graphite appelant la gomme. Il y a des moments totalement jouissifs, où l'on ferait bien corps avec le ballet, à l'enthousiasme soldatesque, et il y a des moments où ce ne sont plus les spectateurs mais les danseurs qui s'abandonnent – au plus grand nawak. Je n'aurais pas vu grand inconvénient à fermer les yeux dans, voire sur, ces moments, si je ne devais déjà me boucher les oreilles à cause des chanteurs, enfin, des gueuleurs présents sur scène. Faut-il nécessairement faire mal aux tympans pour être rock'n'roll ? Une chose est sûre, ceux-là, je ne les inviterais pas dans mon Appartement. Ils m'ont gâché une pièce par ailleurs très travaillée au niveau de la scénographie et des lumières : des formes géométriques qui répondent aux costumes improbables des danseurs. Je reste perplexe : serai-je toujours déçue par Wayne McGregor parce qu'il est le chorégraphe d'un Genus où serait passé tout son génie ?

39, 40, 41, Wolfgang Amadeus Mozart

Passée par le sas d'un thé au jasmin accompagné d'un moelleux au chocolat et surtout d'un financier aux amandes, vert comme le sachet de thé, partagés avec Palpatine après une journée éprouvante dans une fac sans chauffage, c'est avec soulagement que je me suis installée dans mon fauteuil d'orchestre, face aux bois chaleureux et aux cuivres d'autant plus rutilants qu'on les voit à travers des yeux mi-clos. J'attendais que la musique me délasse.

La première et 39e symphonie, avec ses courtes expirations récurrentes toujours suivies d'un soupir sonore, a expulsé les derniers frissons que je pouvais avoir. Vidée, dilatée dans la dernière mesure. La musique circule à travers ma respiration fatiguée sans me faire vibrer, sans exiger de moi une énergie que je n'ai plus. Je suis là simplement, à sentir l'horlogerie infatigable qui donne à mes veines la pulsation ; mes poumons qui se remplissent et se vident sont devenus mon métronome. La musique s'y insère sans peine, sans faire de bruit, et je souris en entendant les bassons descendre quelques marches musicales comme des bonhommes ventripotants qui se bidonnent.

Un portable sonne dans la salle, avec une justesse à faire rougir de honte mon Nokia : l'orchestre vient d'entamer la 40e symphonie. Dégagé de sa camisole synthétique, le thème s'élance sur les marches basses et blanches d'un palais italien embrumé par l'abstraction de l'imagination. Les colonnes éblouissantes qui entourent le premier élan dramatique deviennent soudain l'ombre d'où l'on aperçoit une place écrasée par le soleil et envahie par l'odeur du café -- tasse esseulée de publicité en plein opéra. L'architecte de cette symphonie nous amène abruptement "de l'interrogation à la résignation" : de la puissance du marbre à sa superficialité.

La 41e symphonie balaye ce décor et souffle le personnage à cape qui en est sorti, le faisant reculer un peu plus à chaque rafale -- on n'invoque pas Jupiter sans raison. Alors que je ne suis pour ma part pas soufflée, j'observe avec bonheur mon copaing s'en donner à coeur joie, j'ai nommé le poète de Spitzweg. Ce n'est pas que de la tête qu'il dialogue avec ses coéquipiers, mais de tout son instrument, qu'il tourne avec lui comme si sa contrebasse avait le torticolis. A tout instant il met le pied par terre comme d'autres le mettent à l'étrier, et on ne sait jamais qui de lui ou de l'enquêteur de la Crim', 3e contrebassiste fonçant tête baissée, sera le jokey vainqueur. Au milieu, le jeune musicien que le poète semble avoir pris sous son aile (ce qui, si vous suivez bien, fait de la contrebasse non une jument mais un pégase) a des allures de nouvelle recrue d'Oxbridge en débauche à Paris. Une histoire de pupitre, sûrement.

Allez aussi jeter une oreille chez Joël, Laurent et Palpatine

20 avril 2012

Schumann, Schubert, Strauss

Pour être exacte, c'est plutôt Schumann, Schubert, Strauss, Schumann.
Et pour être très exacte, c'était Schumann, Schubert, Strauss, Strauss, Strauss, Schubert, Strauss, Strauss, Schubert, Strauss, Schubert, Strauss, Schumann (à la fin de cette chroniquette, je ne confondrai plus Schumann et Schubert).
Mais pour être beaucoup plus brève, je n'en serais pas moins dans le juste, en résumant par : Goerne. 

Reprenons dans l'ordre en revenant à nos Schumann. Manfred ouvre in media res : en douze minutes, soit un direct Versailles-Paris, on ne compte déjà plus les coups de théâtre dramatiques de la partition. Pas le temps de suivre l'action, je suis rapidement rejetée à ma place, assistant à la scène comme Lucrèce aux naufrages, du haut de sa falaise. En contrebas, les lames se fracassent. Suave mari magno. J'entre en sidération devant les pieds d'un violoniste dont l'archer ne semble pouvoir frotter les cordes que si les semelles brossent le parquet. 

