22 mai 2012
Cesena, à l'aube de la voix
dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute...
Roland Barthes
Il fait nuit sur scène. Un homme s'avance, entièrement nu, et émet un long cri, repris et modulé – remonté – par ses flexions. Pas de doutes, nous sommes au théâtre de la Ville. Cela continue, on attend patiemment. Un tailleur de pierre se fait entendre en coulisse et soudain, it dawns on me. J'assiste à la pièce d'Anna Teresa de Keersmaeker qui avait été donnée à l'aube à Avignon et avait pourtant laissé les spectateurs plus ravis que fatigués. Le cri du premier homme, c'est le chant du coq. On peut désormais légitimement espérer que lumière se fasse sur les déplacements que l'on devine dans la pénombre. Un groupe d'hommes (parmi lesquels quelques femmes, on le découvrira par la suite) que l'on entend plus qu'on ne le discerne fait crisser du sable. Un grand cercle de sable balayé jusqu'à devenir un cercle solaire. Une éclipse solaire.
La danse est réduite au rythme de la marche. Le mouvement n'a pas de forme, un déplacement de pénombre, tout juste. Alors qu'on écarquille les yeux depuis une vingtaine de minutes, une voix s'élève, qui nous en dissuade. C'est un soulagement : on voit ce qu'on voit, sans forcer les yeux, en écoutant les voix qui ont rejoint la première et l'ont contrepoint. L'Ars subtilior renaît de l'écho lointain du cri de l'homme chant du coq, un son brut comme la pierre qui résonne bientôt comme la voûte d'une cathédrale. Un son qui ébrèche les corps, vibrant et vivant sur son passage. Des corps traversés par un cri qui emprunte la voix pour se faire musique, ce n'est pas un spectacle.
« Lumières ! » crie soudain la régie. Que je crois. Le cri excédé vient du public, qui se met à rire jaune. Quelques réglages s'imposeraient en effet pour que l'aube artificielle fasse effet jusqu'au fond de la salle. En attend un ajustement qui ne vient pas, ni de la régie ni des yeux, cela discutaille et l'on a du mal à se laisser fasciner par ce début du monde. L'origine, comme toujours, se refuse. Indiscernable à l'oeil nu, la scène bascule en noir et blanc lorsque l'on veut s'aider des jumelles, camaïeu de gris mouvementés. Je n'ose imaginer les vieux atteints de la cataracte. La danse tarde tant à se faire visuelle que la salle s'éclaircit en même temps que la scène.
La lumière se lève imperceptiblement, sur la confusion des danseurs et des chanteurs que l'on ne distingue pas les uns des autres. Même en pleine lumière, ces poussières d'individus restent un groupe, des grains de sable qui crissent lorsqu'ils se rencontrent. La chorégraphie diurne n'y ajoute finalement presque rien : elle rend visible les corps fatigués, épuisés, travaillés par la voix, décapés par son grain, dispersés et réunis comme le sable. Sablier. Fablier. Musique, mutisme, brutalité de la pierre, de la voix, homme fou à relier : il y a quelque chose de médiéval chez ce groupe en baskets, qui s'efface peu à peu à mesure que les formes prennent corps. Lumière est faite – de désillusion. On s'achemine lentement vers une fin qu'on ne distingue pas plus que les origines (l'aveuglement n'est pas l'apanage des ténèbres), à l'image de cette grande femme que j'ai prise pour une gamine séduisante et qui s'est mise à viellir avec le jour, concentrant toute la grisaille de la nuit dans ses cheveux.
11:21 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : danse, musique, tdv
15 mai 2012
La dialectique de la potiche et de la cruche
François Ozon et Pina Bausch sont dans un bateau...