Poursuivons dans le désordre afin de garder le meilleur pour la fin. La symphonie n° 1 de Schumann après les lieder, c'est, selon Klari, comme un paquet de chips après un dîner dans un restaurant étoilé. Je n'irai pas jusqu'à retrouver dans ce superflu le nécessaire de Gautier, mais enfin, la chose a plutôt bien tournée, puisque les chips se sont révélées être au vinaigre. De trop mais plutôt savoureux. Cette symphonie du Printemps n'est pas franchement printanière ; elle serait plutôt rouleau. Un rouleau qui fait crépiter ce sur quoi il passe. On a du pétillant, au final, qui donne lieu à quelques poses toonesques de Paavo Järvi : bien campé sur ses jambes, le poing se pose un instant sur la hanche, la paume relachée comme une petite moue, qu'il adresse je ne sais pas trop à quel pupitre, comme s'il avait joué une plaisanterie. Cette symphonie ressemble en fait assez à un ballet où chacun y va gaiement de sa petite variation et où l'on se salue tous les dix pas.

Allons enfin à l'essentiel. Mieux : au sensuel. Goerne n'est pas mon type, même avec ses extraordinaires yeux de poisson sur un corps d'ours (le poisson a habituellement le regard mort et celui de Matthias Goerne respire l'intelligence, mais je n'y peux rien, c'est évident comme la logique des rêves tant qu'on n'est pas réveillé, il a des yeux de poisson -- ou peut-être bien de truite, ce qui se psychanalyserait par le fait que Die Forelle est le seul lieder que je connaissais avant de mettre les pieds à Pleyel). Mais sa voix est séduisante, extrêmement séduisante. Voluptueuse. Qui caresse la peau et fait frissonner les entrailles. Comme si on avait nous aussi muté en poisson et que l'on respirait la musique par les ouïes. C'est d'ailleurs une douche brûlante que l'on reçoit lorsque le baryton tourne la tête vers nous et nous inonde de sa voix. Il fait ensuite un peu froid tandis le cône acoustique nous est soustrait, et on attend son passage, aléatoire, comme la lumière d'un phare. Durant ces accalmies d'émotions, je m'aperçois que, loin de la tête qui intellectualise tout et empêche les larmes de célébrer les mystères, il se passe des choses, contractions et frissons -- on est remué.

Accalmies relatives aussi, que les lieders de Schubert par rapport à ceux de Strauss, pleins de sens jusqu'à la saturation synesthésique ; c'est alors qu'on est ébloui. L'Invitation secrète rutile comme le rubis rouge sur la coupe étincelante que la femme élève jusqu'à sa bouche et par laquelle, depuis Ovide, elle communi(qu)e avec son amant au milieu d'une assemblée bruyante. Impatience à peine déguisée de désirer la nuit plutôt que le corps de celle qui s'y abandonnera : O komm, du wunderbare, ersehnte Nacht ! 

Le premier vers de Ruhe, meine Seele est presque insoutenable : Nicht ein Lüftchen reggt sich leise, et il n'y a effectivement pas un souffle d'air, pas une seule respiration du chanteur qui traverse cette étendue irrespirable d'une seule expiration. Cela a quelque chose d'oppressant et en même temps de soulageant, comme lorsqu'on sort de la piscine avec la cage thoracique vidée par une longue séance de natation. C'est ce qu'est ce lieder, une expiration qui aspire au vide. Repos. Oubli.  

ruhe, ruhe, meine Seele,
und vergiB, was dich bedroht !

La plénitude par le vide. 
Ce concert m'a lessivée : épuisée mais apaisée, décrassée de mes pesanteurs quotidiennes. 

 

Et maintenant, allez vous blottir dans l'"édredon sonore" préparé par la voix enveloppante de Goerne chez Klari, et si vous parvenez à en sortir, allez faire un tour chez Joël puis Palpatine

02 avril 2012

Gathering at my apartment

Mardi, chou blanc. Vendredi, chou blanc. Samedi, enfin, c'est ravioli, j'obtiens in extremis un Pass. Grâce soit rendue à mon guichetier préféré, qui n'a pas trop encouragé les trois touristes en lice pour le plein tarif à espérer un troisième retour, et pendant qu'elles se concertaient pour savoir s'il fallait ou non se désolidariser, nous a lancé : "Les filles, c'est le moment de prier !" Exaucées, donc. Je sautille sur place, tandis que ma voisine de Pass ne se départit pas de sa beauté sereine.