Dans Potiche, François Ozon part des clichés non pas pour les renverser (ce qui ne mène souvent qu'à affirmer le stéréotype en creux) mais au contraire pour mieux les développer. Il scrute le communiste de service, le fils à maman et sa chipie de soeur, le PDG imbuvable et sa secrétaire modèle, qui tous gravitent autour d'une belle potiche, mère, épouse et cocue. Lorsque cette dernière cesse de faire la potiche pour prendre la direction de l'entreprise familiale de parapluie, elle n'en reste pas moins une, n'ayant pris la direction que parce qu'on la lui a donnée et gérant tout ce petit monde avec la paternalisme le plus maternel qui soit. Le fils à maman reste fidèle à lui-même ; il ne renonce pas à son amour pour l'art en général et Kandinsky en particulier, il l'exprime seulement sur les parapluies de la fabrique (potiche, on vous dit). Le PDG imbuvable reste imbuvable même et surtout lorsqu'il n'est plus PDG. Quant à la secrétaire modèle, elle ne manque à aucune de ses fonctions, obéit seulement à un modèle différent quand Madame prend la place de Monsieur.
Les étiquettes ne sont pas déchirées, tout au plus déplacées (comme des potiches), ainsi que le suggèrent les post-it qu'arborent les personnages au front sur l'affiche du film. Mais fils à maman ou fille à papa, on ne sort pas du cliché et l'on découvre ainsi qu'il est très vaste. Beaucoup moins réducteur qu'on ne l'aurait cru : "Ta mère est une potiche, mais attention, elle n'est pas une cruche", observe très lucidement le PDG mis à l'écart. Avant de se débarasser du cliché, il faut être bien certain de ce qu'il signifie : autant la cruche manque de finesse et agit sottement, autant la potiche n'a que l'air d'une cruche ; sa fonction honorifique n'est assortie d'aucun pouvoir réel, elle remplit son rôle décoratif à la perfection. Potiche n'est pas un film cruche : il évite de dire ceci n'est pas cela, pour souligner que le cliché n'est pas affaire d'essence mais d'apparence. Distinguer les deux, voilà qui dispense de la bien-pensance d'avoir à démontrer que celle-ci ne correspond pas à celle-là. Ce n'est pas juste, c'est vrai. A double titre : pas d'identité (justesse de l'être et du paraître, qui ferait du cliché la définition parfaite d'une personne) mais un rapport (entre le discours qu'on tient sur une réalité et cette réalité) ; et injustice de confondre les deux.
Le problème de la cruche, c'est qu'elle n'arrive pas à passer pour une potiche. L'inverse est toujours possible, mais la cruche, elle, ne peut pas seulement paraître ce qu'elle est vraiment. Et c'est là que je deviens cruelle : après avoir parlé du cliché de la potiche chez François Ozon, je passe à ceux de Pina Bausch dans 1980 qui, antithèse oblige, écope du statut de pièce cruche.
Avant que vous ne me rendiez totalement sourde en poussant les hauts cris, je reconnais qu'il y a de beaux passages. Celui qui m'a vraiment marquée, qui n'avait besoin d'aucun écho pour faire sens et émouvoir (échos qui ne sont jamais venus ou que je n'ai jamais perçus), c'est lorsque le groupe des danseurs fait face à une femme, qui reste seule et impassible alors que les gens viennent un à un lui jeter une phrase mondaine stéréotypée à la figure pour prendre congé. Les visages fermés, les voix monocordes et la rigidité des corps transforment chacune de ces phrases d'au revoir en une rose d'adieu, qui tombe avec indifférence sur le cercueil de la jeune femme. L'hyprocrisie décelée dans l'indifférence de formules comme "Venez nous voir si vous passez par chez nous" en fait rire certains ; je trouve la scène poignante, d'une tristesse indicible. Je n'ai jamais partagé le rire kafkaïen. L'absurde de Beckett peut me faire rire, mais Kafka, non. Je le comprends dans une certaine mesure, je crois, comme une espèce de réaction vitale contre une mécanique mortifère, mais je ne le partage pas. Peu à peu, ce ne sont plus les scènes qui me rendent triste, mais le spectacle de ces rires que je comprends de moins en moins à mesure que l'on bascule dans le burlesque. Un burlesque qui tend à oublier l'humour, ce trait d'esprit qui relève le comique du corps. Ses passages sur scène me font espérer que le sens surgisse. Sourire lorsque tous les danseurs étalés sur l'herbe pour faire bronzette se tortillent jusqu'à la nudité souhaitée, en s'efforçant de ne rien exposer (au public ou au soleil comme cette femme qui finit momifiée derrière ses lunettes de soleil). Mais l'éclaircie est de courte durée.
Blessé par l'amour qu'on lui porte, un autre (trop rare) joli moment.
Opérer des déplacements pour faire surgir l'insolite de l'habitude, c'est fascinant si l'on en voit le mouvement - et donc le sens : les phrases de fin de soirée transposées au cimetière font de la vie une réception mondaine, que l'on joue d'après des codes bien établis ; c'est incongru, mais cela a un sens. Absurde, si l'on veut, contraire à la raison, à partir de laquelle on se définit encore.
La plupart du temps, pourtant, dans 1980, on ne voit pas d'où l'on vient ni où l'on va. Plus de déplacements dans ces pitreries éparses, c'est déplacé. Déjà déplacé sans qu'il y ait eu de déplacement, une fausse provocation qui provoque une vraie lassitude. J'ai de moins en moins envie d'attendre la survenue, de plus en plus improbable, de ce qui donnerait sa cohésion à l'ensemble. Il n'y a pas de fil directeur ; à quoi bon former une boucle en reprenant à la fin l'ouverture, si c'est pour ne rien retenir dans ce noeud coulant ?
Cela nous fait une belle jambe, effectivement.
(photo d'Ulli Weiss)
Pas d'échos entre les scènes, voire parfois au sein d'une même scène. Les danseurs sont juxtaposés comme sur un photomontage sans idée, une somme de clichés qu'on croit avoir déplacés et qu'on a juste rassemblés. C'est flagrant dans la seconde partie de spectacle où se déroule une pseudo-parodie de concours (de beauté ? de personnalité ?) et où chaque candidat doit entre autres résumer son pays en trois mots (mention spéciale à l'Egypte avec couscous, haschich, bakschich). C'est du second degré, bien sûr. C'est bien trop long pour être du second degré, mais admettons. Pourquoi alors le public applaudit-il à la demande du présentateur du concours ? Il abolit ainsi la mise à distance critique sans même s'en rendre compte. Puisque la scène se présente d'emblée comme du second degré, aucun risque, n'est-ce pas ? Sauf que lorsque le premier niveau n'existe pas, le second devient de facto premier. On applaudit cependant, l'esprit tranquille, persuadé d'avoir la caution critique avec soi. Et le public de se donner en spectacle, pour ne pas voir dans la pièce le spectacle de notre société de spectacle.
Mais il a raison de se tromper, le public ; autrement, cela ferait belle lurette qu'il aurait déserté. J'en ai un peu voulu à Palpatine, à l'entracte, de me tirer de ma caverne de complaisance où je n'avais vu que du feu. Je me suis soupçonnée et je me souçonne même encore un peu d'être trop influençable et de faire la fine bouche par orgueil ; cela n'avait pas été si terrible jusque là... Se tromper rend le spectacle supportable. Se détromper est vertigineux : est-ce une pris de distance salutaire ou le dédain du snob ? Qui est dans l'imposture : celui qui veut voir une oeuvre d'art là où il n'y a peut-être rien ou celui qui ne veut pas voir une oeuvre d'art là où il y en a peut-être une ? D'où, qu'est-ce qui vaut mieux : un principe de précaution, pour ne rien manquer, quitte à s'abuser, ou un principe de méfiance, pour ne se laisser berner par rien, quitte à laisser passer des choses ? Cette représentation m'a laissée intranquille, et je ne suis pas tout à fait sûre, même si je suis près de m'en convaincre, de ne pas m'être prononcée contre cette pièce (à conviction ?) par facilité, après avoir pourtant trouvé que l'énervement de Palpatine à l'entracte était un peu fort de café. Si je cesse d'être indécise, voici néanmoins comment j'achève.
Ce serait le but de la pièce, alors, montrer à quel point on se laisse abuser par le second degré ? montrer qu'on ne peut critiquer la société du spectacle sans en même temps l'apprécier ? Mais je ne vais pas au théâtre pour me divertir ! Pour cela, j'ai les émissions de télé-réalité que j'apprécie pour ce qu'elles sont : un parfait moyen de s'abrutir quand on a trop de choses qui tournent dans la tête, quand on a envie de s'immobiliser l'esprit comme on s'avachit le corps sur le canapé, d'avoir son attention captée sans avoir à faire l'effort d'être attentif. Une diversion, en somme. Et je repense au slogan de La Terrasse, emprunté à Pasolini : "La culture est une résistance à la distraction" Contre quoi voulez-vous que le grand bazar de 1980 exerce une résistance ? Les carcans de la société ? Il aurait pour cela fallu les présenter, les malmener, s'y frotter pour les faire exploser (tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse) ; leur absence débouche seulement sur un grand bazar où la seule fantaisie qui s'exerce est celle du caprice.