Dances at a gathering, un morceau de poésie en apesanteur. D'humeur béate, j'en ai plus profité encore que lorsque je l'avais vu dansé par le New York City Ballet. Robbins a chorégraphié un paradoxe : des variations d'une rapidité incroyable qui virevoltent jusqu'à la plénitude et métamorphosent la vivacité en douceur.

Josua Hoffalt ouvre le bal, nouvelle étoile qu'on commence à distinguer dans le ciel ensoleillé de la pièce ; premiers éclats d'humour, élégamment émoussés. Le printemps arrive avec le sourire jonquille de Muriel Zusperreguy, accompagnée d'une jeune pousse, Pierre-Arthur Raveau. Petite feinte à gauche, je bourgeonne à droite... ce jeu a la fraîcheur d'une femme qui ne fait pas l'enfant. Et voilà le moment venu de voir la vie en Aurélie Dupont, cueillie par un Karl Paquette violettement sexy. Ah, ces sauts tranquilles... il danse grand, comme d'autres voient grand. Forcément, les équilibres de sa partenaire font merveille et renforcent encore cette impression d'apesanteur - tout comme les portés, peu ou prou renversants, poupe ou proue renversées. Là-dedans, Agnès Letestu intervient comme une grande herbe folle, la tête recourbée par le vent. Eve Grinsztajn, impeccable, implacable, serait une digitale. Un peu sévère, un peu austère, illuminée par ses cheveux rouges, je ne l'ai pas reconnue de suite, Garance. Encore un peu de bleu (Mélanie Hurel et Christophe Duquenne) et de brique (Alessio Carbone), et la garden party peut commencer, avec ses couples sans cesse recomposés. Final tranquille comme une sieste digestive : les bras de toutes les couleurs font éclore les couronnes et retomber cette valse de pétales éparpillés.

 

Appartement transforme la grande maison en une coloc' de Shadoks. Salle de bain, salon, cuisine... le tour de propriétaire nous montre que, chez Ek, toutes les pièces sont allumées. Vincent Chaillet, dans un costume pyjama à boutons-pustules, affalé sur un fauteuil en pilou pilou et éclaboussé de lumière cathodique, lorgne vers la télé d'une manière qui n'a rien à envier à La Linea ou aux triplettes de Belleville. Encore plus réjouissant que la toilette au bidet de Marie-Agnès Gillot, mais moins barré que le pas de deux enfumé plus qu'enflammé de Clairemarie Osta et Jérémie Bélingard, au terme duquel ce ne sont pas les carottes mais le bébé qui est cuit : manière radicale pour le couple d'accoucher de ses petites guerres intestines. J'ai ri, interloquée de retrouver une de ces petites horreures mitonnées par mon inconscient censuré (car, oui, j'ai déjà rêvé accoucher au-dessus de la porte ouverte d'un four, mais paradoxalement, c'était moins cauchermardesque qu'un autre rêve d'accouchement "normal" - d'où vous pouvez mesurer la force de mon désir de ne pas avoir d'enfant).

D'une pièce à l'autre, le couloir est toujours plein de gens gueulant. Tandis qu'Audric Bezard, en veste turquoise, pommettes effilées, cheveux décoiffés et mâchoire démantibulée par les cris, parle à mes hormones de balletomane primitive, Jérémie Bélingard a une version plus moyenâgeuse de l'homme des cavernes, avec son pantalon marron boudiné de rayures horizontales et des yeux exorbités. Excellent ! Le prince ne me fait ni chaud ni froid, mais le gueux bouffon me plaît infiniment plus. Au milieu de cette mauvaise troupe, meilleure qu'une bonne blague, il y a aussi Nicolas Leriche, toujours viril dans une côte de maille allégée jusqu'au tulle transparent et teinte en rose fuschia. Dans son duo avec Alice Renavand, l'émotion est à fleur d'humour. J'adore le moment où, recroquevillée sur le dos, elle le bloque avec ses pieds et où il lui débarbouille la figure à coup de caresses (cf. la dernière photo). Et celui où il vient nicher sa tête sous ses côtes (juste déposée, là où, dans Le Parc, Aurélie se laissait tomber contre Manuel comme un coup de bélier) et où, à peine touchée, le bonheur ruisselle comme un pommeau de douche sur sa tête renversée.

Appartement, c'est aussi la pièce après laquelle vous ne regarderez plus jamais votre aspirateur comme avant. Parce qu'on peut danser la gigue irlandaise avec un aspirateur-polochon. Et invectiver comme des harengères le groupe de rock en fond de scène parce qu'il déménage*. Définitivement à part.

* Au final, c'est Laure Muret qui part, avec quelques larmes et un énorme bouquet. Elle fait tellement jeunette que j'ai cru qu'il s'agissait de son anniversaire et non de son départ à la retraite.

16:54 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, garnier