Si au fond de moi, j'attends toujours qu'on vienne me détromper, c'est qu'il y a une chose que je ne comprends pas et que je ne veux pas admettre : comment la même personne a-t-elle pu faire Le Sacre du printemps et ça ? On ne mélange pas les torchons et les serviettes, ce n'est pas pour mélanger les potiches et les cruches.
16:56 Publié dans Souris de médiathèque, Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : danse (si on peut dire), théâtre (si on peut dire), tdv (aucun doute là-dessus), film, dvd
14 mai 2012
De l'exaspération à l'extase
Concert d'il y a deux semaines. Environ.
A plus ou moins un CEP et une maquette.
J'ai failli écrire ici une lettre ouverte à Michael Gondry, parce qu'il s'y connaît en démagnétisation, et que j'ai en ce moment quelques soucis de mauvaises ondes avec les appareils électroniques. Avec un mois de mai aussi plombé en boulot qu'il est aéré de jours fériés, ces caprices technologiques m'ont mise sur les nerfs. Il me faut donc, avant d'entamer cette chroniquette, confesser avoir été d'humeur massacrante en entrant à Pleyel. Je comptais sur la musique pour adoucir mes heurts, mais elle est comme le ciel (aides-toi...) et m'a refusé tout apaisement. Autant dire que je m'en suis lâchement vengée : dénigrer, rabaisser, il y a une certaine joie maligne à trouver le monde entier aussi médiocre que soi, dans ces cas-là ; rien n'a trouvé grâce à mes yeux.
Premier extrait de Debussy : je connais sans reconnaître. Les Nocturnes ne sont plus célébrés avec des flûtes de champagne, légères, cristallines, mais avec des verres en cristal lourdement sculptés. A cause de leurs arrêtes tranchantes ne viennent y nager que des sirènes-piranhas. Plus rien de chatoyant, seulement d'agressif. Conclusion inepte : l'orchestre est trop bruyant.
Le concerto pour violon de Szymanowsky met fin à mes tergiversations ; il n'y a pas à regretter d'avoir choisi la parterre pluôt que le premier balcon, je vais pouvoir suivre de près le soliste. Las ! Christian Tetzlaff a à peine commencé à jouer qu'il me tape déjà sur les nerfs. Je pourrais incriminer comme Joël ses flexions régulières avec transfert de poids d'une jambe sur l'autre comme s'il skiait sur une piste étroite, ou le son grinçant de son violon, mais la vérité est bien plus prosaïque : il garde les yeux fermés. Je n'en tiens jamais rigueur dans les moments de grande intensité ; il faut parfois fermer les vannes avant que l'émotion ne déborde. Seulement, là, il les garde fermés en permanence, comme s'il gardait égoïstement son jeu pour lui, comme s'il ne voulait pas nous voir et jouer pour nous. Comme un amant qui garderait sa jouissance pour lui seul et n'aurait pas un regard pour celle qui la lui donne. Le public est délaissé ou je ne me suis pas laissée embarquer, toujours est-il que l'ivresse n'est pas partagée.
Les musiciens n'ont pas l'air non plus de s'amuser, mais je me fais tancer par Palpatine : ils ne s'ennuient pas, ils sont simplement sérieux. Bah moi, c'est l'air sérieux qui m'ennuie. Non, ce n'est pas beau, mais oui, mes contrecoups de coeur font du délit de sale gueule. Contempler la magnifique violoniste au cou-de-pied et au chignon-banane à faire pâlir une danseuse ne suffit pas à me faire oublier mon contrebassiste guilleret. Klari dit toujours tant de bien du London Symphony Orchestra... je suis déçue, j'ai raté ma rencontre.
J'achève de scribouiller ma soirée avec Scriabine. Sa quatrième symphonie porte bien son nom, Poème de l'extase : le dernier mouvement en particulier, avec ses vagues sonores à la limite de l'assourdissement, nous transporte en dehors du monde sensible, où l'excès n'est pas à la mesure de nos sens. Pour ce qui est de la communication avec une forme de divinité, en revanche, il faut se rendre à l'évidence, elle vient de passer chez FreeMobile. On se captera une autre fois, quand je trouverai totalement saugrenu qu'extase soit donné comme synonyme de catalepsie.
15:42 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : concert, musique, pleyel
02 mai 2012
Alice's adventures in wonderland: well done!
Suivant le conseil de Pink Lady, qu'il y aurait sûrement des places de dernières minutes, ma mère et moi avons dégoté deux places, l'une à l'amphithéâtre, l'autre debout au premier balcon, pour assister de nouveau à un ballet de « Welldone », en franglais dans le texte. On n'aurait su mieux mal prononcer : la création de Wheeldone est vraiment une réussite. Ce chorégraphe éclectique, qui passe de l'abstraction la plus balanchinienne au ballet narratif le plus traditionnel qui soit, a eu l'intelligence et l'humilité de reconnaître son point faible pour s'entourer en conséquence. Résultat, sa collaboration avec un dramaturge fait d'Alice's adventures in wonderland un spectacle total, qui n'oublie ni ne se limite à la danse.
Photo de Johann Persson
Après avoir vu le décor projeté s'agrandir pour suggérer qu'Alice rapetisse, puis jouer de la perspective pour la faire paraître immense dans un cube savamment déformé, avant qu'elle ne se lance à la poursuite d'une miniature porte téléguidée, on ne sait plus à quoi s'attendre, et on attend, tranquillement émerveillé, de voir quelle invention on nous aura concocté. Les décors ne participent pas peu à la chose : moi aussi, je veux faire du trampoline sur un scone géant, m'assoir dans une tasse bien tassée (déjà fait à Eurodisney, c'est vrai) et faire des claquettes sur une table où chaque tasse devient une ampoule pour créer une rampe à cette scène improvisée. Après, il est vrai que je me dispenserais bien de me faire étrangler par une guirlande de saucisse, mais je prêterais volontiers patte forte à la chenille aux multiples pointes pailletées, véritable passage en revue.
On ne s'attendait pas à cette débauche d'imagination lorsque le rideau s'est ouvert sur une garden party very Onéguine-like, où parmi une assemblée joueuse et nombreuse, Lauren Cuthbertson fricote avec un jardinier tout ce qu'il y a de plus propre à vous faire rosir (Federico Bonelli). Il s'agit de notre héroïne, à l'évidence, même si sa sœur habillée en bleu-Alice et son serre-tête de Blanche-Neige portent d'abord à confusion. Mais c'est la première et la dernière chose qui m'a gênée, si l'on peut même parler de gêne. Dès qu'elle se lance à la suite du lapin en pleine métamorphose (la queue qui sort soudain du pantalon est un premier éclat de rire), on tombe en plein délire – enfin, sa marionnette, agitée par un tourbillon de lettres nous entraînant en plein cœur de l'histoire. Je dois dire que cela a titillé ma fibre typographique, comme, un peu plus tard, la page projetée au sol, terreau propice à une valse des fleurs.
Photo de Johann Persson
Au fil des rencontres que le rêve, avec sa puissance de distorsion, sait rendre plus intéressantes que l'original dont elles sont inspirées, Alice imite tour à tour le lapin qui se gratte le mollet avec son autre pied, le chapelier aux claquettes folles, ou la chenille aux ondulations orientales. Tandis que chaque personnage a un trait, un pas, qui le caractérise, Alice absorbe toutes les influences extérieures. En cela, c'est bien une enfant qui reproduit, non parfois sans maladresse, ce qu'elle voit pour ensuite en faire son miel. Sa personnalité se compose comme le chat du Cheshire, petit à petit, par intermittence, prompte à s'éclipser. La manipulation, qui d'une patte, qui de la tête ou de la queue, rend chacune de ses apparitions aussi spectaculaire qu'un dragon chinois.
Photo de Denis Sum
C'est ainsi, chemin faisant et mine de rien, qu'Alice laisse à la reine sa nature capricieuse. Elle l'a laissée à la porte de ce nouveau monde lorsque, sautant en retirés pour atteindre la poignée trop haut placée, elle a trépigné par ces mêmes retirés devenus piétinements rageurs par la seule force du changement d'accent, d'en l'air à en bas. La reine, elle, n'a pas grandi ; c'est plutôt ses enfantillages qu'elle a laissé croître jusqu'à la cruauté. Du coup, le troisième acte qui se déroule en son royaume est une véritable apothéose. L'extravagance règne sans partage : les fleurs changent de couleur toutes seules, au grand désespoir des jardiniers ; les conifères, qui viendront saluer d'une inclinaison de frondaison, se meuvent sur roulettes, de même que la reine encastrée dans une robe-coeur-carosse géante tractée par ses serviteurs ; la partie de croquet est jouée par de petits garçons hérissons (la dame à côté de moi, très droite, très fière, m'apprend que le hérisson, là, c'est son élève) et des danseuses flamands roses plongées en avant sur une jambe (exactement comme dans Polyphonia), le bras devenu cou et la main, bec ; quant aux cartes, le plateau des tutus se renverse en avant pour se faire carreau, pique, trèfle ou coeur, et les valets craignent la visite de la reine. Cela donne lieu, lorsque la reine ouvre sa robe et emprunte l'escalier qui y était caché, à un pas de quatre d'anthologie où chaque valet est à son tour le pouilleux désigné pour la porter : elle refuse l'appui de sa main au premier, développe un index trancheur en même temps que sa jambe avec le deuxième, et trop imposante pour le troisième, finit par terre comme la danseuse dans la parodie du grand pas d'Auber (on se situe dans la même veine).
Photo d'Alice Pennefather
Un flamand rose sur un mur qui picote du pain dur...
Photo de Bill Cooper
Laura Morera, comme l'avait prédit la guichetière, est extraordinaire. Tout à fait monstrueuse. Sa façon de pencher la tête en avant rappelle à tout instant sa marotte sanguinaire, mieux encore que d'incessants "Qu'on lui coupe la tête !", et crée un contraste détonant entre cette inclisaison sénile et ses arbitraires enfantillages. Cette gamine gâteuse poursuit en effet les têtes avec la même avidité que les petits gâteaux rouge pailleté que dégustrerait une vieille dame à l'heure du thé. Elle peut bien pleurer au procès sommaire qu'elle tient contre le prétendant d'Alice, tous les témoins entassés dans des box en cartes à jouer, elle n'en revient pas moins toujours à l'attaque, tête penchée : une véritable désaxée. Tout comme la hache tombée en trois temps entre le deuxième et troisième acte : 1, elle se détache du ciel ; 2, le regard rebondit sur la goutte de sang qui perle et s'avère être un coeur ; 3, sur la lame s'affiche un "Interval" qui coupe court à l'action, mais pas au rire.
Après une telle animation, on traine des pieds sur le chemin du retour, redoutant l'inertie de la garden party. Mais que nenni, c'est à l'époque d'aujourd'hui que nous revenons, Alice et son prétendant devenu boyfriend en baskets se bécottant comme des amoureux sur un banc public, bientôt remplacés par l'ex lapin très british, bras de chemises retroussés, sûrement un professeur de littérature qui ouvre devant nous le roman de Lewis Carrol. Dernier éclat de rire, intérieur cette fois, parce que l'image de From-the-bridge a surgi comme un pop-up. Loin de moi l'idée de dire que mon prof d'anglais de prépa ressemble à un lapin, mais par cette même évidence saugrenue qui donne des yeux de poisson à Goerne, l'ex-lapin est devenu un professeur très grand, très fin, aux manches retroussées. Jusqu'au bout, le nonsense aura été parfaitement restitué, bien plus puissant que l'extravagance du conte. De fait, je me suis vraiment amusée de ce comique anglais, présent jusque dans la musique pétillante de Joby Talbot, sans laquelle le spectacle ne serait pas ce qu'il est. Cette partition originale (dans tous les sens du terme) nous change des créations sur fond musical insipide (La Petite Danseuse de Degas, 0 / Alice's adventures in Wonderland, 1).
22:51 Publié dans Souris d'Opéra | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : danse, ballet, londres